Considéré comme un des premiers romans modernes, La Faim, texte le plus célèbre de Knut Hamsun, est centré sur un écrivain-vagabond de Christiania (Oslo). Affamé, le personnage va de visions hallucinées en moments de frappante lucidité. En 1966, Henning Carlsen avait proposé une adaptation assez fidèle de ce texte de 1890 et, quelques décennies plus tard, c’est au tour du Grec Ektoras Lygizos de transposer à l’écran les pérégrinations de l’anonyme. Il les déplace aux rues d’Athènes et au contexte politique qu’on connaît. Le film, qui a fait sa première mondiale à Karlovy Vary en juillet dernier, retient moins du roman ses péripéties que son essence et offre le saisissant portrait d’un homme perdu.
Ce qui arrive quand on est seul au monde, la façon dont l’esprit se brouille et oscille entre une perte totale de repères et une acuité exacerbée, l’influence de la faim sur la stabilité d’un homme : tels sont en gros les sujets de La Faim, de sa première adaptation danoise, et enfin de Boy Eating the Bird’s Food. Bien que le protagoniste soit affamé et désargenté, il ne faut pas uniquement voir dans ce film grec une référence à la crise qui touche le pays : Ektoras Lygizos implante d’abord son histoire hors contexte et s’approche de la subjectivité hallucinée de son protagoniste. C’est a posteriori que le spectateur va naturellement associer cette intrigue à l’actualité – mais on peut sans doute s’en passer.
Désœuvré, le personnage partage son quotidien et ses repas avec un petit oiseau en cage qui, comme lui, ne sait que chanter. On ne sait jamais vraiment si le personnage refuse de s’alimenter ou à quel point il manque de moyens – il vole de-ci de-là quelques grains de sucres, le fond d’une poubelle, des figues. S’il n’a pas de quoi payer ses factures, son jeun se pose finalement comme un refus (il préfère notamment acheter des graines pour son oiseau), une ascèse qu’il évoque dans un délire et une des scènes les plus frappantes du film ; tout autant qu’il refuse de se plier aux jobs mécaniques qu’on lui offre.
Filmé caméra à l’épaule, collant au corps et au visage du jeune et excellent acteur Yannis Papadopoulos (un blond, à la peau blanche et l’air fragile), le métrage orchestre une véritable chorégraphie autour des gestes quotidiens de ce jeune homme dérangé. S’il semble trop facile de réduire l’anecdote à son symbolisme politique, il est plus intéressant de l’aborder par son versant naturaliste et intimiste, par sa portée psychologique avant tout. À ce titre, le film constitue donc un bouleversant développement autour du désarroi du protagoniste. Et si on regrette dans un premier temps que le réalisateur ait écarté de sa fiction la mise en scène des délires de l’affamé, il semble qu’il préfère plonger de l’extérieur dans les mystères de ce cerveau malade, d’autant plus inaccessible, trouble et troublant, que le scénario d’Ektoras Lygizos laisse loin de notre portée ses motivations. Arbitraires, absurdes, parfois frappants ou choquants ses gestes, ses lubies nous sont donnés brutalement. Et c’est, de façon presque contradictoire, une profonde sensibilité qui se dégage du film. Les faits sont donnés sans origine, les gestes ne sont jamais motivés. Ainsi, c’est peu à peu que se révèle le personnage, qu’on prend toute la mesure de sa détresse et de sa rébellion. C’est le signe, finalement, de la grande fidélité d’Ektoras Lygizos à Hamsun, qui ne cessait lui aussi de brouiller la frontière entre la subjectivité de son personnage et la prétendue objectivité de certains passages de la narration.
Présenté à Karlovy Vary, Toronto, et au début du mois de novembre au Festival de Thessalonique dans son pays d’origine, Boy Eating the Bird’s Food est une audacieuse adaptation du roman d’Hamsun, parfaitement à la hauteur du défi. La seule faiblesse de l’intrigue est sans doute dans le personnage féminin. Tout aussi spontanée, soudaine dans le roman d’Hamsun, l’attraction du protagoniste pour cette jeune femme y était au moins racontée. Ici le désir du réalisateur-scénariste de ne rien expliquer ôte à cette attraction sa force, ôte au personnage féminin le mystérieux intérêt qu’il offrait dans le roman.
Enfin, les saisissantes dernières scènes et notamment celle de l’église – qui rappelle ces moments où le personnage anonyme de La Faim conversait avec ses chaussures – opèrent la métamorphose de l’anecdote en impressionnant portrait de marginal. Il s’accomplit, dans cette scène, un infime décrochage qui donne à voir et à entendre l’esprit malade du personnage : quand ce qu’on pensait être un dialogue est en fait un monologue. Seul dans la chaude lumière de l’église, le personnage lance cet appel que personne n’entend, avant de retourner chercher son oiseau qu’il croyait perdu, la cage protégée par un drapeau grec. Bouleversantes et parfois violentes, les images d’Ektoras Lygizos s’ancrent dans un réalisme qui le distingue de ses compatriotes (Yorgos Lanthimos, Athina Rachel Tsangari) par la forme, l’en rapproche par la maîtrise.