Quelle est votre scène d’amour préférée ?
Vincent Avenel
Avec le recul, je me demande réellement si aujourd’hui la scène que je vais évoquer tient encore la route : n’est-ce pas avant tout l’exotisme, l’inédit qui m’a ébloui à l’époque ? Toujours est-il que Histoires de fantômes chinois est un film passablement softcore, comme souvent la production hong-kongaise de l’époque, donc prompt à suggérer la sensualité sans aller suffisamment loin dans le démonstratif pour se valoir une censure. Le film fait ça très bien, et je doute qu’une cheville ait souvent été aussi troublante que celle de Leslie Cheung, avec sa chaîne d’or et clochette… Mais ce n’est pas cette scène dont je voudrais parler.
Noyée dans un film très softcore donc, plein de sentiments d’un lyrisme hallucinant — Tsui Hark à la prod mais sûrement aussi à la réalisation — se trouve une scène étonnante. Nous sommes donc en présence de Ning Caichen, belle fantôme obligée par un terrible démon à séduire des amants de passage pour que le dit démon les dévore par la suite. Face à elle, Nie Xiaoqian, bureaucrate naïf, pur et droit, qui n’a donc pas compris grand chose, et n’a donc pas cédé aux séductions de la belle. Celle-ci refuse de se laisser aller à aimer le jeune homme — jusqu’au moment où lui se retrouve dans le palais hanté du démon même. Une seule façon pour échapper à la détection pour le jeune mortel : plonger dans l’eau du bain de la fantôme. Le film étant plein d’un aspect de comédie de quiproquo, les démons et fantômes rivaux se succèdent dans la pièce, sans que Nie Xiaoqian ne puisse sortir et reprendre sa respiration.
N’en pouvant plus, le malheureux sort donc la tête de l’eau, attirant l’attention d’une démone toute proche. La belle Ning Caichen n’a pas donc d’autre choix : elle lui renfonce la tête sous l’eau… d’un baiser. C’est évidemment fait à grands renforts de voiles doucement suspendus, de musique lyrique, mais le rythme du film, trépidant, prend dans cette seule scène le temps de ralentir, de créer à l’écran un moment de pur mythe amoureux, en accord avec l’aspect mythologique du film. C’est autant le baiser de l’amour que le baiser de la vie pour lui, autant que pour elle : l’acceptation par la morte tourmentée du fait que les Grandes Histoires transcendent même la mort.
Quand il donne dans le lyrique, il peut faire ça très bien, Tsui Hark. The Lovers, son plus beau film à mes yeux, prolonge sa vision d’Eros et de Thanatos, d’une façon moins joueuse que Histoires… — mais cette scène que j’évoquais semble être l’apex du film, le sommet d’une construction érotico-drolatique vouée, finalement, à donner tout son souffle à ces seuls instants. Cela peut agacer — moi, j’en reste toujours profondément ému.
Ariane Beauvillard
La définition de la scène d’amour est toujours très personnelle… pour ma part, j’ai toujours trouvé que les plus belles scènes d’amour étaient les plus poignantes. Donc, pas de retrouvailles, de baisers volés ou non, d’enlacements de corps humectés par la tiédeur de nuits exotiques dans mon panthéon, mais de la tragédie, de la désillusion, du déprimant que diable ! Ce que le cinéma a réussi de mieux en terme d’amour reste les amours ratées, celles qui sont passées consciemment à côté d’elles-mêmes. Pour cela, les scènes de fin du Lauréat, des Vestiges du jour et de la Route de Madison sont les trois scènes qui m’ont toujours émue plus que les baisers enflammés de Scarlett et de Rhett, ou ceux d’Ingrid et de Cary. Il y aurait bien aussi la main délicate de M. Serrault frôlant le dos endormi d’E. Béart dans Nelly et M. Arnaud, mais, rien à faire, mes émotions ne se versent que dans les échecs sentimentaux sur grand écran.
Frédéric Caillard
Réponse en deux temps : la scène finale de Before Sunset de Richard Linklater, pour le Romantisme avec un grand R, pour l’amour qui n’existe qu’en rêve ou sur grand écran. Le déchirant volet pyrénéen de Un homme, un vrai des frères Larrieu, pour l’amour « real life » avec tous ses ingrédients : les enfants, les regrets, l’attirance, la culpabilité, le sacrifice de soi, la cruauté, l’admiration, la crainte de l’autre, l’égoïsme, le besoin de liberté, etc…
Sébastien Chapuys
Voilà une question qui appelle plusieurs réponses, en fonction de la définition que l’on veut donner à « amour »…
L’amour-tendresse : vers la fin de Buffalo ’66 (Vincent Gallo, 1998), les personnages incarnés par Christina Ricci et Vincent Gallo se retrouvent allongé sur le lit d’un hôtel miteux. Le lent et timide rapprochement de leurs deux corps, ponctué d’hésitations, de dérobades et d’élans, est un spectacle d’une infinie douceur.
L’amour-désir : toutes les scènes où Lauren Bacall vampe Humphrey Bogart dans Le Port de l’angoisse (Howard Hawks, 1945) irriguent le film d’une discrète mais tenace touche d’érotisme. Les fameuses œillades « par en-dessous », hautement suggestives, étaient en réalité dues… au trac de l’actrice, alors débutante : dans son autobiographie Par moi-même (1979), elle raconte que « la seule façon d’empêcher ma tête de trembler, c’était de la garder baissée, le menton presque sur la poitrine, les yeux levés vers Bogart. Ce fut là l’origine du surnom dont on me gratifia, le regard (the look). » Couplé avec sa voix grave, ce regard ne laissa pas longtemps indifférent son partenaire masculin : le mythique couple Bogart-Bacall est né peu de temps après le début du tournage…
L’amour-volupté : les films qui représentent des actes sexuels explicites sont souvent marqués par un imaginaire érotique très pauvre, et rares sont ceux qui ne rabaissent pas le personnage féminin au rang d’objet – quand ils ne le punissent pas d’avoir éprouvé du plaisir (n’est-ce pas, Monsieur Von Trier ?) ! Faut-il donc s’étonner que les scènes les plus troublantes (et pourtant les plus crues) soient l’œuvre de femmes cinéastes comme Jane Campion (La Leçon de piano, 1993)) ou Pascale Ferran (Lady Chatterley, 2006) ?
Emmanuel Didier
Les premières minutes de Sarabande d’Ingmar Bergman. Trente ans après Scènes de la vie conjugale, Johan et Marianne se retrouvent, dans les forêts de Dalécarlie, là où Johan s’est retiré pour ses vieux jours. Je pense au doute de Marianne quand elle regarde de loin Johan, assoupi devant la porte de la maison… quand elle compte une minute avant de se faire remarquer… quand elle arrive subrepticement derrière lui pour lui poser un baiser sur l’oreille et que Johan répond « ah, c’est toi…» comme par évidence, comme s’ils s’étaient quittés à l’épicerie du village dans la matinée. Et cette remarque innocente de Johan : « Et si on s’asseyait un peu sur ce vieux canapé de jardin ? Comme ça nous pourrions tantôt contempler la vue, tantôt nous prendre les mains. Si on en a envie. ».
Je pourrais aussi parler de la séquence des corps nus et du lit. Mais c’est déjà bien assez.
Oscar Duboy
La séquence « intra-organique » de Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander. Après tout, c’est un film sur le sexe et ne serait-ce que le pari de filmer ce genre de scène de l’intérieur est génial. C’est scatologique, puérile et infiniment plus drôle que les milliards d’images léchées et plombantes que nous voyons traditionnellement.
Sarah Elkaïm
Les scènes d’amour, c’est souvent LE morceau de bravoure, l’acmée d’un film, quel qu’il soit. Car, finalement, ne sont-elles pas partout, même dans l’inattendu, même loin du catalogué « film d’amour » ? Je pense d’emblée à deux de ces morceaux de bravoure, marquants chacun de façon bien différente… D’abord, à Paris, Texas (Wim Wenders, 1984) Sans doute la première œuvre de Wenders où il met en scène de cette façon la Femme comme objet d’amour. C’est une scène d’amour manqué, de rendez-vous qui achoppe, qui se noue dans cet improbable faux peep show, où Travis déverse à Jane, de l’autre côté de la vitre où elle se trouve, leur histoire passée, le mystère qui les a désunis.
Je pense ensuite, bien loin de Paris, Texas, à l’irradiante Bess du Breaking The Waves de Lars von Trier (1996) Sa première nuit d’amour avec Jan (sa première nuit d’amour tout court), où son visage ne quitte pas le sourire de l’innocente qui découvre l’autre sexe, au sens propre, et qui s’extasie devant les ronflements de son homme, reste pour moi une source de plaisir extatique chaque fois renouvelé !
Arnaud Hée
Il m’est absolument impossible de départager celle forestière dans Delivrance de John Boorman et celle sur canapé dans Les Chiens de paille de Sam Peckinpah…
Claudine Le Pallec Marand
Depuis les années 70, le cinéma occidental et japonais permet aux hommes et femmes cinéastes de ne plus souscrire d’office à la métaphore.
Sans hésitation Pedro Almodovar, Catherine Breillat et Larry Clark dominent largement le tableau d’une poétique tendre et crue.
Des preuves ?
Tout Matador qui filme une scène inoubliable entre la criminelle et le criminel avec par ailleurs une scène de voiture où la voix d’Antonio Banderas fait tout. Extrait du dialogue, à peu près, (en français) : « Avant de te connaître, je faisais l’amour seul…»
La première nuit de Parfait amour ! ou l’adieu sexuel (provisoire) des amants d’Une vieille maîtresse : enfin bref le seul sujet de la cinéaste qui affirme que la sexualité est toujours romanesque…
La scène du trio final de Ken Park ou les tentatives réitérées de Wassup Rockers : la première fait de l’amour un refuge et tout le second film a pour seul propos de nous rappeler que la sexualité peut être ludique !
Enfin, mention spéciale à Intimité de Patrice Chéreau où les deux corps unis sont une sculpture bleutée inoubliable…
Mathieu Macheret
Ma scène d’amour préférée — en ce moment — se trouve à la toute fin de Pas d’orchidées pour Miss Blandish de Robert Aldrich. On y voit la jeune et belle Barbara Blandish, fille de bonne famille kidnappée par d’infâmes malfaiteurs, se donner corps et âme à Slim, le débile de la bande, profondément amoureux d’elle depuis les débuts d’une captivité qui remonte à plusieurs années. Slim est un abominable meurtrier, un psychopathe, violeur de surcroît : il a abusé, bien avant cette scène, d’une Barbara revêche, encore peu encline à tolérer le moindre rapport avec un être qui n’appartenait pas à son monde de privilégiés. En planque après une longue cavale, alors que sa libération ne fut jamais aussi imminente, Miss Blandish prend conscience de la qualité du sentiment qui lie indéfectiblement cette misérable crapule à sa personne. Les grandes scènes d’amour contiennent des amours hors-normes, monstrueuses, dans la mesure où l’ « énormité » de l’amour en question engage forcément des enjeux de représentation. Ici, la scène est grande parce qu’y éclot un amour qui revient de très, très loin : de la nuit des temps, de la barbarie. On se demande, comme le héros de Pickpocket, ce qui a pu maintenir ce couple improbable sur la voie d’un fil aussi ténu, soumis aux plus vives tensions, aux perturbations d’une effroyable tempête affective, menaçant à chaque instant de craquer, pour finalement, et dans le plus grand consentement mutuel, réunir deux paires de lèvres a priori intimement ennemies. A cet instant, il ne s’agit même plus de dépasser les classes sociales, mais de franchir un dégoût ancestral, une aversion fondamentale de l’être parfait, de sa « race supérieure », envers l’être mal fini, attardé, encore fondu dans la glaise de sa nature aveugle et sanglante. Tout le talent d’Aldrich se résout dans cet instant qu’il parvient, après une déferlante de brutalité extatique, à faire tenir. On éprouve, devant ce film étonnant, une émotion voisine de celle dégagée par certains dessins de Léonard de Vinci, s’attardant sur les saillies grotesques de visages déformés, abîmés, boursoufflés, à la silhouette bossue, aux cicatrices de (certains de) ses contemporains. A joindre au grand tableau des humanités.
Marion Pasquier
Ma scène d’amour préférée pourrait bien être le moment où, dans Une femme sous influence, Mabel (Gena Rowlands) sort dans la rue pour attendre ses enfants à la sortie du bus, en chaussettes et vêtue avec une sorte de chemise de nuit. Je trouve son attente très émouvante, et la course qu’ils font ensuite tous ensemble jusqu’à leur maison est très belle, l’amour qui transite très fort.
Dans un autre registre, j’ai toujours la larme à l’œil lorsque je revois la scène des Parapluies de Cherbourg où Guy annonce à Geneviève, qui ne «[pourra] jamais vivre sans [lui]», qu’il part pour l’Algérie.
Le moment où, dans Les Noces de Dieu, Joanna et Monteiro se retrouvent après que l’on ait longuement entendu la Tosca, E lucevan le stelle, est aussi l’une des plus belles scènes d’amour pour moi.
Camille Pollas
Où le lecteur découvre mon absolu romantisme :
De la première à la dernière minute : La Fièvre dans le sang. Je ne veux même pas signaler une scène en particulier, puisque tout le film est le crescendo de l’amour refoulé, du sexe interdit et qui mine tellement qu’il rend fou. Par extension c’est la passion qui est bridée, et je n’ai jamais vu, ailleurs que chez Kazan, les enjeux qui en découlent se révéler aussi dévorants.
Plus « récemment » (j’ai vu d’autres films depuis 1991, rassurez-vous), très belles scènes dans un film que je n’aime par ailleurs pas : My Own Private Idaho (Gus Van Sant, 1991). Les actes sexuels sont des séries de plans fixes où les corps nus sont immobiles, dans diverses positions. On croirait à une série de photos, mais on remarque peu à peu que ces corps sont en fait filmés, que l’immobilité n’est pas totale et que les ventre, les dos, les jambes vibrent très légèrement.
Matthieu Santelli
De manière générale, je trouve qu’il est assez peu question d’amour au cinéma, que c’est finalement un sujet mal compris, peu approfondi, dont on ignore un peu trop souvent la face sombre. C’est généralement un prétexte à l’idéologie niaise de la poésie facile, échappatoire évident du vrai travail du cinéaste : regarder le monde tel qu’il est. Mais s’il y a une scène d’amour qui me vient malgré tout à l’esprit, c’est bien celle du baiser dans Les Petites Amoureuses de Jean Eustache. Le temps qui se fige soudain, la caméra qui tourne autour des deux enfants qui découvrent communément leur premier émoi, le vent qui souffle dans les blés derrière eux… Je ne saurais véritablement expliquer ce qui m’a profondément ému dans ce plan, ni expliquer en quoi l’enchevêtrement de tous ces événements me bouleverse. Et quelque part je n’ai pas tellement envie de savoir, et préfère laisser au cinéma la magie dont il est parfois capable. Je crois que c’est quand le désir d’analyser cède face au pouvoir du film qu’on reconnaît les véritables chef‑d’œuvres.
Sinon, pour rester dans le cinéma récent, je trouve bien peu de films pertinents à ce sujet si ce n’est un pour lequel j’ai beaucoup été critiqué de l’avoir défendu (plus par snobisme désolant qu’autre chose d’ailleurs) : X‑Men 3. La fin notamment : les pouvoirs de Jean Grey sont en ébullition, elle ne contrôle plus rien, la catastrophe est imminente. Wolverine, qui est attiré par elle depuis le premier épisode, se tient face à elle, coincé entre ses sentiments et son devoir de héros. Elle implore : « Tue-moi. » Il lui répond : « Je t’aime. » et lui plante ses griffes dans le cœur. Je trouve ça assez beau de faire de l’acte de tuer, un acte d’amour. Il y a là, je crois, quelque chose de très juste sur la perversité, la cruauté et la douleur assimilée à la jouissance qu’impliquent l’amour qui, soudain, devient un geste fatal. Brett Ratner ou pas, ça me touche.
Ophélie Wiel
Avec Autant en emporte le vent comme film préféré, il aurait été évident que j’en choisisse un plan, une séquence, un moment. Impossible, tant tout m’émeut dans ce film, du premier sourire coquin de Rhett dévisageant Scarlett à la course éperdue de l’héroïne cherchant à rattraper en vain l’amour de sa vie. Cependant s’il faut n’en choisir qu’une seule, une image me vient immédiatement à l’esprit : le premier baiser de Gene Kelly et Judy Garland, dans Le Pirate (Vincente Minnelli, 1945). Alors que Gene vient d’hypnotiser Judy et de révéler les secrets les plus fous de cette jeune femme apparemment coincée dans une existence conservatrice, il la regarde fixement — elle est encore sous le choc de l’hypnose, exposant la nudité de son cœur — puis l’embrasse passionnément, virilement, en gros plan, dans une des scènes les plus sensuelles, à mon avis, du cinéma classique hollywoodien. Et voilà dévoilées en quelques magnifiques secondes la force, l’extase et la magie de la passion amoureuse.