Il a fallu attendre presque 40 ans (Ritwik Ghatak nous a quittés en 1976), mais le temps est bon conseiller : voici un ouvrage, qui, en plus de 400 pages, s’impose comme l’une des plus remarquables analyses existantes (certes, elles sont rares) sur l’œuvre de ce très grand cinéaste indien. Finement documenté, pertinemment illustré, Ritwik Ghatak, Des films du Bengale offre des textes d’une grande valeur formelle comme intellectuelle. En laissant également parler le cinéaste lui-même, par le biais d’articles qu’il publia de son vivant, l’ouvrage nous découvre un peu de ce personnage fantasque et de la réflexion originale qu’il portait sur le septième art, auquel il avait donné (donna) sa vie.
Quel plaisir de fêter ainsi Ritwik Ghatak, quelques semaines après le début de la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française ! Et quel soulagement de voir que le cinéaste bengali, cet artiste maudit comme on les aime, n’a pas été tout à fait enfoui dans les profondeurs de l’oubli, effacé de l’histoire du cinéma par son confrère Satyajit Ray, plus connu et plus « accessible » que lui. Ritwik Ghatak, Des films du Bengale est un livre de passionnés, d’auteurs qui non seulement savent de quoi ils parlent, mais ont également un désir communicatif de transmettre les raisons pour lesquelles Ghatak ne peut pas, ne doit pas, être oublié.
Les non spécialistes de l’Inde ne s’effrayeront pas de leur absence de connaissances : la culture indienne de Ghatak, mythologique, politique ou théâtrale, à laquelle son œuvre fait abondamment référence, est parfaitement bien explicitée ici, par le biais de notes claires et pertinentes. L’aridité de certains textes ne doit pas non plus faire fuir : bien sûr, il faut voir avant de lire, tant les auteurs ont cherché les plus minutieux détails d’analyse, mais la rétrospective de la Cinémathèque n’est-elle pas faite pour cela ? On se plongera donc avec avidité dans le passionnant décorticage de L’Étoile cachée, plan par plan, de Raymond Bellour ; ou l’émouvant article de Charles Tesson détaillant la réception émotionnelle de Subarnarekha, le magnifique drame utopiste de Ghatak : « Comment reçoit-on physiquement un film comme Subarnarekha ? À la fois comme une caresse et comme une gifle. » On appréciera également le travail sur la musique chez Ghatak effectué par le critique indien Moinak Biswas, qui met en valeur la remarquable harmonie du son et de l’image chez le réalisateur, pour qui le cinéma relevait d’un délicat équilibre entre réalisme et mélodrame au strict service du film en tant qu’œuvre artistique.
Entre ces analyses de critiques, d’historiens du cinéma et de cinéastes, on aura surtout plaisir à trouver la parole du maître lui-même, abondamment exploitée sur presque la moitié de l’ouvrage. Comme Satyajit Ray, Ghatak aimait écrire sur le cinéma, penser le film, réfléchir à l’attitude à adopter « face à la vie, face à l’art ». Il explique ainsi sa passion pour le documentaire, l’originalité du cinéma indien en tant que « cinéma épique », l’importance pour lui de reconnaître le mélodrame comme forme artistique, et s’aventure même dans l’analyse ethnologique de la tribu des Oraons à l’est de l’Inde. Il évoque sa patrie (aujourd’hui le Bangladesh), la Partition de 1947, si douloureuse pour lui et des millions de réfugiés, ses rêves d’avenir et sa conception du passé dans l’anti-nostalgie. Mais à l’inverse de Ray, plus cinéphile que lui et beaucoup plus occidentalisé, Ghatak analysait peu les films eux-mêmes, car selon lui, sans idées, sans volonté créatrice, on ne pouvait apprendre à faire du cinéma simplement en regardant du cinéma. La passion destructrice qu’il vouait au médium cinématographique le rendait virulent envers ceux qui ne le respectaient pas assez, et lui qui plaçait le septième art si haut ne supportait ni l’incompréhension, la simplification ou le goût pour la facilité. S’il avait su que cinquante ans plus tard, on se pencherait avec autant de délectation sur son œuvre et qu’on la qualifierait de « révolutionnaire », peut-être aurait-il été encore là pour nous en parler.