Quand Ritwik Ghatak entame le tournage de son premier film, Nagarik (Le Citoyen) dans les années 1950, le cinéma indien est assez uniforme : depuis l’avènement du cinéma parlant en 1931 avec Alam Ara, c’est la « formule » qui règne en maître, soit le cocktail de chansons et de danses sur fond d’amours improbables que l’on appelle aujourdhui « Bollywood ». Calcutta, l’ancienne capitale indienne du temps des Britanniques, se targue d’être le foyer artistique du sous-continent. De fait, la révolution cinématographique en sera issue : en 1955 sort sur les écrans bengalis et internationaux le film de Satyajit Ray Pather Panchali (La Complainte du sentier), immédiatement vu comme le manifeste de la naissance d’un cinéma artistique indien. Ritwik Ghatak, dont le Nagarik avait été tourné avant Pather Panchali, mais ne sortit sur les écrans qu’en 1977, s’engouffre dans la brèche. Comme Ray, il est fier de sa culture bengalie. Comme Ray, il méprise le cinéma commercial indien. Mais bien que les deux hommes se connaissent et s’apprécient, la comparaison s’arrête là : Ghatak est un idéaliste, un homme engagé ; son cinéma, complexe au prime abord, proche du « petit peuple », de sa souffrance et de ses rêves, déroute. Ghatak a du mal à se remettre de la division de sa patrie, le Bengale. Il ne se remettra pas du tout de son échec public croissant, et mourra à cinquante ans, en 1976, après avoir réalisé seulement huit longs métrages. Par cette rétrospective, la Cinémathèque rappelle que le cinéma artistique indien, ce n’est pas seulement Satyajit Ray, et que, peut-être, on est en droit de lui préférer l’œuvre sensible de « l’étoile cachée » du Bengale. Retour sur quatre de ses films, Nagarik (Le Citoyen, 1952), Meghe Dakha Tara (L’Étoile cachée, 1960), Subarnarekha (1962) et Komal Gandhar (Mi bémol, 1962).
La famille
La famille constitue l’essence thématique du cinéma indien, populaire comme artistique, sans doute parce que l’Inde, comme de nombreuses sociétés encore traditionnelles, l’a elle-même placée au cœur de ses préoccupations. Ritwik Ghatak ne fait pas exception : dans ses films, très intimistes, il ne s’autorise que quelques extérieurs au cercle familial étouffant, souvent simplement constitué des parents et de leurs enfants. Mais quelle famille ! Dans L’Étoile cachée, elle vit aux crochets de l’une des filles, Neeta, forcée de travailler et d’abandonner ses études pour subvenir aux besoins d’un frère qui se rêve artiste, d’un père malade, d’une mère et d’une sœur égoïstes, et d’un autre frère hospitalisé. Quand le frère artiste devient enfin célèbre et que l’on découvre que Neeta est atteinte de tuberculose, la jeune femme devenue inutile est renvoyée de la maison familiale et doit aller mourir au loin, abandonnée de tous…
Ce qui frappe en premier chez Ghatak est la cruauté des rapports entre parents et enfants. Dans L’Étoile cachée et Nagarik, les parents, infantilisés, inutiles, sont dépendants de leurs enfants, mais cette dépendance se traduit soit par une conscience coupable et une souffrance tétanisante (le père), soit par un égoïsme forcené et une méchanceté de marâtre (la mère). Dans Subarnarekha et Mi bémol, ils sont indirectement responsables par leur absence du malheur de leurs enfants : sans guide, sans patrie (la famille étant souvent en Inde le symbole de la nation), ceux-ci errent indéfiniment à la recherche de leur avenir.
Ce sont les relations frère et sœur qui ouvrent une fenêtre d’optimisme, à la limite parfois de l’inceste. Dans L’Étoile cachée, Neeta sacrifie sa vie, son bonheur et l’homme qu’elle aime pour Shankar, son frère musicien. Mais c’est aussi lui qui lui rend son sourire (dans le premier gros plan du film), la console lorsque son fiancé épouse sa sœur, et l’emmène dans son dernier voyage. Dans Nagarik, c’est grâce à l’idéalisme de son frère que Sita, trop vieille pour être bien mariée et traitée tout au long du film comme une bête de foire inutile, trouve le bonheur. Dans Mi bémol, les deux héros se retrouvent autour d’une histoire familiale commune (la mort tragique de leur mère et la Partition du Bengale), et s’unissent autant comme amants que comme frère et sœur. Plus complexe encore, le rapport frère/sœur prend une dimension dramatique dans Subarnarekha : le frère de sang, Ishwar, possessif, jaloux, qui voit sa mère en sa sœur Sita, beaucoup plus jeune que lui, est responsable du suicide de la jeune femme, devenue prostituée parce qu’il a rejeté son mariage d’amour avec le frère adoptif, Abhiram.
Mélodramatique, Ghatak ? Ses films, bien plus ancrés dans la culture populaire que ceux de l’intellectuel Satyajit Ray, ne rejettent pas cette tentation, encore une fois dans la pure tradition indienne, éloignée du concept européen de la tragédie grecque. Ghatak s’en défend, et s’en défend bien : il ne cherche pas seulement le réalisme cher au cinéma artistique ; la vérité de l’art se trouve au plus profond d’une idée, d’une vision. Cette vision est celle d’un monde où les parents ont cessé de jouer leur rôle quand ils ont accepté en silence la destruction de leur univers ; mais aussi celle d’un monde où « l’enfant viendra sûrement, un jour » (Nagarik) et participera à sa reconstruction, tel le fils de Sita dans Subarnarekha, à la recherche, comme sa mère, d’une « nouvelle maison » : « Victoire à l’homme !» dit le sous-titre d’un des derniers plans, inspiré d’un poème de Tagore.
L’engagement
En 1951, Ghatak, qui a commencé sa carrière dans le théâtre, rejoint l’IPTA (Indian People’s Theater Association), qui, en tant que « branche culturelle » du parti communiste indien, entend provoquer le réveil culturel de la population indienne, en s’inspirant notamment de son folklore. À l’instar de son compatriote cinéaste Mrinal Sen, Ghatak ne cache pas sa sympathie pour l’extrême-gauche ; il refuse cependant de s’enrôler dans un parti. Ghatak n’aime pas les doctrines ; en lisant ses écrits sur le cinéma, on comprend vite qu’il n’est pas un suiveur, un bon petit soldat. Ghatak décide de faire comme il l’entend et s’il parle de révolution, ce sera la sienne, pas celle des autres. Quand l’Internationale résonne dans les rues de Calcutta, le héros ne rejoint pas le mouvement, mais part sur son propre chemin (Le Citoyen). Certes, l’Ishwar de Subarnarekha est reconnu coupable d’avoir préféré un combat individuel à la lutte collective, mais l’idéal communiste est bien mort lorsque son mentor l’abandonne lui aussi, après le suicide de son épouse, incapable de supporter de ne pouvoir nourrir ses enfants. Et que dire de Sanat, le fiancé égoïste et veule de Neeta (L’Étoile cachée), qui oublie avoir clamé à ceux qui l’engageaient de trouver un travail plutôt que de continuer à étudier, qu’ils ne « comprendraient jamais ce que l’on appelle un idéal » ?
Il faudrait pourtant voir en Ghatak, plutôt qu’un révolutionnaire, un idéaliste. Étrange constat il est vrai à la première lecture de ses films : un mélodrame peut-il aboutir à la constitution d’un idéal ? Oui, répond Ghatak. Ses personnages sont en prison, certes, prisonniers d’un monde qui les laisse seuls avec leur souffrance, comme Neeta (L’Étoile cachée), abandonnée par son fiancé, descendant l’escalier de son malheur en se prenant la gorge comme pour faire taire un cri, dans un gros plan magnifique ; ou Sita, découvrant que son premier client n’est autre que son propre frère, et s’ouvrant la gorge pour ne pas avoir à lui révéler (Subarnarekha). Mais les contre-plongées chères à Ghatak sont-elles synonymes d’un univers trop écrasant pour des hommes trop petits, ou d’un avenir plus beau à chercher plus haut ?
On a vu en Ghatak un nostalgique du passé, de l’Inde avant 1947, de l’Inde avant la Partition du Bengale. C’est faux. Le héros du Citoyen est poursuivi par son rêve de retrouver la « grande maison », mais dans un élan d’optimisme, il finit par déchirer le poster qui la représente, et à trouver le courage d’affronter son chemin vers les bidonvilles de Calcutta. Ghatak est conscient des errements du présent ; on l’a vu, il l’exprime dans une vision noire de la famille. Le chômage, la pauvreté et la mort ne sont pas seulement des arrière-plans. Si dans cette vie, « on ne peut pas se permettre de rêver » (Le Citoyen), il n’est pas interdit d’imaginer un merveilleux futur, car « au milieu de l’orage, il y a une fille comme une mélodie » dit le héros de Mi bémol, et c’est à la main de cette fille que s’unit la sienne dans le superbe plan final.
Le véritable engagement de Ghatak, ceci dit, est du côté de l’art : « Si l’on n’est pas touché par des choses inutiles, peut-on créer quelque chose de beau ?» (Mi bémol). L’art peut sauver le monde dans la tourmente : le cinéaste lui consacre même un film, Mi bémol, qui évoque le monde du théâtre et rage contre la jalousie et la mesquinerie qui pourraient tout gâcher. Ghatak cite le prix Nobel de littérature et héros (héraut) du Bengale, Rabindranath Tagore ; il emplit ses films de musique, seule bouée de sauvetage pour Neeta, écoutant, ravie, les variations de son frère ; pour Sita (Subarnarekha), qui trouve refuge dans ses chansons pour oublier la solitude ; pour Ramu (Le Citoyen), qui donne sa dernière roupie à un violoniste afin qu’il joue le seul morceau qui lui donnât du courage. L’art selon Ghatak n’est pas détaché de la culture populaire : abondante référence est faite au mythe sacré hindou du Ramayana (dont les deux héros sont justement le dieu Ram et son épouse Sita, noms de nombreux personnages de Ghatak); mais il y a du Bertolt Brecht aussi dans la construction de ses films comme des plans en tableaux, dans le statisme de certains de ses personnages, et leur manière d’éviter le regard.
La frontière
En 1947, les initiateurs de l’indépendance indienne donnent leur accord à la partition indienne : le Pakistan musulman est créé, mais divisé en deux : une partie au Nord-Ouest de l’Inde, et une autre au Nord-Est (le futur Bangladesh de 1971). Des millions d’hindous et de musulmans se jettent sur les routes pour rejoindre leur nouvelle patrie, lors du plus gigantesque déplacement de population qu’ait connu l’humanité. Des millions d’hindous et de musulmans périssent, massacrés. Les autres s’entassent dans des camps de réfugiés. Ghatak, né à Rajshahi (aujourd’hui au Bangladesh), dut lui aussi fuir avec sa famille à Calcutta (Bengale de l’Ouest, en Inde). L’exil, le déchirement, l’abandon de la maison sont ainsi des thèmes récurrents de son œuvre, même si la Partition n’est que rarement abordée frontalement, sauf dans les premières scènes de Subarnarekha, localisées dans un camp de réfugiés du Bengale de l’Est, ou dans les répliques échangées entre les héros de Mi bémol, dont les mères respectives sont mortes après la terrible famine de 1943 et qui ont dû eux aussi quitter leur patrie.
Le symbole de la Partition, chez Ghatak, est la rivière, thème récurrent de ses films, qui donne leur titre à Subarnarekha (en bengali, « le fil doré », qui coule à travers le Bengale de l’Ouest) et à Une rivière nommée Titas (Bangladesh). Dans Nagarik, la rivière est le fil rouge du film, à travers de longs plans montrant son cours traversant Calcutta. Dans Mi bémol, la rivière Padma (transfrontalière entre l’Inde et le Bangladesh et nom du Gange dans son cours au Bangladesh) amène la triste réflexion « Pourquoi dois-je quitter mon beau pays ?» S’il s’agit toujours d’une rivière différente, on peut toutes les relier à la même : le Gange, source de vie en Inde, la déesse Ganga qui facilite la fin du cycle des réincarnations, et surtout chez Ghatak, le fleuve qui sépare géographiquement le Bengale de l’Ouest et le Bengale de l’Est. Dans Mi bémol, les héros regardent longuement vers son autre rive. Dans Subarnarekha, Sita s’assied à son bord pour chanter sa tristesse et sa solitude. Dans L’Étoile cachée, Shankar croit y voir marcher à son bord sa sœur Neeta mais ne peut être que déçu – Neeta se meurt en effet chez elle.
La rivière chez Ghatak est-elle donc synonyme de déchirement, de séparation ? Ce serait encore une fois manquer la foi de Ghatak en l’homme. La rivière ne divise pas seulement, elle peut aussi réunir : les amants de Subarnarekha, qui se retrouvent et s’aiment sur ses rives ; ceux de Mi bémol qui y unissent enfin leurs mains ; l’héroïne de L’Étoile cachée qui y trouve sa raison d’être, son frère Shankar. Ghatak filme longuement, en grands plans d’ensemble, cette/ces rivière(s) qui apaise(nt) et dont le cours puissant, éternel et tranquille ne peut être qu’à peine troublé par le passage assourdissant, mais temporaire d’un train. La rivière est toujours là, et malgré les tourments, elle sera toujours là dans un millénaire, tout comme l’humanité. Reste à savoir ce que l’on veut faire de cette éternité.