Il faut s’y faire, Jean-Luc Godard est un vieil homme devenu rare. Ce qui le rend d’autant plus précieux. Film Socialisme clôt une parenthèse de sept ans entamée avec Notre musique et serait, dit la rumeur, son dernier ou avant-dernier métrage. Quelques nouvelles entre-temps : l’impossibilité d’une exposition au Centre Pompidou (mais une exposition tout de même, du moins les ruines de celle-ci) en 2006 et le troublant Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard d’Alain Fleischer en 2009. Inégal et avant tout passionnant, Film Socialisme, méditation ardue et émouvante, porte la contradiction d’un cinéaste toujours plus isolé et mélancolique, mais terriblement présent et contemporain : parmi nous.
Film Socialisme avant Film Socialisme
Godard, déjà
S’il ne fait pas grand mystère que Jean-Luc Godard est l’un des quelques metteurs en scène majeurs de l’histoire du cinéma, il est aussi l’un des plus grand metteur en scène de lui-même et de ses films. Cette donnée est particulièrement bien mise en valeur dans la belle biographie qu’Antoine de Baecque vient de lui consacrer. Du temps de sa jeunesse, il fut attaché de presse pour la Fox, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a su retenir quelques belles leçons de communicant ; il a montré, dès À bout de souffle, une habileté pour construire sa propre auto-mythologie. Très présent médiatiquement dès les années 1960 (le couple Karina-Godard faisait la Une des magazines sur papier glacé que l’on appelle aujourd’hui people), bête de télévision dans les années 1980, sa posture est celle aujourd’hui du reclus, de l’ermite de Rolle, du démiurge entouré de machines qu’il apprêterait à liquider. Cette politique de la rareté n’est pas que feinte, l’homme est mélancolique et misanthrope, mais il sait qu’elle est aussi un atout qui fait de chacune de ses prises de parole, médiatique ou cinématographique, un événement qui agite le microcosme godardophile, mais aussi au-delà. Car si peu s’aventurent à aller à la rencontre de ses films, tout le monde sait qui est Godard et souhaite recueillir la parole de l’oracle (même TF1 en avait fait la demande en prime-time !). Pour finir, la sentence est tombée le dimanche 16 mai, veille de la projection cannoise du film, par ce billet sibyllin : « Chers Thierry Frémaux, Wild Bunch, Vega Film, Alain Sarde, avec le festival, j’irai jusqu’à la mort, mais je ne ferai pas un pas de plus. Suite à des problèmes de type grec, je ne pourrai être votre obligé à Cannes. Amicalement. » Ne pas vouloir, ce peut être aussi ne pas pouvoir.
« À 30 ans comme à 80, Jean-Luc Godard fut et reste un homme du présent. Il est notre contemporain : son cinéma dure encore. » C’est ainsi que son biographe conclut l’ouvrage. Sa communication autour de son long-métrage à venir le rattache en effet au présent, en l’occurrence quelques signaux envoyés par le biais d’Internet. Une bande-annonce énigmatique, avec un titre qui ne l’est pas moins (Socialisme seul dans un premier temps), sur la toile voilà plus d’un an ; et depuis quelques semaines, le film complet compressé en quatre minutes défilant en accéléré. Un concentré très godardien d’une grande beauté, plusieurs régimes d’images s’y côtoient (vidéo, archives, pellicule), le visuel, le textuel et le musical — pas encore la parole — entrent dans un dialogue déjà fertile du rapprochement et de la collision. Une autre livraison de 2 minutes 10 lui a succédé, encore plus rapide. Pour celui dont il ne faut pas oublier la malice et l’humour, il faut sans doute imaginer un nouveau terrain de jeu sur le mode des variations.
Toujours, Godard
Mouvement contradictoire entre cette obsession de la mort du cinéma, souvent confondue par lui-même avec la sienne, et la volonté farouche, désespérée et touchante, à vouloir faire exister ses films, à donner à voir ce qu’il donne à voir. Jean-Luc Godard n’a pas de réelles difficultés à produire des métrages, mais il peine à ce qu’ils soient vus : « la production a été heureuse. Mais après tu tombes dans la distribution, la diffusion, et c’est un autre monde. Je voulais distribuer mon film sur la même durée que celle de la production, c’est-à-dire quatre ans. » Il imagine une sorte d’exploitation nomade et sauvage, sur lequel plane l’esprit de la résistance, où des petits groupes de jeunes gens seraient lâchés en parachute sur le territoire français avec des copies vidéo, « au lieu de ça, on est distribué dans un monde pour lequel on n’a pas produit…»
On retient son air goguenard se plaisant à prononcer ce mot « exploitation », effectivement si lourd de sens. On imagine facilement le plaisir qu’il tire à placer cette exploitation dans l’embarras, en ne se pointant pas au grand raout du Festival pour le coup médiatique (même si ne pas venir, c’en est un aussi…), et, dans une moindre mesure, en mettant son film à disposition sur la plateforme VOD Filmotv (pour 7 euros, il aurait, dit-on, souhaité que l’opération soit gratuite), tout de même filiale de son distributeur Wild Bunch, pendant 48 heures ; c’est-à-dire durant les projections festivalières des 17 et 18 mai et avant sa sortie en salle le 19 mai. Derrière la posture provocatrice, de ses actes et dires, qui lui sied si bien, sont soulevées des questions stimulantes pour ce qui concerne les questions de distribution des œuvres de niche, ces « films de vus par », avec les risques de muséification instantanée que cela comporte. Le cinéaste n’a pas trouvé, trouve de moins en moins depuis les années 1990 puisque le public a déserté ses films, mais continue à chercher, ce qui le place effectivement et totalement dans le présent, il est bien notre contemporain. En définitive, ce préambule de Film Socialisme est sincère et calculé, beau et triste, optimiste et désespéré. Si godardien.
Film Socialisme, après
Alors ?
Alors trois mouvements, d’abord parce que le cinéma de Jean-Luc Godard n’a cessé depuis les années 1980 de se nourrir de musique et de musicalité, dans un enchevêtrement lyrique, dissonant, mélodieux, discordant. S’ils se voient bien sûr, ses films se lisent comme des matériaux qui enveloppent ; les différentes composantes — visuelles, sonores, musicales, textuelles — forment une écriture qui renvoie autant à la composition qu’à la réalisation d’un film. Il y a deux manières de regarder un Godard. Se laisser aller à le faire venir à nous, ou bien vouloir tout retenir ; dans ce cas il faut se munir d’un crayon et papier, comme si l’on retranscrivait en direct les notes de musique en assistant à un concert.
Puisqu’il y est question de la même mer et de musicalité, on notera que plusieurs extraits de Méditerranée de Jean-Daniel Pollet viennent ponctuer Film Socialisme. À moins que ce ne soit le contraire, le métrage tourne précisément autour de la Méditerranée, par le biais de laquelle Godard interroge non pas elle-même, mais l’Europe, d’où elle vient, ce qu’elle fut et est devenue. La phrase qui constitue la colonne vertébrale du film, son sous-titre en quelque sorte, est celle-ci : « Cette pauvre Europe, non pas purifiée mais corrompue par la souffrance, non pas exaltée mais humiliée par la liberté reconquise. » Cette Europe, il voudrait la voir heureuse avant de disparaître.
Trois mouvements donc, d’inégales durées, à l’image de Notre musique, alors qu’Éloge de l’amour était scindé en deux. Durant une moitié inaugurale (« Des choses comme ça »), Film Socialisme se déroule sur un paquebot de croisière, en Méditerranée donc. Un collage elliptique d’images, de paroles, de langues. Lieux et pays défilent, dits, filmés ou inscrits sur les intertitres : Alger la blanche, Haïfa, Barcelone, Napoli, la Grèce, la Palestine et l’Égypte. Et Odessa. Tiens ! drôle de ville méditerranéenne que celle-là. Il faut bien comprendre que c’est l’Europe et la Méditerranée de Godard, donc la Russie, donc Eisenstein, évidemment. Sur ce bateau, on croise surtout des vieux, des retraités de l’histoire qui ont traversé ses turpitudes, disons une grosse moitié de XXe siècle, parfois en s’y compromettant, comme ce criminel de guerre à la nationalité indéterminée.
On bascule ensuite pour une demi-heure dans un lieu unique (« Notre Europe »), un localisme en contrepoint du nomadisme de la croisière ; un quelque part indéterminé en France. Il s’agit du garage Gérard qui met aux prises ladite famille à une équipe de journalisme de France 3 Régions à l’affût de l’annonce d’une candidature aux élections cantonales d’un des membres de la famille. Pendant que le père tape des factures, les enfants demandent des comptes sur les grands fondements démocratiques et révolutionnaires. D’un régime visuel et narratif plus homogène, on se situe ici davantage chez le Godard décennie 1980. Le mouvement final (« Nos humanités ») revient sur les lieux du premier, une visite où une voix (re)fait l’histoire d’un ton magistral un peu plombant, heureusement contrebalancé par un statut visuel tendance Histoire(s) du cinéma ; avec une moindre flamboyance, mais on est bien face à ces juxtapositions, rapprochements, desquels jaillissent des possibilités de sens et d’associations entre ces fragments et éclats : « Mettre à l’abri toutes les images du langage et se servir d’elles, car elles sont dans le désert où il faut aller les chercher. »
Sa musique n’est pas celle du monde
Film Socialisme s’inscrit dans un ton pamphlétaire, la conflictualité est grande, particulièrement le premier mouvement. Elle est peuplée des démons du cinéaste, des nerfs de ses guerres et de ses douleurs. Il y est question de spoliations, aussi bien d’or (celui des Amériques, de la banque de Palestine) que de territoires, par exemple une Afrique délaissée par l’Europe. Et la Palestine encore et toujours. Rien de nouveau, les diatribes du cinéaste sont d’une grande virulence et ne feront pas taire ceux qui voient derrière l’antisionisme radical de Godard un antisémitisme tout court. Et pourtant, sans répondre à cette question et sans atténuer sa hargne, Film Socialisme semble marqué par une désillusion définitive : celle d’une défaite consommée dont il prend acte dans la douleur. Dans Notre musique, par un jeu de champ-contrechamp, les Juifs, arrivants, rejoignaient la fiction, celle d’un État israélien, tandis que les Palestiniens, chassés, s’éloignaient vers le documentaire. À certains égards, Film Socialisme est parcouru par une évolution discrète mais remarquable, dans laquelle l’hypothèse d’un État palestinien aurait basculé dans le domaine de la fiction. En effet, il est pas innocent que deux ressortissants palestiniens soient présents sur le paquebot, donc dans l’espace du film. C’est en substance ce qu’avait confié Dominique Païni au cinéaste en réaction à Notre musique ; qu’aujourd’hui Israël, en tant qu’État, appartient bien au réel alors que la Palestine, sur ce point, apparaît comme de plus en plus fictive. Le commissaire d’exposition, humilié lors du projet au Centre Pompidou, aurait-il au moins été entendu sur ce point ?
D’une manière plus générale, ce chapitre sur le paquebot est une sorte de combat entre Godard et ce qui est advenu du monde. Ce conflit est notamment visuel. D’une part, des sommets de plasticité — retravaillés numériquement ou pas — qui, s’ils n’étonnent pas, éblouissent. On pense à certains plans sur le pont du navire, avec la définition de zones de netteté extrêmement complexes et une photographie franchement virtuose. D’autre part, on est en présence d’une imagerie banale, voire même franchement sale, qui renvoie notamment au film de vacances ou à la vidéosurveillance, avec laquelle est filmée la trivialité de scènes absurdes de plaisanciers, que l’on imagine captées dans le cadre d’un réel brut : boîte de nuit, repas déprimants, gym-tonic face à un écran géant…
Ce régime d’image dit beaucoup du regard posé par le cinéaste sur le monde, en retrait de celui-ci, proche du dégoût et de la nausée. Un monde si loin de ses désirs, auquel il ne peut qu’opposer un mépris désespéré. Ceci est formulé par le truchement d’un jeu de mot dans un intertitre qui ne concerne pas seulement la Grèce : « HELL AS », comme l’enfer, sur terre. De même que le traitement visuel, le son — parfois nasillard, saturé et agressif, volontairement amateur c’est-à-dire sans la médiation de l’artifice cinématographique — accompagne ces moments. De temps à autre, les mots et la musique de Godard parviennent à se frayer un passage, pour un peu de répit, pour lui, pour nous. Film Socialisme est une nouvelle démonstration de la maîtrise godardienne pour faire du cinéma un art sonore capable de retranscrire le chaos du monde. Si le cinéaste n’est pas à l’image comme dans son film précédent, il est omniprésent ; une présence diffuse, diluée dans les uns et les autres, notamment dans ce petit garçon qui joue au chef d’orchestre, et à la révolution en étant affublé d’un tee-shirt siglé CCCP. Godard aussi en filigrane par l’intermédiaire de ce lama, dont le fait qu’il se trouve là n’est pas plus incongru que le monde lui-même. Le burlesque n’est jamais très loin. Ouvrons les paris que si le budget avait permis la présence d’un dinosaure…
Maintenant
Depuis les Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard a cherché, et est parvenu, à donner une forme cinématographique à l’histoire, par le montage de fragments épars qui, en se confrontant, produisent ces éclats de sens. Admirateur de l’historien Fernand Braudel, chantre d’une histoire transversale constituée de structures géohistoriques réparties sur des temps longs, le cinéaste se livre à une méditation stimulante, au service du présent. Sur le paquebot, les acteurs retraités de l’histoire européenne d’après-guerre portent en eux un échec, un passif, un dévoiement, une trahison, une corruption. Notamment par le biais de l’argent. Ce que l’Europe n’a pas saisi, c’est le fait d’avoir eu tant d’or entre les mains, mais cet or n’était celui représenté par le métal précieux ; cette richesse était une culture produite par elle-même ou héritée, et plus récemment une liberté retrouvée en 1944 – 1945. Mais l’Europe a cru en autre chose, liquidant ces richesses pour d’autres sans valeur.
Dans l’Antiquité et au Moyen âge, le mouvement de l’histoire et ses héritages sont allés d’Orient vers l’Occident. On rejoint ici une autre marotte godardienne, celle que les États-Unis, pays sans histoire ni culture — ou si peu selon lui — (et la seule nation sans nom disait-il dans Éloge de l’amour) condamné à s’approprier celle des autres, forment aujourd’hui un Occident dont l’Europe ne serait plus aujourd’hui qu’une sorte d’Orient dépossédé. Film Socialisme s’organise ainsi en une circulation braudélienne très ample et fertile dans l’espace et le temps euro-méditerranéens. Au sein de ce film polyglotte et métissé, le monde, au-delà de l’Europe, semble frappé de la malédiction de Babel, celle d’une communauté humaine condamnée à ne pas se comprendre et, par extension, à s’opposer et se combattre.
Ce paquebot babélien est celui de la défaite, mais le film, c’en est presque surprenant, ne s’arrête pas à un pessimisme désespéré et définitif. Joseph Proudhon aurait pu figurer dans le corpus, comme toujours très fourni, des citations du film : « le socialisme doit avoir tout le monde pour auteur et complice, à peine de créer une confusion babélienne, une tyrannie, une misère épouvantable. » Pour ouvrir une brèche rédemptrice, de même qu’un pont vers le second vocable du titre — « Socialisme » –, il faut quitter ce rafiot corrompu et rejoindre le local, le sédentaire, en l’occurrence le garage Martin. On y découvre le père, œuvrant à sa comptabilité (on peut aisément y voir un autre alter ego du cinéaste qui aime à se définir en petit patron artisan) et déclarant : « il faut savoir dire “nous” pour savoir dire “je”.» La famille doit se battre contre une incarnation d’une vacuité et d’un Mal, une équipe de télévision, qui en fait le siège. Alors que Florine, la jeune fille, lit les Illusions perdues, elle lance à la journaliste : « si vous vous moquez de Balzac, je vous tue !» C’est en ce lieu, trivial et perdu, dont les occupants refusent d’être filmés, que semble pouvoir se dessiner quelque chose comme une projection vers l’universel, une reconnaissance vis-à-vis de la culture et une interrogation des fondements de l’organisation en société, par exemple l’idée de souveraineté populaire dont Athènes a fait don à l’Europe. Et dans ce geste de réappropriation d’un passé qui semble pourvu d’un peu de présent et de futur, il est question de « fédérer » et de « libérer », une émancipation nouvelle : « quand la loi n’est pas juste, la justice passe avant la loi. » Si l’incertitude et le doute planent, il est émouvant de voir Jean-Luc Godard, dont l’amertume et l’aigreur face au monde tel qu’il est ne font aucun doute, fonder cette espérance dans la jeunesse, auprès de laquelle il a toujours été, et demeure.