Publié par les éditions Capricci, cet essai consacré au cinéma de Josef Von Sternberg (1894 – 1969) se présente comme un « exercice d’admiration », formule qui n’est pas sans rappeler « l’art d’aimer » cher à Jean Douchet. Et de fait, en se proposant de faire « l’archéologie d’une émotion », née de la rencontre entre une forme et un regard, Mathieu Macheret fait sienne une « méthode sensible de la connaissance qui se résout dans et par la forme ». L’ouvrage est composé d’une série de courtes monographies, retraçant chronologiquement la carrière du réalisateur autrichien-naturalisé américain, entrecoupées d’entrées thématiques où se concentre l’effort de systématisation du propos. De sorte qu’il se prête à différents modes de lecture : on pourra traverser ces « Jungles Hallucinées » d’une traite, en suivant le fil d’une œuvre cahoteuse, constituée autant d’accomplissements que de dynamiques entravées, cette « cohorte de films fantômes, disparus, détruits ou effacés », ou bien piocher telle ou telle note au gré des découvertes et revisionnages auxquels le texte nous invite. Les analyses déployées sont souvent minutieuses, travaillant au plus près de l’image, creusant pages après pages un même sillon, le détail étant décrit comme le cœur brûlant du cinéma de Sternberg. Si celui-ci est le cinéaste des « demi-mondes », espaces secrets repliés sur eux-mêmes, retirés de la société et de l’Histoire (à l’image de l’île d’Anatahan), son « geste fondamental ne fut pas d’évacuer le monde extérieur, mais de se prémunir de son absoluité, de ne pas donner prise à sa dévorante totalité, afin de retrouver dans son dos la puissance du détail ».
« La nuit des corps »
Au sein de l’industrie hollywoodienne, Joseph Von Sternberg fait figure d’anomalie, moins pour l’aura d’extravagance et d’exotisme qui flotte autour de lui qu’en raison de sa sensibilité européenne et de la façon dont il envisage les corps et la sexualité, à contre-courant du puritanisme ambiant et d’un romantisme désincarné. Son cinéma s’inscrit aussi en résistance à l’avènement du sujet analytique qui caractérise les productions des années 1950. Le corps du personnage sternbergien n’est pas le « corps positif » du héros américain, corps phallique tendu vers l’action, saisi dans un érotisme du faire, mais un « corps négatif », traversé par des pulsions qu’il ne maîtrise pas, comme provenant d’une « nuit des temps ». En somme un corps animal, sexué, qui doit composer avec la Loi, les conventions, les masques dont il se pare en société, laquelle recouvre une économie libidinale ouverte à toutes les subversions et reconfigurations – avec aussi sa part maudite. Le désir est l’agent des affrontements et renversements de puissance qui sont les objets de prédilection du cinéma de Sternberg. Il est investi d’une dimension émancipatrice – exemplairement, l’ascendant pris sur les hommes par les personnages incarnés par Marlène Dietrich, condensateur inouï de mise en scène, souveraine par la conscience de son corps et sa mise en spectacle –, mais d’une façon éminemment retorse. C’est que le désir va de pair avec une dévoration des êtres, dans la mesure où l’élan physique est toujours entravé et que l’acte d’amour, chez Sternberg, se manifeste essentiellement sous une forme sacrificielle. Masochisme de l’amoureux transi (la déchéance sociale du professeur Rath dans L’Ange Bleu) ou de la « femme maudite », dont le désir se transfigure dans l’humiliation, le dépouillement de tous les oripeaux de la puissance, une brutale mise à nu dans laquelle se donne à voir la réversibilité des identités sociales. « L’acte d’amour », écrit Macheret, « ne se trouve donc pas dans sa consommation secrète, mais dans l’infinie suspension de celle-ci, ainsi que dans l’étrange parade d’attente, de détours, de souffrance, de frustration, de manque, de déliquescence que cette suspension implique ».
La « stratégie du collant »
C’est dans cette « étrange parade » que résiderait l’impondérable nourrissant l’émotion du spectateur. Les films de Sternberg s’attachent à saisir les « infra-communications », la montée de la sève dans les corps, leur frémissement, leur irradiation. Plutôt que se prêter au jeu de l’érudition, Mathieu Macheret s’efforce de rendre-compte du caractère « photosensible » de l’image, comme si la forme du film en était la chair. Il met en lien le baroquisme bien connu de Sternberg, le foisonnement du cadre et des décors – pullulement qui a été diversement apprécié par la critique – et sa « pensée de la lumière » : « créer une image, c’est inventer un parcours d’accidents pour contrarier le cheminement de la lumière, et la saisir ainsi dans son comportement, dans sa double nature matérielle et immatérielle, corpusculaire et ondulatoire. » Sternberg travaille la lumière comme une matière malléable, opacifiant plus qu’elle ne révèle, retrouvant une magie entretenue par le cinéma muet. Ce souci de la forme se traduit chez l’auteur par une réflexion d’alchimiste, sensible au mystère, au secret de certains alliages, à la dynamique des fluides (la réversibilité des identités évoquée plus haut trouverait écho, à l’image, dans la liquidité du montage). L’œuvre y est conçue comme un « labyrinthe de signes », et la mise en scène sternbergienne comme une « immense entreprise de dénégation du récit positif ». Dans cette perspective, cinéaste du désir, Sternberg le suscite, le fait renaître, en redoublant le fétichisme du cinéphile : le « corps négatif », ce corps qui ne se peut montrer, « il fallait », à la façon d’un collant, « le gainer au plus près, l’attraper dans un filet ou dans une trame qui désigne en creux, par le vide, son existence si troublante, sa mobilité empêchée ». C’est ce qu’accomplit également, à son échelle, le livre de Mathieu Macheret.