Patrice Maniglier et Dork Zabunyan proposent sous la forme de deux longs articles regroupés en livre, et accompagnés d’une sélection de textes de Michel Foucault, une passionnante étude ouverte, rencontre politique entre le philosophe et le cinéma. Un ouvrage aux multiples intérêts, animé de superbes mouvements de pensée.
Le cinéma, en même temps qu’art impur, se retrouve peut-être aussi, comme le disait Godard, entre le télescope et le microscope : un instrument scientifique destiné à l’échelle humaine. Ces deux raisons pourraient expliquer l’engouement singulier des dites « sciences-humaines » à aller-y-voir du côté du cinéma, d’autant plus qu’il semble a priori l’art le moins effrayant. C’est cette qualité (aux deux sens du terme) démocratique qui, dissipant les mirages de la légitimité ou l’illégitimité à parler de lui, ouvre le cinéma à tout type de pensée. Cette chance de pouvoir appréhender le cinéma d’une multitude de manières est aussi une chance pour le cinéma lui-même : le penser autrement est un relais pour le faire autrement.
Patrice Maniglier avait déjà participé au remarquable ouvrage sur Matrix (Matrix, machine philosophique) qui entendait penser conjointement le cinéma et la philosophie, ouvrant la pensée de l’un et de l’autre. Chose rare, la philosophie n’y venait pas cueillir Matrix pour l’élever vers des cieux prétendument plus nobles ou plus riches ; au contraire : cette tentative (expérimentale) n’appelait ni illustration, ni ironie, ni même cette bonne intention de réhabilitation qui a si souvent les accents du surplomb, voire d’une haine mal dissimulée pour un cinéma qui ne serait pas « grand public ». Matrix, machine philosophique nous proposait joyeusement (laissant toute prétention au placard) de penser avec Matrix, de nous guider pour apprécier au mieux les sensations toutes enivrantes de vivre des émotions philosophiques en même temps que cinéphiliques.
Si Matrix, machine philosophique nous permettait de ressentir effectivement l’intelligence et la créativité d’un film, Foucault va au cinéma se propose d’étudier les rapports cinéma-histoire, tels qu’ils ont pu se poser conjointement pour Michel Foucault tout au long de son œuvre, et dans les années 1970 pour des critiques (Pascal Bonitzer, Serge Daney, Serge Toubiana) et des cinéastes (René Allio et Alain Resnais). Ces rapports cinéma-histoire sont sous-tendus par la politique, ou plutôt une politique qui est celle de la représentation.
Après une introduction très claire sur leur sujet, leur position (« une pensée en acte » voulant chercher à « penser autrement », tout comme Foucault, dont l’expression est sienne, entendait trouver une nouvelle manière de faire de l’histoire), et leur projet (confronter les pratiques philosophiques et cinématographiques de et pour réfléchir l’histoire), les auteurs l’abordent chacun sous des angles de départ différent qui finissent par se rejoindre dans leurs lignes de fuite : les possibles d’un film pour Dork Zabunyan, le concept d’événement, pour Patrice Maniglier.
Que peut un film ?
C’est par cette question, parallèle à celle d’un Spinoza relu par Deleuze, que Dork Zabunyan ouvre son article. L’auteur commence par analyser l’impact de la pensée foucaldienne sur les Cahiers du Cinéma du milieu des années 1970, en pleine vague militante, et du fameux entretien « Anti-Rétro » (CC n°251 – 252 juillet-août 1974) mené par Pascal Bonitzer, Serge Daney et Serge Toubiana contre une vague de film « rétros », transformant le passé en fresque décorative. Patrice Maniglier (voir plus bas) parachève une analyse du film de René Allio (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…) entamée ici. Mais Zabunyan s’intéresse plus ici à ce qui retenait l’attention de Foucault dans le cinéma, à savoir, une esthétique de la pauvreté, une absence de décorum ou d’effets. Les effets ne pouvant que réduire l’impact politique ou détourner l’attention des enjeux de la représentation. « S’il existe une spécificité positive du cinéma chez Foucault, […] il s’agit de concevoir un art cinématographique délesté de toute approche esthétisante: (« rétro » ou pas) […] un art où une forme d’ascèse visuelle et sonore entraine une plongée dans les méandres arides de l’archive, la dureté de notre rapport au pouvoir ou l’inconnu mouvant des corps. » (p.32) Zabunyan analyse le rapport distancié du philosophe au cinéma par la distance que l’archiviste peut prendre par rapport à des fait trop récents, où la durée écoulée reste trop proche et trop ambiguë.
Une « affair » légitime
Foucault, bien que cinéphile, n’a jamais écrit de livre sur le cinéma, et ne s’est jamais reconnu lui-même comme habilité à parler d’esthétique cinématographique. Ses interventions se retrouvent dispersées dans une poignée d’articles et d’entretiens, qui ont justement à voir, dans leur catégorie de discours, avec une actualité et des luttes concrètes. Comme le dit joliment Patrice Maniglier, « on imagine mal les métaphysiciens en toge manifester avec le Groupe Information Prison. On imagine mal le penseur spéculatif dire avec Foucault qu’il ne faut pas hésiter à faire le coup de poing avec la police, car les flics sont faits pour ça, exercer la violence physique. » L’archiviste et le « militant » peuvent cohabiter (j’ajouterai « doivent »), mais, peut-être, justement pas dans le même temps. Malgré cette protestation d’illégitimité, il se peut bien qu’entre Foucault et le cinéma ait eu lieu quelque chose comme une « affair » (pour jouer sur les mots), échange réciproque sous la forme d’un questionnement.
Tout d’abord, et c’est la première partie de l’intervention de Patrice Maniglier (qui s’additionne aux réflexions de Dork Zabunyan), Foucault voit dans le cinéma une possibilité inédite de montrer une histoire « moléculaire ». Foucault élabore une conception radicalement nouvelle de l’histoire, conception politique que l’on pourrait déjà résumer par cette phrase du philosophe : « Quelqu’un prend la parole ne l’ayant pas » ; soit : une personne (tel Pierre Rivière, et tels ses « hommes infâmes » dont Foucault voulait faire l’histoire) illégitime prend en charge sa propre histoire singulière, s’opposant à des forces légitimes (police, médecins, avocats etc.). À l’histoire officielle, héroïque, d’une entité quelconque (Grand homme, Nation, Classe) Foucault oppose une mémoire populaire, un « processus sans sujet » (comme la définissait Althusser). Le populaire, ce ne sont pas les paysans ou les ouvriers, ce ne sont pas des classes, ce sont « des traîtres : ils sont dans l’histoire, mais comme un virus. Ils hantent notre histoire, mais notre histoire n’est pas la leur. » (p.63) Cette mémoire minoritaire est toujours au présent, même si vieille de plusieurs siècles, car elle tient précisément de l’événement (longuement et fort bien expliqué par Maniglier par la suite).
Disjonctions
La mémoire populaire est une histoire qui n’intégrerait pas un point de vue surplombant (supra-historique), mais où l’événement, pour dire rapidement ce qui apparaît dans l’écart creusé par la mutation et la rencontre de plusieurs forces historiques, épistémologiques, pourrait justement faire jour à travers les possibilités de disjonctions du médium cinématographique : entre la parole, le son et l’image, entre les plans – effet Koulechov. C’est en ce sens que le film de René Allio, Moi, Pierre Rivière… (analysé brillamment par Maniglier), adaptation à la lettre du texte original qu’avait découvert Foucault, jouant des disjonctions de la parole pour montrer tout un ensemble de forces discursives qui coexistent et s’affrontent, peut être opposé par les critiques des Cahiers du Cinéma à la mode rétro (dans laquelle s’inscrivent Portier de nuit et Lacombe Lucien, et à la fin des années 1980 mais tout pareillement, Uranus de Claude Berri contre lequel Daney s’élèvera).
Maniglier entre alors plus profondément dans les concepts d’événement, de série (dans une lecture peut-être plus deleuzienne de Foucault), pour aboutir en fin d’article à un ensemble de propositions théoriques et d’analyse filmiques éblouissantes, qui tiennent presque à de la grâce : des visions, manières de concevoir et de parler des films, d’une très grande force, à la fois stylistique et théorique. Citons par exemple cette assertion de toute beauté : « Non pas un train qui entre en gare, mais la gare telle qu’elle s’actualise dans un morceau de train. » (p.87) ou celle-ci : « Ainsi, le cinéma nous montrerait non pas des mains qui se crispent, mais des crispations qui surgissent au milieu d’autres forces, non pas des yeux qui fixent quelque chose, mais des regards qui s’emparent d’un visage, non pas des serpes qui coupent des gorges, mais des égorgements qui traversent le temps… » (p.102) Ces pages étonnantes, et je ne peux pas résister à la tentation de le citer, me font penser à cette intervention de Deleuze dans un de ses cours sur le visage au cinéma :
« Ce que fait un visage est deux choses : un visage ressent, un visage pense‑à. […] Le mari rentre chez lui, le soir, épuisé d’un long travail. Il ouvre la porte, il traîne des pieds, sa femme le regarde. Et il lui dit, hargneux : à quoi tu penses ? Et elle lui répond : Qu’est ce que t’as ? — “à quoi tu penses” ? c’est-à-dire : quelle qualité émane de ton visage ? Et l’autre répond “qu’est-ce qui te prend ?”, quelle est cette étrange série intensive que tu parcours en montant et en descendant. »
Cette superbe faculté d’invention, de montrer et de penser en même temps, de concilier les deux en une seule phrase, discrédite par le style toute tentative de surplomb de la philosophie sur le cinéma : il y a là aussi une véritable rencontre, quelque chose d’assez merveilleux qui se produit, et qui est en parallèle direct avec les quelques tentatives de Foucault de penser le cinéma comme un moyen d’expérience. Et les citations d’Epstein, lui même théoricien et praticien du cinéma, sont dans la même lignée (ou devrais-je dire « série »).
Car les deux auteurs insistent sur les rapport du corps reconfiguré au cinéma et du cinéma lui-même comme grand corps moléculaire : la manière dont Foucault voit dans les films de Werner Schroeter un « bourgeonnement du corps », ou chez Duras « un brouillard sans forme » (voir à ce sujet la deuxième moitié de l’article de Zabunyan, ainsi que ses analyses de la représentation du pouvoir). Or c’est dans l’exercice de ces facultés dispersives que peut s’élaborer à la fois un cinéma de l’histoire selon Foucault, mais aussi une manière d’appréhender le cinéma inédite, en puissance.
Car (et c’est précisément la dernière partie de l’article de Maniglier) c’est grâce à cette faculté d’appréhension, ce mode de vision que le cinéma de la mémoire peut renouer avec le présent. Si les livres de Foucault s’intéressaient à des époques très éloignées de nous, ses articles et entretiens étaient très liés à l’actualité, or le cinéma actualise la mémoire (et c’est la théorie de Maniglier) en s’interrogeant perpétuellement sur ses propres images. L’écran comme cache (selon Bazin) offre à l’image son dehors, toute image cinématographique est incomplète. Par une analyse incroyable et de l’incroyable dans Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, Maniglier décrit les puissances de l’image et la représentation de devenirs, qui s’ébauchent entre les disjonctions (temporelles, spatiales, esthétiques) réalisées par le film. On voit bien ce que ces analyses offrent aussi au discours sur le cinéma, sa manière d’en parler, de le décrire, facultés à la fois concrètes et imaginatives.
En conclusion, Maniglier détaille un autre nombre de films qu’il serait intéressant d’étudier, précisant que ce livre n’est qu’un exemple possible de ce que les confrontations de Foucault et du cinéma peuvent apporter. Patrice Maniglier, dans un bel élan de modestie (« je ne suis ni historien ni cinéaste ni critique de cinéma », p.53 – timidité d’une illégitimité, encore ?), se défend de proposer des modèles pratiques pour le cinéma. Mais s’il ne le fait pas directement, il le fait effectivement dans ses modes d’approche des films, et de ce qu’il nous en passe, via l’écriture.
Il serait impossible et idiot de répéter à la lettre, sauf à devenir une sorte de Pierre Ménard, tout ce que ces deux textes contiennent de passionnant, et surtout d’ouvert, comme possibilité d’études. Ce qui touche particulièrement, et ce qui sous-tend l’entreprise, c’est cette volonté de devenir, ce désir de nouveau, tenant du savant-fou ou de la sorcière, qui s’ébauche à la fois dans le désir de voir « autre chose », et de le dire autrement, conjointement dans les deux disciplines. Voici pourquoi la (fausse) liste de départ que les auteurs avaient dressé en introduction (les quatre effets voulu par ce livre : sur les critiques, les théoriciens, les cinéastes, et la philosophie elle-même) ne pouvait qu’être dispersée, décomposée en autant de points singuliers, non unifiables. Contre l’unification, les universaux : le multiple, l’Ouvert. Les auteurs nous passent la main : à nous de prendre un relai, d’eux, de Foucault ou d’autres, pour faire jouer le cinéma avec d’autres savoirs, jouer au petit chimiste ou au magicien, faire précipiter le médium.