Pierre Perrault (1927 – 1999), un des artistes canadiens les plus étonnants, a traversé 50 ans de cinéma d’une manière unique, à la fois loin et en constante résonance avec l’évolution des grands courants du documentaire, particulièrement du cinéma direct. Le style de « l’homme au magnétophone » ne laisse personne indifférent lors de sa découverte à Cannes en 1963. Pourtant même aujourd’hui il reste trop méconnu. Malgré la belle édition DVD de la trilogie de l’Île-aux-Coudres chez Montparnasse (collection « Le Geste cinématographique »), de Cornouailles chez BQHL, et du splendide La Bête lumineuse chez Potemkine, beaucoup de ses films demeurent invisibles. Ce dossier, qui ne parcourt pas l’ensemble de l’œuvre, ne prétend pas à l’exhaustivité. Perrault est comme l’île qu’il aima tant, d’une luminosité nouvelle à chaque côte abordée. L’histoire et ce qu’il en reste, les miroitements de la « vieille Europe », la langue, la nature… et toutes ses composantes imbriquées par une puissante joie de filmer et d’être avec l’Autre.
Le festival du Réel 2009, à travers un hommage en cinq films, dressait le portrait d’un homme venu à l’image par la parole, et impulsait une mise en perspective d’une compétition au plus près des pratiques documentaires actuelles, tiraillées entre sujet et dispositif. Grand maître et jeunes regards, de quoi décliner les transfigurations possibles du réel à travers la toile.
« Les grands conteurs de l’île n’ont jamais sculpté leur orgueil aux chambranles des portes, ni renfermé les textes ornés de jambages entre les reliures en peau de vache marine, mais ils ont enchâssé les prouesses entre les griffes du langage parlé.
Est-il une œuvre plus digne de mémoire ?
Encore fallait-il une mémoire. »
Pierre Perrault, « Discours sur la parole », Cahiers du cinéma n°197, janvier 1968
Pour la suite du monde
(1963)
Avec Michel Brault, Pierre Perrault réalise ce qui deviendra le premier film de la trilogie de l’Île-aux-Coudres. On l’a beaucoup dit, Perrault est un confrère de Rouch, petit frère de Flaherty et cousin germain de Depardon. Proximité avec Flaherty d’autant plus flagrante que Pour la suite du monde relate une pêche au marsouin, réorganisée alors qu’elle ne se fait plus depuis des années. Le marsouin est tellement gros qu’il ne semble presque plus un poisson, la pêche au marsouin est si particulière qu’elle se rapproche de la chasse, entre pose de pièges et harponnage. D’ailleurs sur mer ou sur terre, les méthodes peuvent se confondre. Dans Le Pays de la terre sans hommes, les chasseurs du Mouchouânipi attaqueront les élans lorsqu’ils traversent la rivière, ceux de l’Île-aux-Coudres attendent que les marsouins quittent le large. De cette pêche dont la pratique traditionnelle s’est arrêtée en 1924, il ne reste plus grand-chose, une mémoire à deux pas de devenir théorique : la parole des vieux qui l’ont vécu autrefois. Mais puisque le directeur d’un aquarium à Manhattan achèterait bien un marsouin, à l’instigation des cinéastes, les habitants sont d’accord pour refaire une ultime pêche.
Chez Perrault, il y a toujours des communautés d’hommes, physiquement ou par résonance, mais ils ne sont jamais seuls. Cadrés larges dans l’action ou serrés par le plan dédié à la captation d’un geste, d’une grimace, on pourrait dire d’un mot. Les familles de l’île, c’est d’abord l’île, quelques kilomètres carrés battus par les vents du Québec, une centaine de kilomètres au nord-ouest de Montréal, dans les eaux du Saint-Laurent. Une nature froide, dure, belle, inséparable du quotidien. Le premier long métrage de Perrault, qui le fera connaître en France (nominé à Cannes en 1963 il marquera particulièrement les journalistes des Cahiers du cinéma), contient, en deux parties, tous les ingrédients de son cinéma. Le premier temps est celui de l’approche, pas des habitants que le cinéaste connaît depuis plusieurs années mais de la démarche : révéler qui a pratiqué la pêche et qui en a écouté les récits. La première partie, c’est la parole, le mot et le geste qui l’accompagne, dans ce parler si particulier du Québec.
Perrault lui-même est un conteur, il a déjà écrit en 1963 mais il se préoccupe davantage de transmettre le conte des autres que d’offrir son texte à l’écran. La verve des vieux, des jeunes, à travers des visages et des corps secs qui brouillent les pistes (« Alexis Tremblay. Quatre-vingts ans. Et il dit : “nous autres les jeunes…”», ce même Alexis qui parle de ses pères en ces termes : « Les vieux, plus vieux que nous autres, les ceusses qui ont passé…»), c’est la mémoire vivante mais fragile, parce qu’orale. Toute sa vie Perrault s’attachera à graver cette mémoire sur magnétophone et pellicule, avec génie mais l’humilité d’un artisan. C’est qu’il vient aux hommes par la radio où il a travaillé en 1956 et 1957. Nul doute que le son seul retranscrivait déjà cet amour des hommes et un respect sans lequel ceux qu’il écoute n’apparaîtraient pas aussi totalement. Mais là où d’autres ne feraient qu’une archive, aussi belle soit-elle, Perrault pense déjà le dépassement de la mémoire. Dans Pour la suite du monde c’est par la seconde partie, après que les paysans aient parlé, dansé, conté cette pêche, et qu’elle a maintenant lieu.
À propos de Pour la suite du monde, Perrault écrit :
« Le récit rend hommage au passé… au vécu. Et les récitants déchiffrent le livre de leur vie. Pourtant, il y avait aussi le présent. Ces hommes ne sont pas que récit. Comment les atteindre. Quand j’arrive, ils s’arrêtent de vivre… pour parler. Je cherchais la parole qui fait avancer l’action. »
La pêche ne sera pas reconstituée mais vécue. Personne, à la vision de cet évènement qui semble animer l’île entière, ne pourra le nier. Il y a une joie pour les jeunes de participer, une joie pour les vieux de dépasser la parole, une joie pour Perrault de filmer cette vie. Comme il est habile, qu’il est amoureux tant des hommes que de la nature, il rend visible l’imbrication et ne dresse aucun faux relief. Pas de jugement, tout est beauté, respect. C’est seulement l’amorce – puisque ici le marsouin pêché ne sera pas tué – d’une relation entre l’homme et l’animal rarement montrée, faute d’une vision étroite, « bardoiste » de la vie. Inutile de raconter la pêche et la méthode, le didactisme est à fuir, le goût des autres naît de la beauté et la beauté du regard. Grande leçon.
Le Règne du jour
(1967)
En 1967, Perrault retourne avec sa caméra sur l’Île-aux-Coudres. Cette fois, le point de départ, point de fuite qui n’a jamais quitté l’esprit des habitants, c’est leur origine. Les ancêtres des Tremblay étaient français, Cartier et les indiens sont des horizons dont les noms reviennent sans cesse, pourquoi pas faire un voyage en France à la recherche de ce passé ? Alexis et Marie, sa femme, sont octogénaires, ils ne sont guère sortis de l’île mais n’hésitent pas longtemps. Entre chronologie et éclatement, du début à la fin du voyage, le découpage videra l’océan qui sépare les côtes normandes du Saint-Laurent. L’alternance des séquences et des lieux repose sur la parole, et celle-ci sert aussi à se situer. Lorsque trop de monde défile, qu’on tue un cochon, qu’une fête réunie les histoires et que le cadre ne permet pas immédiatement de déceler si les haleines fument à cause des cigarettes ou du froid, c’est les accents qui redessinent les cartes. On joue sur les expressions, on rit de bon cœur des particularismes paysans d’ici ou de là-bas, on découvre l’autre en évoquant sa technique et sa culture. Il est frappant, parfois presque troublant, que la rencontre soit si respectueuse, et la présence de Perrault a pu jouer sur le déroulement bon enfant du séjour. Mais qu’importe tant la richesse de ces rencontres est grande.
C’est d’abord la croyance en l’humain d’un réalisateur curieux de chaque parcelle du monde. Plus tard, dans Le Mouchouânipi, on entendra que tout homme qui vit différemment est au moins aussi intéressant que nous, sa culture est au moins aussi riche. C’est presque avec un peu de honte que le spectateur attend les moqueries au détour du voyage. Il est tellement le seul à juger qu’il se sent coupable. C’est là l’épatant de ce cinéaste : non seulement respecter tout ce qui bouge mais diffuser ce respect par le miroir de sa caméra, à travers le temps. Il serait fier de constater cette pérennité.
Un peu de ce qu’on voyait très discrètement dans Pour la suite du monde apparaît ici. On est en 1967, le monde agricole que visitent les Tremblay est déjà en plein mouvement et le discours d’Alexis, amoureux du passé, résonne chez les possibles cousins qu’il visite. Dans un montage alterné, de longues scènes révèlent la dure acceptation du temps qui passe, plus assassin d’emporter les modes de vie que les vies elles-mêmes. L’opposition jeunes/vieux est inévitable sous la critique du moderne ressassée par le vieil homme nerveux. Il faut ici parler de Marie, mignonne petite femme un peu tassée, les longs cheveux éternellement épinglés en rond sur la tête, le visage d’ange et les yeux vifs, qui accompagne son mari, s’avoue touchée parce qu’Alexis est touché. En l’entendant, ce dernier sursaute et l’embrasse brusquement, comme un adolescent au corps trahi par l’émotion. Marie, elle, est moins tranchée sur le moderne, d’où de longues prises de bec avec son homme, emporté par ce voyage. On verra dans Les Voitures d’eau (1969) la fin de la construction des goélettes en bois sur l’Île-aux-Coudres, fin d’un art et d’une industrie, renouvellement inévitable des métiers. Ce dernier film de la trilogie est déjà en semence dans Le Règne du jour. Les voix grondent, Alexis s’emporte de voir les jeunes tourner et sauter comme des fous sur leurs nouvelles motoneiges. Le « De mon temps…» est beau, un peu amer, il contient déjà une part de renoncement. Alexis se passionne pour ses ancêtres. Il ne manque jamais d’évoquer les Tremblay qui viennent de France, du lien qui le relie à Jacques Cartier, le premier explorateur français du Québec. Lorsqu’une femme qui l’accueille lui lit l’acte de mariage de Philibert Trembley et Jehanne Cogney datant de 1623, c’est un baiser sur le vieux papier et une larme. Bref instant de solitude muette. Monté en parallèle, le récit plein d’humour qu’il en fera une fois rentré rythme le film et ménage les émotions. Même si Perrault n’occulte pas la fatigue d’une vie dont le cours a emporté un à un presque tous les repères, et semble laisser les vieux au milieu du vide, magnifiques et seuls.
Le Pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi
(1980)
Avec Le Pays, c’est le Perrault chasseur qui suit les traces des Indiens et de leurs coutumes à l’automne 1972. Prenant pour fil rouge des expéditions de chercheurs (notamment des biologistes, linguistes et ethnologues), au nord du 52e parallèle, sur le lac Mouchouânipi, il filme avec une égale curiosité les méthodes de chasse et les méthodes de vie.
Communautés isolées, les indiens de cette terre au climat très dur sont les derniers représentants de leurs ancêtres qui migraient chaque été vers le nord pour chasser le caribou. Guettant les bêtes pour les attaquer lorsqu’ils traversent par troupeaux entiers les rivières à la nage. Perrault livre un puissant catalogue de la faune locale construit par le plomb : porcs-épics, volatiles, poissons, ours, des recettes de chasse et de préparations soulèveront le cœur de plus d’un spectateur. Mais le respect des animaux est une évidence, on chasse pour manger, dans une relation à la nature où se mêle animisme et modernité. Deux lignes qui s’éloignent encore davantage aujourd’hui, trente-sept ans après le tournage, où la conservation a presque définitivement pris le pas sur l’évidence d’un mode de vie. Les passionnantes discussions des ethnologues, scientifiques du langage, chercheurs de tous poils, révèlent adroitement interrogations sur leur impact et goût immodéré pour la culture de l’Autre. Constante alternance entre Histoire et histoires, analyse et ivresse des langues et de la chasse.
C’est ici que Perrault se rapproche le plus de Rouch, dans l’immersion d’un monde à part, mais non clos, tant les temps sont à ce qu’il reste des colons et des indiens, au marché et à la poursuite de l’Histoire. Soit par l’érudition des chercheurs qui viennent à la rencontre des autochtones, soit par la vie de ces derniers, tiraillée entre présent et passé. Face aux indiens assez mutins, dont le quotidien semble rempli de chasses, de préparations de nourriture, et de mises en parallèle de cette vie avec les forces mystiques de la nature, la verve de l’équipe des chercheurs. Le Pays permet de nombreux angles de vision, et leur alternance par le glissement constant, dans un rythme déconcertant, d’une thématique à une autre. Ici encore il y a l’omniprésence de la parole et du geste, dont l’opposition est possible (le chercheur parle, l’Indien agit) mais simpliste (le chercheur mime l’action, l’adopte par nécessité puis par goût, l’Indien raconte, perpétue le récit). La parole et le geste sont des moteurs de cinéma, à la fois partout présents et révélateurs des relations au monde. Une fois de plus redisons-le, on ne trouvera pas ici de jugement sur le regard des uns sur les autres. Tout au plus une scène où l’ethno-linguiste José Mailhot, pourtant généralement très drôle et dont le rire résonne, affronte verbalement les préjugés d’un entrepreneur blanc de la région sur les Indiens. Mais tout est calme, Perrault n’est pas un militant, il ne cherche pas non plus à dresser des bilans comme a pu le faire Robert Kramer. Tous deux font du cinéma une carte, magnifique, mais Kramer y transcrit les mouvements quand Perrault privilégie les mécanismes.
La Bête lumineuse
(1982)
Le festival du Réel 2009, c’était une chance de revoir sur grand écran une partie des titres évoqués ici. Et notamment La Bête lumineuse, puisqu’il demeure malheureusement comme l’orignal que les hommes du film sont venus rencontrer : caché dans la forêt des films non édités. Ce film de 2h07, d’une grande densité, est peut-être le plus beau de Pierre Perrault, à la fois somme de toutes ses préoccupations et le plus clos.
Une dizaine d’amis se retrouvent dans un chalet pour dix jours de chasse à l’orignal. La chasse, pour ces Québécois plutôt citadins, c’est l’occasion de se retrouver entre hommes, d’alterner ambiances de groupe et couples de chasse, de s’isoler du monde. Et c’est ce que fera a priori le spectateur, dans ce qui par certains aspects est un huit clos en forêt québécoise. Mais rien à voir avec Delivrance, et si La Bête lumineuse semble si fictionnel, c’est une affaire de montage, on y reviendra.
En 1980, Perrault vient à ce film par Stéphane-Albert Boulais, professeur et poète qu’il a rencontré sept ans plus tôt. Il déclare en 1999 « C’est un film tourné avec la technique du direct. Ça repose pas sur ce qu’on appelle l’infrastructure littéraire, comme par exemple le cinéma classique avec scénario. Donc, pas de scénario. Dans le cas du cinéma direct, ce qui précède la réalisation, c’est des rencontres entre le cinéaste et les éventuels personnages. » Tout Perrault est là, dont chaque film laisse émerger un personnage ou un groupe central qui porte de manière visible le récit et le projet. Cinéma direct sur lequel beaucoup a été dit, et façon primitive de faire du cinéma, mais qui passe chez lui par un rejet de la fiction. Étonnante proximité, pourtant, avec cette fiction, et qui révèle peut-être le mieux la beauté du film.
Tous citadins, les hommes ne constituent pourtant pas un groupe homogène. Perrault sépare très tôt ceux du fusil et ceux de la flèche (Stéphane-Albert et Maurice). Le si grand respect des personnages, qu’on s’était habitué à voir devenir douceur et joie de vivre, se transforme ici radicalement. L’ambiance est au règne bourru de la camaraderie, parfois un peu effrayante, pas toujours très loin du cliché du chasseur à l’œil torve, bouteille à la main et blague salace à la bouche ou l’inverse. Mais Perrault ne dénonce rien, il donne à vivre les rapports entre individus, la nature du groupe et le groupe dans la nature. On croirait presque à une expérience, un « chasse-story », le sublime en plus.
Premières images de Stéphane-Albert : armoire à glace un peu flasque, l’air poupon sous ses grosses lunettes et des cheveux qui lui donnent des airs d’adolescent pataud. Deuxième image du même homme : immense sensibilité, ivresse de la parole, poétisation constante. Alors qu’il pleure rien qu’à parler de ce qu’est pour lui son compagnon de chasse Bernard, son ami Maurice lui déclare : « Vous, de la Gatineau ! J’ai jamais rencontré des hommes aussi passionnés de ma vie, et toi en particulier. » Sont déjà réunis ici ce qui fera plus tard conflit et qu’analyse très bien Nicolas Renaud dans Hors champ, le geste et la parole, le fossé entre l’action des chasseurs et la poétisation de Stéphane, et ce que peut être le langage. Car une fois que le groupe se retrouve dans la cabane, la relation entre Bernard et Stéphane se complique. Tout le monde est un peu tout le temps saoul, et ce dernier plus à l’aise dans la déclamation que dans l’action. Il ne faudrait pas cependant en faire une opposition, chacun possède un solide amour de la nature et de la chasse, il ne s’agit pour personne de renier les autres, mais de chercher pour ce séjour à se recentrer sur sa propre vision. Ce qu’est la poésie pour les uns, c’est marcher en silence au lever du jour, caller (râler dans un rouleau d’écorce devenu appeau), tenter de faire sortir l’orignal des bois. Pour d’autres, c’est énoncer. Vivre c’est dire, ce que fait magnifiquement Stéphane, une théorisation poétique, une personnification de chaque chose et de chaque homme. Et en particulier de Bernard, qui fatigué, refusera d’entendre le poème que l’autre lui a écrit. Pas de plus grand coup de massue que ce refus d’une amitié qui ne connaît qu’une seule voie.
À travers ce conflit, La Bête lumineuse devient aussi un document fascinant sur ce que peut être la poésie et sa réception, prendre le réel comme une matière physique et lui donner une seconde peau faite de mots. C’est aussi ce que fait Perrault, peut-être pas toujours consciemment.
Plus le film avance plus devient puissante l’idée du document anthropologique, ce que sont les hommes dans ce groupe, quelques jours qui resteront comme une vie dans les esprits. On se croirait chez Cassavetes ou dans Milestones pour des scènes magnifiques, et toujours la figure tragique de Stéphane comme lorsqu’il lutte pour ne pas vomir après avoir mangé du foie d’orignal cru, ou blessé par les moqueries de ses camarades.
On parle beaucoup depuis quelques années de la porosité entre fiction et documentaire, avec peut-être l’air de découvrir ce qui a pourtant toujours été, tendance critique que rejette habilement Javier Packer-Comyn. Ne peuvent que lui donner raison des films comme La Bête lumineuse où dans une autre catégorie Archipels nitrate, de Claudio Pazienza, où l’intime et le monde se fondent en une belle matière homogène, si puissants qu’ils repoussent d’eux-mêmes la question de leur rattachement à un genre. Ce qu’a le film de Perrault de la fiction, c’est un montage (son découpage a été décidé au montage) qui propulse un incroyable rythme. Tantôt suivant la chronologie, tantôt la pulvérisant, le cinéaste ponctue le film de scènes clés d’une tension qui n’a rien à envier aux maîtres de l’âge d’or d’Hollywood. Il y a la soirée beuverie qui culmine lorsque Stéphane récite un poème à Bernard endormi ivre mort, la crise de ce dernier un autre soir lorsqu’il repousse les poèmes de son ami, et sans en dévoiler l’issue lorsque l’arc moins tendu que leur corps, Stéphane et Maurice attendent face à une barre de sapins l’apparition de l’orignal, inlassablement appelé par le calleur. Chaque bruit, chaque réponse de la bête invisible et chaque murmure des deux hommes fait monter la pression jusqu’à ce que ni eux ni le spectateur ne puissent plus oublier la force de cette sensation. Perrault joue parfaitement du son et du hors champ pour rendre l’attente insupportablement prenante, il capte l’inscription de l’invisible qu’est la bête dans le corps des deux hommes par les mouvements infimes mais nerveux des visages et des corps. On en sort aussi ébahis qu’eux, rarement le cinéma avait provoqué une telle plongée dans le réel.
Cornouailles
(1994)
Cornouailles raconte la vie des bœufs musqués dans la vallée d’Ellesmere, tout près du pôle, au nord du Canada. On pourrait croire au premier abord à un documentaire animalier en bonne et due forme. Attention aux mœurs des animaux, évocation attentive par la voix-off et l’image de la faune et de la flore, évacuation apparente du reste du monde. Il y a les montagnes pelées sous un climat rude, les quelques mois de jour avant la nuit polaire, les animaux du bout du monde et les gros bœufs laineux. Oui mais il y a Perrault, qui fait de ce film une avancée quelque peu radicale dans sa manière de traiter ses préoccupations. Cornouailles n’est pas à choisir pour entrer dans l’œuvre du cinéaste, mais constitue une passionnante étape dans son travail, étape amorcée avec son avant-dernier film L’Oumigmag ou l’objectif documentaire (1993). Beaucoup y voient une métaphore de la constitution d’un territoire, d’un pays avec les fameux chocs des mâles qui s’affrontent, une hiérarchie pas moins présente que dans nos sociétés. Mais c’est surtout un rapport au conte et aux hommes qui traverse Cornouailles. Depuis toujours chez Perrault l’homme et la nature entretiennent une relation particulière, non pas de prédateur à proie, mais comme les points d’un cercle qui respectent le cycle auquel ils appartiennent. À vrai dire il s‘agit surtout des hommes, chasseurs ou pêcheurs respectueux et conscients de la fragilité de ce qui les entoure. Les animaux ne sont pas repositionnés, on n’est pas chez Luc Jacquet… Encore que pour Cornouailles, la voix-off propose à la nature une place un peu particulière. Or justement ici il n’y a plus qu’elle, aucun homme à l’écran pour raconter. Et c’est Perrault lui-même qui parle, à travers la voix de Michel Garneau. Il n’est plus le magnétophone, le transmetteur, il accepte cette fois d’être le conteur. Et ce texte qui accompagne la nature magnifique du grand nord tantôt illustre les images tantôt est illustré par elles. Il est aussi ce qui éloigne définitivement le film du simple documentaire animalier, l’analyse des mœurs et des comportements se mêle à un regard poétique, un jeu de langage, rimes, allitérations, formules grandioses pour désigner sans les nommer les animaux et la nature. Cinq ans avant sa mort, Perrault se retrouvait dans l’univers unique du pôle Nord, et réunissait ce qui était devenu ses trois sens : l’image, le son et la voix, sa voix. Rien à voir avec un testament, mais un grand pas dans un travail dont la richesse n’a jamais freiné l’avancée.