À l’hiver 1980, Simone Suchet rencontre le cinéaste québécois Pierre Perrault pour une longue série d’entretiens. Mais l’ouvrage ne voit pas le jour malgré la profusion des échanges. Toujours est-il que les liens entre Suchet et Perrault sont instaurés et les échanges se multiplient au fil du temps et des films. En 1994, de entretiens formels sont organisés chez le cinéaste, qui participe à la relecture et au montage des textes. Mais son décès en 1999 interrompt ce nouveau projet. Une partie des entretiens est bien utilisée dans l’ouvrage Le documentaire passe au direct (VLB éditeur, 2003). Mais, pour Simone Suchet, la diversité et la richesse des échanges sont encore loin d’être restituées. Ainsi devait naître le présent recueil : Pierre Perrault, activiste poétique, publié aux éditions Capricci.
Cinéma direct vs cinéma d’intervention
Comment filmer l’humain, l’animal, le végétal ? Comment mettre en images et en sons sans dénaturer, ou en dénaturant le moins possible, l’intégrité phénoménale des faits et des êtres observés pour les saisir dans leur vérité ? Voilà les questions qui occupent le cinéaste et parcourent cet ouvrage. On y lit comment la réflexion de Perrault s’enrichit de film en film sur ses techniques d’approche et ses dispositifs de tournage. Privilégiant le texte aux illustrations (absentes en dehors de la page de garde) Pierre Perrault, activiste poétique vient sublimer l’écrit, comme une survivance de la parole d’un artiste citoyen, comme un appel à plonger d’urgence dans les images et les sons de l’homme au magnétophone. Bien qu’honoré en France par le Festival du réel en 2009 et par la Cinémathèque en 2012 , Perrault demeure encore un cinéaste à découvrir. Cousin esthétique de Jean Rouch, il est aujourd’hui reconnu comme le chef de file du cinéma direct, avec Michel Brault, Bernard Gosselin, Marcel Carrière…. Mais Perrault rejette l’idée d’un cinéma engagé et politique pour définir son travail. Il se dit poète et humaniste, se veut le révélateur des vérités multiples de son pays à l’identité toujours trouble, que ces films entendent esquisser progressivement, à mesure qu’il y réfléchit lui-même.
Œuvre incomprise
Avant d’être poète et cinéaste, Perrault se pense en tant que Québécois, une définition longue à établir et en perpétuelle évolution. C’est cette réflexion sur l’être québécois, tiraillé entre Canada anglais et Etats-Unis, souvent renié dans ses singularités réduites au folklore, qui le conduit vers le cinéma, et vers un certain cinéma, tout aussi surprenant que le territoire géographique, culturel et historique qu’il occupe et qui le préoccupe. Il en est déjà ainsi de son premier long-métrage, Pour la suite du monde, nommé à Cannes en 1963. La critique française découvrait alors un cinéaste humaniste, dont le regard rare et singulier retiendra l’attention bien plus qu’il n’y parvient dans son propre pays, où son travail n’est pas toujours compris. Dans les pages de ce livre, Perrault témoigne pourtant d’une véritable ascèse : écriture et réalisation découlent toujours de la force de son rapport à la terre québécoise. Les paroles recueillies par Simone Sucher permettent de revenir en détail sur chacun de ses films : Pour la suite du monde (1963), Le Règne du jour (1967), Les Voitures d’eau (1969) pour une trilogie de l’Ile-aux-Coudres, Le Pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi (1980) où un Perrault chasseur revient sur les traces des Amérindiens et de leurs coutumes, La Bête lumineuse (1982) et la pratique de la chasse à l’orignal, La Grande Allure (1985) et son voyage sur les traces de Jacques Cartier…Dans toutes les évocations d’une œuvre riche, on sent l’attachement viscéral de Perrault à sa terre, au monde paysan et ouvrier dont il se fait le chantre, pour en dire la noblesse occultée selon lui par une culture d’élite coupée de ses racines agraires.
Voix du Québec
Homme de parole, formé à la radio, le cinéaste est d’abord un conteur. Il n’est donc pas étonnant de lire aujourd’hui les entretiens prolixes et vivaces qui constituent cet ouvrage. À la lecture, on regrette parfois l’absence de repères chronologiques pour contextualiser une parole au long cours, forcément dépendante du recul du cinéaste par rapport à son propre travail comme de sa distance avec la réception publique et critique de ses films. Remplacée par un déroulement thématique, cette absence de balises temporelles entend souligner la cohérence d’une pensée et d’une œuvre chez un homme aux convictions fortes. La conviction, voilà un mot-clé pour synthétiser l’impression laissée par ces entretiens. Elle semble animer Perrault en permanence, quand il exprime satisfactions et échecs avec une sagesse égale. Convaincu de l’importance de son travail, le cinéaste s’avoue aussi conscient de son incapacité à sortir d’une forme de marginalité. Perrault écrit, filme, parle pour dire le Québec, pour le réfléchir et le comprendre. L’entreprise est ambitieuse, vaste, parfois vaine tant elle est complexe. Entre documentaire et fiction, travail de mémoire et réflexion prospective, son œuvre constitue un projet rigoureux, parfois âpre, mais nécessaire.