Début juillet dernier, la rétrospective la plus passionnante du FEMA (Festival La Rochelle Cinéma) était à nouveau, un an après les programmations Alain Delon et Audrey Hepburn, consacrée à une actrice. Dans un réjouissant contrepoint à la misogynie de Sacha Guitry et de Lars von Trier, têtes d’affiches de cette 51e édition, le festival rendait hommage à un monstre sacré du cinéma hollywoodien classique, Bette Davis, et à travers elle, à la tradition du mélodrame féminin dont elle fût l’une des figures de proue du milieu des années 1930 au début des années 1950. Cette sélection de neuf films sortis entre 1935 et 1972 dressait de Davis un portrait particulièrement cohérent, témoignant de ce que le chercheur britannique Richard Dyerqualifierait d’accord parfait entre la star et ses rôles, la personnalité publique de Davis entrant en telle résonnance avec ses personnages que ses films semblent révélateurs d’une intériorité fantasmée par le spectateur – une confusion mise en lumière par la biographie fictionnalisée d’Anne-Capucine Blot, parue il y a quelques mois chez Capricci.
La lecture des titres français des films de Davis suffit à esquisser les contours de sa persona : elle y est désignée tour à tour comme l’intruse, l’insoumise, la vieille fille, l’étrangère, la vipère, la voleuse, la mariée du dimanche, la garce, l’ambitieuse et, bien sûr, la star. On y perçoit que les films de Bette Davis semblent systématiquement travaillés par l’excès problématique de sa présence. Davis s’est en effet épanouie de manière privilégiée dans des rôles de femmes extraordinaires confinées à une place trop étriquée pour elles à l’échelle de leur couple, de leur famille ou de la société toute entière, et qui trouvent souvent comme seul exutoire la destruction – d’elles-mêmes ou d’autrui. Ces personnages rebelles, garces par nécessité, font bien évidemment écho à la position de Davis elle-même au cœur du star-système hollywoodien, et en particulier aux conflits qui l’ont opposée très publiquement à Jack Warner pour obtenir des rôles à la hauteur de son talent. Mais si la star parvint à s’imposer de manière durable à Hollywood et à jouer un rôle actif dans le processus de création de ses films, ses personnages devaient quant à eux expier leurs transgressions ou être punies. Les héroïnes jouées par Davis paient cher le prix de leur insubordination : quand elles ne sont pas condamnées à mort (dans La Lettre et La Garce), elles obtiennent la rédemption par le truchement d’un autosacrifice (dans L’Insoumise, Une femme cherche son destin). L’ordre moral est sauf et, ce faisant, la femme puissante (mauvaise ?) est remise à sa place.
On retrouve ainsi dans les films de Davis toutes les ambivalences du woman’s picture hollywoodien telles que les ont décrites les théoriciennes féministes des années 1980, de Laura Mulvey à Mary-Ann Doane en passant par Linda Williams. Cependant, comme le note leur aînée, Molly Haskell, quelle que soient l’issue de ces récits d’émancipation avortée, « nous ne nous souvenons pas d’elles pour les humiliations et les compromis qu’elles endurèrent en se conformant aux stéréotypes, mais pour les moments privilégiés pendant lesquels leur caractère unique balaya les clichés. » Les conventions du mélodrame féminin ne parviennent jamais tout à fait à étouffer l’incandescence de l’actrice, qui faisait son miel des excès et des contradictions de ses personnages. Bette Davis ne nous laisse d’ailleurs jamais oublier qu’elle joue avant tout l’Actrice, qu’elle interprète explicitement des comédiennes (dans L’Intruse, Ève ou Baby Jane), des personnages jouant un double jeu (La Lettre) ou glissant d’une identité à une autre (Une femme cherche son destin). Ses films témoignent d’ailleurs d’une vraie souplesse de jeu ; si on l’associe volontiers aux débordements histrioniques de ses rôles de mégères chez Vidor, Mankiewicz ou Aldrich, elle est également capable de minutie et de rétention expressive au profit de ses personnages les plus calculateurs ou les plus effacés. On l’a perçu notamment dans une comédie méconnue de Vincent Sherman, qui était sans doute la vraie surprise de cette programmation du FEMA – d’autant plus étonnante que, là où le titre français, trompeur, promettait un énième récit de sacrifice amoureux, le véritable sujet du film est, comme le suggère le titre original, Old Acquaintance, la relation dysfonctionnelle qui unit une romancière et son amie d’enfance. Face à une Miriam Hopkins en surrégime dans un rôle comique de drama queen vaniteuse dans lequel on aurait facilement imaginé sa partenaire, Bette Davis, sobre sans être effacée, porte à bout de bras la part de mélo raffiné du film.
En guise d’introduction aux multiples facettes de son talent, j’ai souhaité me concentrer sur trois fragments de performances en particulier, qui permettent de circonscrire plus en détail le « style Davis ».
L’Intruse (Dangerous, Alfred E. Green, 1935) : séductrice malgré elle
Repérée sur les planches de Broadway par un employé d’Universal à l’orée du parlant, Bette Davis signe à la Warner en 1932, qui lui construit dans un premier temps, avec un succès mitigé, une persona d’ingénue. C’est notoirement après le succès de son rôle de garce dans L’Emprise de John Cromwell (1934) – film pour lequel elle avait supplié Jack Warner de la prêter à la RKO – que le studio refaçonne complètement son image. Le premier jalon majeur de cette transformation est cette Intruse qui permettra à Davis d’obtenir son premier Oscar pour le rôle de Joyce Heath, une ancienne actrice de théâtre tombée dans l’alcoolisme que Don (Franchot Tone), un architecte, entreprend de sortir du caniveau. Joyce est une femme perdue mais surtout une femme fatale qui de son propre aveu détruit tous ceux qu’elle approche ; après avoir presque entraîné le jeune homme dans sa chute, elle trouvera la rédemption en prenant conscience de son égoïsme et en renouant avec son époux qu’elle avait ruiné et gravement handicapé. Ce mélo bien mené mais sans éclat a beau charger autant qu’il peut la vedette déchue, le spectateur contemporain ne peut guère s’empêcher de penser que son Pygmalion lâche et obséquieux a mérité la monnaie de sa pièce. Bette Davis n’a pas grand-chose à faire pour dévorer menu son falot partenaire. Une séquence, en particulier, marque par sa sensualité, registre auquel on n’associe pas nécessairement la star. Don, qui a recueilli une Joyce ivre morte dans son ranch, la retrouve le lendemain endormie dans la grange sur des bottes de foin, et la sermonne avec tendresse alors que l’orage est sur le point d’éclater. Elle lui demande aussitôt de lui tendre ses chaussures et ses bas, insistant à plusieurs reprises sur le plaisir d’une après-midi de liberté passée à marcher pieds nus dans les prés (Bette Davis fait claquer le mot « barefoot » comme un coup de fouet). Un glissement fétichiste s’opère quand elle enfile un de ses bas, percé au niveau du gros orteil : « Here’s one little piggy going to the market in a SHOCKING state of nudity ! » s’exclame Joyce, mais Davis joue surtout la désinvolture légèrement agacée de celle qui n’a pas envie qu’on lui fasse la leçon.
Lorsqu’elle saute sur le sol, quelques secondes plus tard, Joyce manque de tomber dans les bras de Don – et une coupe vers un plan plus resserré traduit le trouble que provoque chez le héros cette intimité inattendue. « Sorry », laisse échapper négligemment Davis en levant le visage vers lui dans le contrechamp, avant d’écarquiller légèrement les yeux en constatant le regard langoureux que lui adresse de son partenaire, qui ne fait pas un geste pour se retirer. C’est donc elle qui s’arrache à ses bras, non sans un sourire amusé, mordant légèrement sa lèvre inférieure avant d’éclater de rire en s’adossant à la botte de foin, tandis que Franchot Tone rajuste sa cravate d’un air gêné qu’il exagère de manière quasi-burlesque.
Davis ne joue pas la perversité, le calcul séducteur ; elle est ailleurs, dans la légèreté et la spontanéité. Elle rit de se sentir désirée par ce jeune homme engoncé dans ses principes, mais moins désintéressé qu’il ne prétend l’être. Un peu plus tard, elle le retrouvera dehors sous une pluie battante, sa main figée dans l’air, le visage tendu par le désir d’une étreinte. Elle mordille à nouveau légèrement sa lèvre, laisse échapper un souffle, baisse les yeux avec gêne avant de lui adresser un regard pressant interrogateur. Il l’attire dans ses bras pour un baiser, tandis que le tonnerre résonne. Dans l’expression sincère de cet élan amoureux, Davis joue un peu plus qu’un personnage de tentatrice : Joyce, dans les bras de Don, revient elle aussi à la vie.
La Lettre (The Letter, William Wyler, 1940) : quand le masque tombe
La Lettre marque la deuxième collaboration de Bette Davis avec William Wyler après L’Insoumise, un flamboyant mélodrame sudiste qui avait parachevé la réconciliation de la star avec la Warner après son procès retentissant contre le studio, qui ne lui offrait pas de rôles assez intéressants à son goût. Non seulement ce film noir vénéneux, ménageant de beaux moments d’angoisse baroque, est plus réussi que son prédécesseur, il permet aussi à l’actrice de livrer l’une des compositions les plus abouties de sa carrière. Davis y incarne Leslie, l’épouse de Robert Crosbie (Herbert Marshall), un colon anglais à la tête d’une plantation de caoutchouc en Malaisie. Au début du film, elle tire à bout portant sur son amant, puis tente d’échapper à la prison en l’accusant de tentative de viol. Elle entraîne ce faisant un avocat intègre (James Stephenson) et son propre époux dans son mensonge abject. La Lettre fait partie, comme le décevant La Garce de Vidor, de ces films qui explorent l’envers négatif de la persona de Davis en la distribuant dans des rôles d’intrigantes diaboliques à la limite de la caricature – fine est la frontière qui sépare Hedda Gabler de l’Orangina rouge. Pendant les trois quarts de La Lettre, Davis fait preuve d’une maîtrise corporelle et verbale remarquable – chacun de ses gestes et de ses mots semble prudemment dosé, jusque dans des emportements simulant froidement l’émotion, au diapason de son personnage calculateur. Mais contrairement à La Garce, cette héroïne indéfendable est sauvée in extremis par un brusque sursaut de sincérité dans l’une des dernières séquences du film. Alors qu’ils s’apprêtent à quitter leur propriété pour Sumatra, Robert signifie à Leslie qu’il est prêt à lui pardonner si elle est capable de lui jurer qu’elle l’aime. Davis dévisage son partenaire dans les yeux en répondant d’une voix fiévreuse « Yes I do ! ». Il se penche sur elle pour l’embrasser, tandis que la musique de fosse semble nous signifier, dans un accord de violons sentimental, que Leslie a compris la leçon, que tout est bien qui finit bien. Et non : sans crier gare, Davis s’arrache brusquement à l’étreinte de Marshall et se détourne complètement de la caméra en hurlant de manière incontrôlée : « NO I CAN’T ! I CAN’T ! I CAN’T ! », marquant sa dernière phrase d’un sursaut de rage. Il la tire violemment à lui, exige une explication ; elle lui répond avec vigueur que de tout son cœur, elle aime encore l’homme qu’elle a assassiné, puis le repousse à nouveau pour se jeter sur son lit en sanglotant, agrippant les draps de son poing crispé. Ce moment d’honnêteté inattendu donne à voir une facette de l’héroïne qui nous avait été dissimulée jusqu’alors : on perçoit enfin la passion dévorante qui a éveillé cette femme désabusée et l’a poussée au meurtre. En connaissance de cause, elle marche ensuite vers la mort, se livrant à la vengeance de la veuve de sa victime, sous la lune intrusive qui avait déjà baigné de sa lumière blafarde le crime originel.
Une femme cherche son destin (Now Voyager, Irving Rapper, 1942) : la lente métamorphose de la chenille
Now Voyager, réalisé par un autre collaborateur régulier de Davis, Irving Rapper, a la logique malade et la puissance lacrymale des grands mélos – il n’est guère étonnant que Stanley Cavell en ait tiré l’un des plus beaux chapitres de son essai sur le « mélodrame de la femme inconnue », La Protestation des larmes. Bette Davis y trouve un contre-emploi inattendu dans le rôle de Charlotte Vale, une vieille fille timorée prisonnière d’une mère tyrannique qui l’humilie et la traite comme sa domestique. Grâce aux conseils d’un psychanalyste débonnaire (Claude Rains), pas très pointilleux sur la déontologie, et à l’amour d’un homme malheureusement marié (Paul Henreid), Charlotte s’éveille peu à peu à elle-même. Parvenue au terme de son émancipation, elle décidera de se mettre au service de celle des autres et prendra sous son aile la fille de son impossible amour, elle aussi sadisée par une mère égoïste.
Affublée d’ensembles vieillots, de lunettes aux verres dépareillés et d’épais sourcils postiches, Davis est de prime abord absolument méconnaissable. Raide comme un piquet, les lèvres pincées, elle semble emmurée vivante dans son propre corps, tortillant ses mains de manière embarrassée et jetant des regards de moineau effrayé à ses partenaires. Elle est presque systématiquement cadrée au milieu des autres, figurant son impossibilité à exister par elle-même. Après une brève ellipse marquant la fin de la première partie du film, Charlotte ressurgit sous le pseudonyme de Renée Beauchamp au terme d’une croisière l’ayant menée seule au bout du monde. On ne distingue d’abord que ses pieds chaussés d’escarpins, qui esquissent un pas timide au seuil de la passerelle du paquebot. Un panoramique vertical vient alors balayer sa silhouette dorénavant élégante, nous offrant le spectacle de sa transformation, avant de s’arrêter sur son visage, toujours dissimulé par un chapeau à large bord. La tête est baissée, on comprend que la métamorphose n’est pas achevée, que cet extérieur triomphant ne raccorde pas encore tout à fait avec l’intériorité fragile de Charlotte, qui descend vers le pont d’un pas mal assuré.
Quelques minutes plus tard, alors qu’elle déjeune avec l’homme dont elle tombera amoureuse, il l’abandonne un instant après avoir lâché un énigmatique : « I wish I understood you ». Restée seule en terrasse, Charlotte laisse vagabonder son regard dans le vague, répétant pour elle-même ou peut-être pour sa mère absente : « HE wishes HE understood me. » Un travelling alerte nous mène alors à son reflet dans la vitre du restaurant ; Davis dodeline légèrement du chef, comme si Charlotte, à la lumière de la curiosité de l’autre, se voyait soudain pour la première fois. Une suite de champs-contrechamps rapides crée alors une confusion entre l’héroïne et son reflet, tandis que Davis porte la main à sa nuque en ressassant : « HE wishes. » Subrepticement, Charlotte raccorde son identité à celle de l’inconnue sous ses yeux, cette créature élégante qu’elle aussi aurait envie de connaître, de devenir. En mettant en sourdine son impérieuse présence, Davis laisse affleurer un mélange subtil de fragilité et de détermination au service de la quête désespérée d’une femme amputée d’elle-même.