Anne Heche est morte. Sa Mini Cooper bleu électrique, lancée à vive allure dans les rues tranquilles du quartier résidentiel de Mar Vista, a heurté un garage et percuté une Jaguar avant d’achever sa course folle dans une villa bientôt engloutie par les flammes. Une actrice aux cheveux blonds, une voiture en morceaux : l’image ravive le souvenir de Jayne Mansfield. Comme la célèbre pin-up des 50s, la vie mouvementée de cette star déchue des années 1990 n’aurait pas dépareillé dans les pages scabreuses du Hollywood Babylon de Kenneth Anger. Son apparition remarquée au bras d’Ellen de Generes à l’avant-première de Volcano en 1997, au moment où ses rôles successifs dans Donnie Brasco de Mike Newell et Des hommes d’influence de Barry Levinson lui offrent les galons convoités de leading lady, a coûté à Anne Heche sa carrière à Hollywood. Pour les studios de l’époque, impossible pour une jeune première de s’affirmer publiquement bisexuelle. Il faut l’intervention d’Harrison Ford et du réalisateur Ivan Reitman pour qu’elle ne soit pas immédiatement congédiée de la comédie romantique Six Jours, Sept Nuits. Trois ans plus tard, la star sous ecstasy frappe à la porte du propriétaire éberlué d’un ranch perdu en plein désert. Elle déclare aux policiers venus l’interpeler qu’elle est Dieu incarnée, envoyée sur Terre pour guider l’humanité au paradis dans un vaisseau spatial. Heche s’explique sur cet incident dans une autobiographie ironiquement baptisée Call Me Crazy : abusée par son père pendant toute son enfance, traumatisée par la mort de son frère et ses rapports houleux avec une mère conservatrice et homophobe, elle a trouvé refuge dans un monde imaginaire où elle s’est inventée un alter-ego, Celestia. Elle qui espérait lancer une conversation nécessaire sur l’inceste et la santé mentale devient la risée de l’Amérique. La même cruauté sidérante s’exprime, intacte, dans les quelques jours séparant la collision fatale de son véhicule de l’annonce de sa mort cérébrale. Les médias se perdent en conjectures sur les traces de stupéfiants détectées dans ses prises de sang et le coût des dégâts causés par l’accident. Depuis deux semaines, les théories du complot les plus crasses se repaissent de sa dépouille encore fraîche. Alors qu’Anne Heche n’a jamais quitté les écrans de cinéma et de télévision depuis ses débuts, l’exploitation indigne de sa vie personnelle à des fins spectaculaires a trop souvent éclipsé sa carrière d’actrice. Et pourtant, quelle actrice.
Mémorable sorcière
« J’ai fait beaucoup de mauvais films », admettait-elle sans honte en 2017, « […] mais je ne crois pas m’être donnée à moins de 100% » ; les quelques hommages de qualité ayant suivi l’annonce de sa mort lui ont donné raison, rendant justice à des talents d’interprète qui excédaient fréquemment la qualité des œuvres qu’elle tournait et les rôles peu passionnants qui lui étaient dévolus. Sur le papier, on peut facilement deviner pourquoi Anne Heche a été une actrice en vue des studios hollywoodiens au milieu des années 1990. Menue, gracile, avec son carré court de cheveux blond platine, ses grands yeux en amande, son petit nez au bout rond et ses pommettes saillantes… On pourrait l’imaginer en ersatz cute and quirky de Meg Ryan. À l’écran, c’est autre chose : trop d’intensité dans ses regards et puis cette voix, plus grave qu’on pourrait l’attendre, légèrement voilée, au débit sec et tranchant. Quelque chose dans sa présence installe un mélange de détermination, d’intelligence acérée et d’ironie glacée chez ses personnages. Dans la comédie romantique Six Jours, Sept Nuits, initialement prévue pour Julia Roberts, il faut voir la manière un peu trop cassante dont elle remet son célèbre partenaire à sa place, faisant claquer chaque syllabe : « You’re a big laugher, are you ? […] Oh, heavy, pilot AND philosopher ! »
Comme beaucoup d’adolescents de ma génération, j’ai découvert l’actrice dans l’inénarrable slasher Souviens-toi l’été dernier (1997) écrit par Kevin Williamson suite au succès de Scream – un film qui vaut rétrospectivement un peu mieux que sa réputation. Heche n’y apparaît que le temps de deux séquences, mais elles lui suffisent pour s’imposer aisément face aux fades jeunes premiers qui tiennent la tête d’affiche. Heche interprète Missy Egan, la sœur d’un homme dont le cadavre a été retrouvé en mer et que les héroïnes Julie (Jennifer Love Hewitt) et Helen (Sarah Michelle Gellar) croient à tort avoir tué. Curieusement, le réalisateur Jim Gillespie choisit d’introduire le personnage comme une figure horrifique suscitant pas moins de trois jump scares en dix minutes de présence à l’écran. Sorcière white trash en mules et robe-tablier crasseuse, Missy vit perdue au milieu des bois où elle éviscère des cadavres de poissons avec un couteau de boucher.
L’intervention de la mise en scène est en ce sens décisive. À trois reprises, Gillespie la fait surgir de manière inopinée dans le cadre : d’abord dans un miroir, quand elle surprend les jeunes filles errer autour de sa propriété ; puis en la faisant jaillir comme un diable hors de sa boîte pour heurter violemment la vitre de leur voiture lorsqu’elles s’apprêtent à partir ; et enfin à la faveur d’un panoramique latéral balayant la cour vide de la propriété, qui la dévoile hagarde, son couteau à la main, avançant vers nous dans une série de plans alternés en contrechamp avec le visage terrifié de Love Hewitt et culminant dans un perturbant regard caméra. Si deux travellings avant sur le visage torve de Heche au début et la fin de la première visite de Julie et Helen achèvent d’injecter au personnage cette couleur menaçante, l’actrice joue autre chose dans les autres plans des deux séquences.
L’étrangeté mémorable du personnage découle directement de sa performance. L’actrice adopte une posture étonnante, les jambes exagérément arquées, le dos en arrière ou au contraire, voûtée en avant, les bras tantôt ballants, tantôt repliés sur le bassin ; elle se balance d’un pied sur l’autre et se déplace d’un pas traînant. Cette langueur et l’accent nonchalant affecté par la comédienne évoquent immédiatement l’imaginaire du Sud étatsunien.
Dans la séquence dans laquelle Missy invite les deux jeunes filles dans sa maison, Heche oscille entre œillades méfiantes et mines d’oiseau apeuré : tantôt elle fusille du regard ses invitées (quand elle s’éloigne vers la cuisine pour leur préparer du thé, elle jette ainsi des coups d’œil absurdes en arrière pour les surveiller), tantôt elle détourne les yeux avec gêne et prend ses distances, comme si elle s’apprêtait à quitter la pièce.
Tout au long de la séquence, l’actrice se livre à une curieuse petite chorégraphie avec ses mains. Régulièrement, elle ponctue ses répliques d’un micro-geste, comme si elle portait ses mots dans le creux de ses paumes et les projetait dans l’air du bout de ses doigts frêles, en direction de ses interlocutrices. Quand Julie évoque le frère décédé de Missy, elle a le même geste mais non dirigé, comme si elle chassait loin d’elle un mauvais souvenir. À d’autres moments, elle se tord nerveusement les poignets ou effleure brièvement son visage, se repliant sur elle-même. Elle éclate d’un petit rire triste quand Julie demande à Missy si elle vit seule, soupire, hésite, bafouille, répond avec difficulté, dans un mélange de lassitude et de timidité maladive.
Quelques brefs instants, elle semble revenir à la vie, notamment quand elle évoque un ami de son frère avec qui elle a eu une brève liaison sentimentale : elle sourit alors d’un air absent, le regard dans le vide et emportée par la nostalgie, porte sa main à son cœur et la laisse palpiter comme pour réanimer son émoi, avant de se laisser aller à sourire.
Beaucoup de choses se passent en quelques minutes. On voit émerger l’image d’une jeune femme vieillie avant l’heure par les heurts de la vie ; elle est partagée entre une méfiance instinctive, la gêne de celles qui n’ont plus l’habitude de parler et le plaisir de se confier à des invitées de son âge. Sur une table, des inserts de photographies montrent une Missy souriante et lumineuse, laissant imaginer la jeune fille joyeuse qu’elle fût autrefois. La fascination provoquée par cette performance provient de son caractère indécidable : Anne Heche réverbère tour à tour le personnage en jeune femme isolée et vulnérable brisée par l’existence et en mégère méfiante et quasi-psychotique.
Et le masque se brisa
Cette forme de diffraction kaléidoscopique caractérise les interprétations les plus passionnantes de l’actrice, particulièrement dans le superbe Birth de Jonathan Glazer, probablement le sommet de sa filmographie avec l’intrigant remake plan par plan de Psychose par Gus Van Sant. Anne Heche y joue encore un personnage secondaire, mais d’une importance cruciale dans le déroulement de l’intrigue : elle est Clara, la belle-sœur de l’héroïne Anna (Nicole Kidman), qui voit surgir à sa porte, à la veille de son mariage, un petit garçon qui prétend être la réincarnation de son défunt mari. Heche apparaît en tout et pour tout dans quatre séquences assez éloignées les unes des autres dans le récit, ce qui lui permet d’esquisser son personnage par touches successives, à mesure qu’il se dévoile au spectateur : « Birth, pour moi, c’est le premier film dans lequel j’ai été capable de montrer ce qui se passe quand on garde des secrets, la liberté qu’on ressent une fois qu’on les révèle et la transformation qui peut advenir. »
Les cheveux longs et filasse, d’une couleur indéfinissable (entre le brun terne et l’auburn), affublée de lentilles teintées qui donnent le sentiment que ses yeux ont été injectés d’encre de chine, l’actrice est méconnaissable. On rencontre Clara dans les toutes premières minutes du film, dans le hall d’un immeuble cossu de Manhattan. Elle nous apparaît de dos, en train de rajuster la cravate de son mari Clifford (le Suédois Peter Stormare). D’un geste à peine esquissé du bras, Heche pousse doucement mais avec fermeté son partenaire dans l’ascenseur et s’écarte aussitôt pour laisser monter d’autres passagers. Un contrechamp, en plan rapproché poitrine, nous dévoile son visage. L’actrice baisse un instant les yeux vers le paquet grossièrement emballé que l’on a vu entre ses mains dans le plan précédent et les relève aussitôt en inclinant légèrement la tête, avec un sourire contrit : elle a oublié le ruban. Elle hausse les sourcils, écarquillant des yeux de biche, dans un simulacre de candeur et se justifie sur le ton d’une enfant capricieuse : « I’ll be a minute. » Les portes de l’ascenseur se referment sur elle, et un travelling latéral accompagne ses quelques pas en arrière pour s’asseoir sur un banc. Ses doigts agrippent un peu trop fort le paquet. Elle reste figée, les lèvres légèrement pincées, comme si elle se demandait quoi faire ; elle baisse les yeux vers l’objet.
Tandis que la caméra se rapproche, elle relève la tête, les traits tendus, le regard fixe, avec une moue soudain déterminée ; l’instant d’après elle baisse à nouveau les yeux vers le cadeau et laisse échapper un léger soupir d’impuissance. Après une ellipse, on la retrouve la tête baissée, les sourcils froncés dans une expression presque douloureuse, quand hors-champ, une voix la tire de son dilemme intérieur : « Hi ! » Heche lève vers son interlocutrice des yeux écarquillés, interdite, comme si elle avait surpris ses pensées les plus intimes, et se lève d’un bond.
On voit ensuite Clara s’enfuir précipitamment de l’immeuble et courir enterrer son paquet dans un parc voisin. Quand on la retrouve, après une nouvelle ellipse, dans un magasin de luxe à quelques rues de là, les joues rosies par le froid, le visage d’Anne Heche se reflète dans un miroir tendu par la vendeuse. Elle regarde dans le vague, les sourcils légèrement arqués : est-ce qu’elle a bien fait ? Sans dévisager la vendeuse qui lui propose d’emballer son achat, elle laisse échapper avec une note de dépit : « Make it look pretty. » Presque sans un mot, par la seule mobilité de son visage, l’actrice laisse affleurer les états psychologiques successifs traversés par cette figure factice d’épouse modèle, dont les motivations à ce moment du récit, nous sont encore opaques. Cette partition miniaturiste réussit à rendre lisible son illisibilité.
On revoit brièvement le personnage un peu plus tard dans le film lorsqu’Anna vient se confier à Clifford, qui est le frère de son ancien époux, au sujet de ce petit garçon qui la harcèle. Ni Anna ni Clifford ne regardent vraiment Clara, qui reste silencieuse ; ils croient, à tort, que cette affaire se joue entre eux deux. Le découpage minutieux de Glazer isole Heche, nous donnant à nouveau accès en aparté, dans des plans rapprochés, à des petits gestes et expressions (par exemple, une main pensive posée sur le bas du visage tandis que son regard est perdu dans le vague) dans lesquels affleure à nouveau le voile trouble du secret, qui finit par éclater dans le dernier quart d’heure du film, le temps de deux séquences absolument glaçantes. Dans la première d’entre elles, Clara monte chez Anna à la suite de Clifford, venu comme convenu rencontrer l’enfant. C’est le petit Sean en personne qui lui ouvre la porte dans un plan large, auquel succède via un raccord mouvement, un gros plan du visage de Heche dévoilé par la porte qui s’ouvre.
On la surprend dans un bref moment de non-jeu, les yeux baissés, avec sur le visage cette expression de neutralité éteinte que nous arborons dans ces lieux intermédiaires où nous n’avons pas besoin de porter notre masque, mais elle se recompose aussitôt la porte ouverte, clignant des yeux comme un automate se remettant en marche. Lorsqu’elle pose son regard sur le petit garçon, l’échelle de plan extrêmement rapprochée nous permet de percevoir une très légère oscillation de son visage, mais son expression reste résolument neutre, son regard fixe. Plusieurs secondes s’écoulent avant qu’elle ne laisse échapper un « Hi. » minimaliste, précédant une nouvelle pause. Elle tourne la tête pour jauger du regard le couloir vide avec un air de conspirateur : ils sont bien seuls. Mécaniquement, elle glisse sous son bras la bouteille de vin qu’elle porte, et tend vers l’enfant ses paumes noircies de terre, dodelinant légèrement du chef avec un rictus provocateur. Elle lui parle de manière sèche et mécanique, tranchant avec le babillage accueillant de Kidman lors de la première rencontre d’Anna et de Sean.
Dans la salle de bains dans laquelle elle s’enferme avec l’enfant, elle lui ordonne, après s’être lavée les mains, « Dry them. », sur un ton évoquant à nouveau davantage la maîtresse de donjon que la maîtresse d’école. Filmée en légère contreplongée, du point de vue du petit garçon, Heche dévisage son partenaire avec un air de mépris choquant, levant le visage, un demi-sourire sournois sur le visage. On ne reconnaît presque pas la jeune femme émotive et discrète des séquences précédentes. Tout le long de la scène, on se dit : ce n’est pas comme ça que l’on regarde un enfant, que l’on parle à un enfant. Dans les contrechamps, le petit Cameron Bright, réduit au silence, la regarde en retour d’un air inquiet, qui ne trompe pas : Sean a peur de l’inconnue.
Le malaise esquissé dans cette séquence se prolonge dans celle de la visite de Sean à Clara à son appartement, espace sur lequel elle exerce une maîtrise absolue. Tandis que son juvénile partenaire reste immobile, vissé sur sa chaise, c’est Anne Heche qui rythme, par le ballet de ses gestes et de ses déplacements, les différents temps de la séquence.
Celle-ci s’ouvre initialement dans une forme d’indécision, avec un gros plan sur le visage de l’actrice, à contre-jour devant une baie vitrée. Elle se tient de trois quarts, le regard fixe, les lèvres pincées, mais elle ne dit pas un mot. La caméra panote pour l’accompagner tandis qu’elle fait les cent pas. Sa main caresse brièvement son visage, comme si elle essuyait une larme imaginaire, avant de s’attarder sur ses lèvres – elle semble chercher ses mots. Puis, brutalement, Heche tourne à nouveau la tête vers la caméra et éructe, glaciale : « You’re not Sean. » L’échange peut commencer.
Une deuxième bascule intervient quelques secondes plus tard, quand après plusieurs dénégations, le petit Sean demande à Clara qui elle est. L’actrice se rapproche alors rapidement de la caméra jusqu’à ce que son visage envahisse entièrement le cadre. Elle parle entre ses dents, en découpant rageusement sa phrase, sur un ton de menace : « I thought… You said… You’re Sean ! ». Elle fronce brièvement les sourcils dans une expression soudain douloureuse, puis les relâche brutalement et assène d’un ton provocateur une réplique inattendue et, encore une fois, inappropriée : « I’m your lover. » Quelques instants plus tard, elle caresse légèrement le bras du petit garçon en murmurant sur le ton de la séduction, accélérant puis décélérant son débit de parole : « If you were Sean, you would have come to ME, first… And I would have explored this. » Instant sidérant de perversité.
Elle poursuit cependant son entreprise avec le même calme olympien : elle ouvre avec précaution le sac à dos de Sean dans lequel se trouve le contenu du mystérieux paquet enterré dans le parc au début du film : les lettres d’amour adressées par Anna à son défunt mari, qu’il a à son tour offert à Clara sans les ouvrir, en guise de gage d’amour. « Here they are. » Elle ajoute d’une petite voix aigrelette, sur le même ton enfantin : « Hello ! », avant de refermer le sac avec soin. C’est le moment que l’enfant choisit pour tenter de se relever et de s’enfuir avec son sac, mais sans crier gare, Heche saisit son partenaire par le col et le plaque sur sa chaise avec une violence inouïe. Le personnage se dévoile enfin tel qu’il est, un très court instant. Dans le gros plan suivant, elle chuchote à nouveau, teintant la menace d’une pointe de souffrance : « You can’t go around saying you’re someone you’re not. »
Après une coupe, la séquence se poursuit dans l’entrée de l’immeuble, où Clara poursuit Sean qui tente de s’enfuir avec le sac de lettres. Anne Heche plaque violemment Cameron Bright contre la porte et tente de toute sa force d’adulte de lui arracher le sac, le fixant avec une expression haineuse qu’elle doit aussitôt effacer de son visage quand des voisins pénètrent dans l’immeuble et saluent Clara. Elle répond distraitement, et les suit du regard tandis qu’ils s’éloignent, mais son attention revient rapidement, indivise, sur sa petite victime à qui elle décoche un rictus triomphant. Dans un plan plus large, elle s’avance vers lui pas à pas, comme un fauve vers sa proie, et lui barre le passage en agrippant fermement la grille de son bras. Une fois l’enfant à sa merci, elle se penche sur lui et la légère contreplongée sous-exposée que choisit Glazer pour filmer l’actrice donne l’impression que ses yeux sont entièrement remplis d’un liquide noir, comme ceux d’un démon de série B. La presse, à la sortie du film, a jasé sur la séquence dans laquelle Nicole Kidman prend un bain avec Cameron Bright, mais le moment le plus dérangeant du film, c’est celui-là. Cette mélopée susurrante de douleur et de haine entremêlées (« I hated her for that… HATED her ») qu’adresse Heche avec une intensité totalement inappropriée à cet enfant de dix ans, hante le spectateur longtemps après le visionnage. Clara est le jumeau maléfique du personnage de Kidman : le deuil impossible de l’homme aimé en secret a engendré un monstre de tristesse et de colère invisible pour ses proches, soudain lâché en liberté à l’assaut de la plus vulnérable des proies.
« Why do you find me funny ? »
Il y a des actrices qui peuvent faire beaucoup en quelques minutes à l’écran, qui savent en quelques gestes remplir de substance cette coquille vide qu’est le personnage de cinéma, transformer ce golem de papier en créature de chair et de sang à qui l’on peut soudain prêter une intériorité et qui semble poursuivre sa vie hors-champ, à l’abri de nos regards. J’ai tenté de montrer qu’Anne Heche était de celles-là. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur ses talents d’actrice comique, sur son abattage dans Walking and Talking de Nicole Holofcener, Bienvenue à Cedar Rapids de l’artisan sous-estimé Miguel Arteta, ou l’antipathique Catfight, où une lutte à mort l’oppose à sa rivale Sandra Oh. Même dans ce film si cyniquement déterminé à réduire ses anti-héroïnes à des caricatures grimaçantes, elle parvient à faire affleurer quelque chose de la vulnérabilité mêlée de cruauté de son personnage d’artiste imbue d’elle-même.
Dans un émouvant hommage sous forme de conversation paru sur IndieWire, le critique Christian Blauvelt se remémore sa rencontre avec Anne Heche à l’occasion de l’avant-première de Catfight. La voyant isolée du reste de l’équipe, il s’était présenté à elle, professant toute son admiration pour son travail. Pendant près d’une demi-heure, l’actrice l’avait questionné de manière insistante, « un peu à la manière de Joe Pesci dans Les Affranchis quand il demande “Why do you find me funny ?”, en un peu moins menaçant ». Elle voulait comprendre ce qu’il aimait, au juste, dans ses performances. Il avait réussi à étancher sa soif de reconnaissance en arguant, de manière assez convenue, que le spectateur se sentait le bienvenu quand elle apparaissait à l’écran. J’aurais tendance à penser précisément le contraire : c’est dans sa capacité à systématiquement dérouter, déranger le spectateur et à faire éclater ses personnages de l’intérieur qu’Anne Heche a marqué en sourdine vingt-cinq ans de cinéma américain.