Promulguée en grandes pompes, fruit d’un combat politique qui a divisé au-delà des repères habituels, la loi pour la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) est censée enrayer les ravages économiques provoqués par l’utilisation massive d’Internet par les ménages français dans leur consommation de biens culturels. Vivement critiquée ou ardemment défendue, cette loi n’en reste pas moins obscure pour l’usager (et le contribuable qui la finance). Réponses à Hadopi, édité chez Capprici, permet de mieux comprendre les enjeux qui y sont liés ; mais il s’agit moins d’un « Hadopi pour les nuls » qu’un déroulé partisan des flagrantes contradictions à la base de cette mesure essentiellement répressive qui a pourtant l’intérêt de réintroduire la question du droit moral dans la qualification des œuvres.
On le sait, l’arrivée d’Internet à la fin des années 1990 et sa très grande démocratisation à partir de 2005 ont totalement mis en branle les modèles économiques liés à l’industrie culturelle. Le plus touché des secteurs, la production musicale, a vu en France son chiffre d’affaire annuel divisé par cinq entre 2004 et 2010 alors que les Français n’ont paradoxalement jamais autant écouté de musique. Très tôt, on a voulu croire que le cinéma serait victime du même crash car la mise à disposition de nouveaux outils technologiques (home-cinéma, écrans géants à prix abordables, films piratés téléchargeables) ferait progressivement partir les spectateurs de la salle. On n’a pas tardé à comprendre que l’analyse du marché allait se révéler plus complexe, 2007 à 2010 étant des années record de fréquentation en salles à jeu égal avec les années 1970 et début 1980 (avant l’arrivée des télés à péage), faisant donc des industries musicales et cinématographiques deux modèles économiques pas du tout transposables. De nombreuses voies (des artistes mais surtout des économistes) se sont alors élevées pour demander aux politiques de constituer un projet de loi plus adapté à la réalité des usages. Mais le refus de concertation a finalement permis le passage d’une loi, Hadopi, essentiellement basée sur un principe de répression de l’usager délictueux et ignorant les limites techniques/déontologiques à l’application de cette répression. Mais ce qui est également critiqué, c’est l’incapacité des acteurs dénonçant les dérives d’Internet à penser de nouveaux modèles et de nouvelles règles pour assurer une diffusion des œuvres qui profitent aux artistes en leur reconnaissant à nouveau un plein droit (moral et patrimonial) sur leurs créations. C’est ce feuilleton aux rebondissements éléphantesques que déroule aujourd’hui le mini-ouvrage Réponses à Hadopi, avec en prime une interview de Jean-Luc Godard venu ajouter du grain à moudre dans la thèse énoncée par l’auteur Juan Branco.
Comme son titre l’indique, l’ouvrage n’a pas pour objectif de se poser en analyse distanciée du système Hadopi et des questions réelles et légitimes sur la défense des auteurs que la promulgation de la loi pose. Ici, il s’agit d’un droit de réponse clairement partisan, faisant référence à l’absence de considération que les débats publics ont eu envers de nombreux acteurs essentiels de la vie culturelle. Pour certains, ce sera peut-être la limite de l’ouvrage tant chaque argument semble vouloir valider l’ineptie d’Hadopi, tournant en ridicule ceux (l’UMP, les réalisateurs de cinéma assimilés à une « nouvelle qualité française ») qui ont permis le passage en force du texte, bien que son application soit aussi difficile sur le plan technique (les pouvoirs publics se sont récemment félicités de l’envoi d’une dizaine de mails (!) menaçant de couper la connexion des pirates) que sur le plan juridique puisque une telle pratique législative pourrait être contredite par la Cour Européenne (l’accès à Internet étant maintenant reconnu comme un droit fondamental). Pour qui ne connaît pas la complexité du financement de la création culturelle et de la remontée des recettes (via l’exploitation, la télévision, les autres supports de vente), les propositions formulées dans Réponses à Hadopi paraîtront un peu rapides et superficielles, la volonté étant surtout de mettre dos à dos ceux qui s’en tiennent à une approche strictement répressive en s’accrochant exclusivement au droit patrimonial (la monétisation des œuvres) et ceux qui s’interrogent (à juste titre) sur la manière d’encadrer plus intelligemment les pratiques des internautes afin de soutenir la création artistique et de continuer à valoriser la place de l’auteur.
Si on ne saisit pas vraiment les tenants et les aboutissants de la mise en place de cette loi, certains faits relatés dans l’ouvrage sembleront à ce point aberrants qu’ils auraient certainement mérités d’être étayés afin de prouver combien l’énorme fossé existant entre les pouvoirs publics et les usagers tue dans l’œuf le développement d’un nouveau modèle économique. Pourtant, il suffit d’écouter le PDG d’Universal dire avec conviction que les CD se vendront toujours et qu’il faut tout simplement punir les contrevenants afin d’amener tout le monde à revenir à l’ancien mode de consommation pour être convaincu que le nouvel équilibre n’est pas pour demain. Il ne s’agit pas de nier les difficultés réelles et incontestables qu’Internet pose pour le financement des œuvres (musicales, audiovisuelles, mais on pourrait également parler des journaux qui voient leur modèle payant totalement remis en cause par la généralisation de la gratuité de l’information) mais plutôt de s’interroger sur le conservatisme avec lequel les leaders du marché abordent la question, convaincus qu’il leur revient toujours d’imposer leurs règles (promotions de certains artistes, choix de distribution, etc) et que les usagers n’ont qu’à les suivre, comme autrefois. Ce que rend bien compte Réponses à Hadopi, c’est le manque de perspective et de recul de ceux qui soutiennent ce projet, démunis face à la complexité que pose Internet dans la circulation des œuvres et dans la redéfinition de la place de l’artiste. Au-delà des clivages gauche/droite (rappel délicieux de la lettre ouverte signée par Arditi, Piccoli, Le Forestier et Gréco pensant que si Hadopi posait de vraies questions, la loi était en mesure d’apporter les bonnes réponses), l’ouvrage prouve combien les débats autour du droit d’auteur remettent fondamentalement en question le rôle du créateur dans notre société.
En cela, l’entretien accordé par Jean-Luc Godard, s’il n’a pas la richesse et la finesse d’analyse attendue du réalisateur de Film Socialisme, proposé en VOD avant sa sortie en salles l’année dernière, rappelle combien il est dans le cadre de cette loi surtout question de « droit », mettant de côté toute dimension liée au « devoir » des artistes. Les débats houleux autour d’Hadopi, entre partisans d’un ancien modèle économique qu’il faut préserver sous couvert de répression et ceux qui estiment, au contraire, qu’on tient peut-être là l’opportunité de penser de nouveaux modes de diffusion des œuvres, trahissent surtout l’obstination de certains à préserver certains privilèges liés à l’extrême monétisation de leurs œuvres. Hadopi est fait pour eux (on sanctionne ceux qui pillent les artistes les plus populaires par des points de sondage). Conduit avec des œillères, le projet de loi risque tout bonnement de se retrouver dans une voie sans issue, condamnant les plus courageux (c’est-à-dire ceux qu’Hadopi ne protège pas) à devoir réinventer dans leur coin de nouveaux modèles de diffusion qui seront, nous pouvons en être sûrs, validés à retardement par des leaders pour le moment en panne d’inspiration.