L’île d’Anatahan — qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, abrite une troupe de soldats japonais attaqués en mer par une milice américaine — induit a priori, conformément à sa nature insulaire, une forme de claustration. Le film s’ouvre ainsi sur des poissons nageant dans ce qui semble être un bocal, rendus prisonniers par un procédé qui, chassant une image par une autre, empêche chaque plan qui compose le générique de se déployer dans son entièreté. Si les poissons ne peuvent pas circuler, c’est parce que la clôture de l’image suggère indirectement, par analogie, l’existence d’un espace fermé. D’emblée, l’image-bocal augure une inadéquation entre l’homme et la nature que les scènes qui suivent confirmeront.
Plus loin, alors que les marins sont toujours en mer, on remarque une disharmonie semblable entre le bateau, hébergeant encore la troupe, et le ciel : là où le premier est directement mis en mouvement, les nuages demeurent figés. S’il semble impossible qu’ils s’engagent dans un mouvement commun, c’est que le ciel est contraint figuralement à n’être qu’un décor immobile au moment même où ils pouvaient apparaître sur la même image. Il est en cela logique que la première apparition de l’île survienne par l’élargissement d’un point sur une carte, qui traduit immédiatement l’intervention de l’homme sur le monde naturel. La carte apparaît sous la forme d’un globe de marin (rattachement à une figure subjective) superposé aux images du bateau qui, attaqué par la milice américaine, explose à la lettre dans l’océan.
Dès lors, la première rencontre des hommes avec l’île semble s’apparenter à une conquête mise en échec : là où la carte apparaissait comme la traduction humaine de la médiation possible entre l’homme et la nature, la mer vient finalement renverser la perspective et accueille l’homme sur cela même dont elle contribue à former les contours (l’île). Le plan suivant la superposition entre la carte et l’avancée du bateau figurera une mer paisible et déliée de toute perspective anthropique (annonçant la construction générale du film, entrecoupé d’images récurrentes de l’océan) comme si l’élément naturel avait pris le dessus sur ceux qui souhaitèrent d’abord l’apprivoiser.
À plusieurs reprises pourtant, l’homme tentera à son tour de reconquérir l’image au détriment de la nature. Lorsque par exemple des coups de feu retentissent la détonation vient se fondre sur des images de vagues se brisant sur les rochers. L’espace semble alors consentir à obéir dans son entièreté à la structure et au mouvement de l’intention humaine. Or un détail demeure : le coup de feu éclate juste avant que la vague ne se brise.
La femme-océan
Quelque chose néanmoins résiste au principe d’une impossible communauté entre l’homme et la nature : le fait qu’elle puisse être entendue comme un médiateur entre l’homme (la figure masculine) et son autre que serait la femme (ici, la belle Keiko, jeune femme demeurée sur l’île après le départ de son époux). Un premier homme lui offrira d’abord des coquillages pour gagner son cœur, de même que Keiko elle-même devra cuisiner des crustacés à ses maîtres avant d’accepter de se donner dans une grotte pour échapper à son sort. À ces multiples médiations devra toutefois être jointe l’idée selon laquelle Keiko, medium du dépassement de l’inadéquation homme-nature, incarne elle-même cette nature, telle du moins qu’elle avait jusqu’alors été appréhendée, soit comme une figure de l’altérité absolue. Seule femme de l’île, bien que tous les hommes se disputent (au point que cinq d’entre eux y laisseront la vie), elle incarne bien davantage que celle à qui l’on offre des coquillages, puisqu’il suffit de se ressouvenir de sa première apparition pour saisir qu’elle est à proprement parler l’un des coquillages : sortant de son humble maison par un rideau de coquillages dans lequel elle se fond tout à fait grâce aux imprimés de son kimono, elle s’éteindra ensuite dans les vagues de l’océan.
Cette femme-océan punira alors tous les hommes qui voudraient la soumettre (c’est-à-dire la conquérir), reprenant à son compte le défi lancé par la nature. Elle peut donc s’approprier les dispositifs figuraux pour accorder une signification harmonieuse ou disharmonieuse à tel ou tel fondu enchaîné : ainsi de celui qui, alors que les hommes enterrent pour la troisième fois l’un des prétendants de Keiko, condamne l’entièreté du groupe à être englouti par les eaux. Pour eux tous, disposés en arc de cercle autour des pierres tombales de leurs camarades et disparaissant au creux d’un plan de l’océan, le fondu ne saurait correspondre, comme il l’a fait pour Keiko, à quelque intégration pacifique opérée par la nature sur le mode de la reconnaissance d’une identité commune. Cette intégration devient plutôt une dévoration venant soudainement raviver le conflit qui ouvrait le film. De même, la dernière apparition de ce cimetière, cette fois plein des morts pour Keiko et encore une fois précédée d’un plan de l’eau, achèvera de mettre en échec la conquête de la femme-nature. La conquérir, c’est s’y noyer.
La femme-forêt
C’est que l’île elle-même est une femme : son nom, Anatahan, provient d’un terme malgache renvoyant à l’anatomie, anatomie qu’ici les conquérants tenteront sans cesse de violer, d’autant que les motifs omniprésents de l’eau et de la jungle évoquent connotativement le corps de la femme. Pour mieux comprendre le rapport à la forêt qui se fait jour ici, on empruntera un court passage au Voyage au bout de la nuit : « La forêt n’attend que leur signal pour se mettre à trembler, siffler, mugir, de toutes ses profondeurs. Une énorme gare amoureuse et sans lumière, pleine à craquer. Des arbres entiers bouffis de gueuletons vivants, d’érections mutilées, d’horreur. » Ce court extrait permet de saisir que la jungle impose dans son apparaître propre l’établissement d’un rapport particulier à la sexualité, selon des modalités essentiellement morbides et castratrices. De la même façon, la forêt d’Anatahan dévore par ses lianes ceux qui la franchissent, suivant une logique d’interaction entre la croissance de la végétation et les multiples tentatives des différents amants de Keiko. La mitraillette de la troupe, par exemple, apparaît à plusieurs reprises posée sur les hauteurs de l’île dans l’attente de l’ennemi, tendue dans toute la charge phallique de la conquête. Or cette même mitraillette, au fil de ses figurations (qui toujours interviennent juste avant ou après que Keiko a rencontré un homme), évolue : d’abord en position de domination par rapport au sol, elle est progressivement gagnée par la végétation avant d’être presque engloutie par elle au moment où les prétendants de Keiko commencent à s’éliminer mutuellement.
Reste que la correspondance Keiko-forêt se lit plus nettement encore dans le fondu enchaîné qui fait jaillir son visage d’entre les lianes. Là où les hommes sont toujours empêchés dans leurs gestes par l’omniprésence de la végétation, Keiko peut traverser la jungle et son image ne semble nullement altérée par elle. Elle est même à proprement parler constituée par cette nature : d’où le plan ci-après dont la fonction figurale consiste à mettre en avant son être végétal. Alors qu’elle est parée d’une robe faite de cocotier, son corps se fait tronc d’arbre, la ligne de son bras gauche se continuant parfaitement en une branche de la couleur de sa peau. Keiko est l’incarnation anthropomorphe de cette nature étrangère et sensuelle.
La femme-montagne
Autrement dit : de mer à forêt, Keiko est l’île. C’est à partir de là seulement que son statut lui permet d’autoriser une réconciliation entre les hommes et la nature, à condition qu’ils abandonnent la logique de conquête. Dans la scène où Keiko s’inscrit le plus nettement dans un rapport de communauté avec les autres hommes, buvant avec eux pour fêter la nouvelle année, elle vient former le pic de la montagne humaine qu’ils composent. Cette position spatiale n’exprime nullement la permanence d’une hiérarchie, mais au contraire l’établissement d’un rapport apaisé à la nature, chaque échelle contribuant de quelque façon à la totalité naturelle. Il aura fallu que Keiko apprenne aux hommes à devenir des flancs de la montagne pour trouver de quoi pallier le rapport disharmonieux qu’ils entretenaient avec la nature.