Et si le rugby était le plus télégénique des sports collectifs ? À l’occasion de la Coupe du monde, organisée en France du 8 septembre au 28 octobre, répondons à cette question en partant de la dernière finale en date du Top 14, qui opposait Toulouse à La Rochelle.
Le 17 juin 2023, le Stade Toulousain remportait de haute lutte son 22e titre de champion de France de rugby. Au terme d’un match serré (26-29), la victoire des Toulousains face au Stade Rochelais devait beaucoup au geste exceptionnel de Romain Ntamack, auteur d’un essai à la dernière minute de jeu. Immédiatement célébrée par la presse comme un moment historique (Rugbyrama titrera dès le lendemain un article : « L’essai de Romain Ntamack entre dans la légende ! »), l’action du demi-d’ouverture de l’équipe de France a fait l’objet, trois jours plus tard, d’une vidéo publiée sur le compte Youtube officiel du Top 14. Intitulée « Finale TOP 14 – L’essai de Romain Ntamack comme si vous y étiez », la petite pastille de vingt secondes environ adopte le point de vue d’un hypothétique spectateur, parfaitement placé pour observer le joueur. Contrairement à ce que laisserait entendre son titre (« comme si vous y étiez »), c’est moins une impression de réalisme qui se dégage de la séquence qu’un processus d’iconisation. L’utilisation d’un cadre resserré uniquement autour de Ntamack et d’une courte profondeur de champ, manifestement retouchée numériquement pour flouter l’arrière-plan, vise à exclure de l’image la quasi intégralité des autres joueurs, jusqu’à la célébration finale. À bien y regarder, il semblerait que Ntamack fût ici l’auteur d’un geste génial sorti de nulle part, quand bien même son essai n’a été rendu possible que par une série d’erreurs de la défense rochelaise, pourtant à peine visible à l’image. Suivant une logique purement publicitaire, la vidéo dramatise donc en réalité l’exploit individuel du joueur, au détriment de la compréhension globale de l’action.

Réflexions sur un essai
Contemporain de l’exposition progressive des équipes nationales auprès du grand public, ce phénomène de « starification », sensible dès les années 1980 avec Jean-Pierre Rives (« Casque d’or ») ou Serge Blanco (« le Pelé du rugby »), découle directement de la systématisation des retransmissions télévisées des matchs de l’équipe de France. Si cette manière d’élire de grandes figures a permis un temps de rivaliser avec le star-system déjà à l’œuvre dans le football ou le basket, de nouveaux dispositifs, liés à la démocratisation des outils numériques (vidéo prise depuis les tribunes, vlogs, analyse d’action à l’aide d’une « palette numérique »), semblent aujourd’hui plus à même de renforcer la persona des joueurs. C’est qu’à l’heure où le précision croissante des simulateurs sportifs (la série des FIFA ou des NBA 2K) a considérablement redéfini les limites de l’immersion, la captation télévisée traditionnelle semble pécher par défaut de « réalisme » : le caractère immersif de la vidéo Youtube évoquée repose justement sur un ensemble de ruptures avec les choix de mise en scène classiques du sport à la télé. Fini le cadre 16:9, la longue profondeur de champ et la caméra éloignée du terrain ; le clip mentionné plus haut recourt à un cadre vertical, multiplie les ralentis et voit son montage rythmé par un remix, très populaire sur TikTok, de « Memories » de David Guetta. Il y a là une manière de mettre en concurrence l’expérience temporelle du match, tel qu’il est vécu au stade ou devant sa télé, et une vision récapitulative du sport (celle des « résumés » des journées de Top 14, proposés notamment par Canal+), fondée sur la succession de moments-clés et de performances individuelles.
Du fait de la professionnalisation tardive du rugby et de son exposition irrégulière à travers le monde, la forme télévisuelle fait en effet preuve d’un relatif conservatisme en matière de mise en scène : la grammaire des matchs se réduit le plus souvent à une alternance de plans larges (permettant d’embrasser la quasi totalité du terrain) et de plans rapprochés lors des phases de maul (lorsque le porteur du ballon est saisi et immobilisé par son adversaire), suivis parfois de gros plans au ralentis après un plaquage ou un essai. Dans chaque cas, il est difficile d’individualiser les joueurs, qui apparaissent souvent trop éloignés de la caméra pour que leurs visages soient reconnaissables, quand les rugbymen ne se trouvent pas simplement en surnombre à l’intérieur du plan lors des rucks (mêlées spontanées pour conserver ou prendre le ballon). Cette relative anonymisation participe parfois, pour les non-initiés, du caractère hermétique des phases de jeu, si bien que les commentateurs réalisent souvent un travail de pédagogie pour les leur expliquer. « Aventure collective » avant de devenir artificiellement l’exploit d’un seul homme aux yeux des médias, l’essai témoigne par exemple, selon Daniel Herrero, de la « sacralisation du groupe » au détriment de l’individu. Or, lors de la finale du Top 14, en privilégiant le plan large et l’analyse de la course de Romain Ntamack à travers les lignes rochelaises, la réalisation de France Télévisions a justement fait le choix de mettre en avant la relation dynamique unissant le demi-d’ouverture au reste des joueurs sur le terrain. Valorisée par une mise en scène discrète (la caméra aérienne suit légèrement la course de Ntamack au moyen d’un recadrage en plan large), la beauté de l’essai tient avant tout à la manière dont la course, en creusant la défense, recompose le cadre en ouvrant la profondeur de champ, comme le souligne d’ailleurs le changement d’axe de la caméra lors du replay.

Une école du regard
En dotant le spectateur d’une position inégalée à l’intérieur du stade, suffisamment loin pour embrasser les mouvements d’ensemble et suffisamment proche pour jouir de l’organisation tactique, la captation télévisée sublime le plaisir esthétique suscité par le spectacle du rugby. Si l’effervescence d’un match vu en communion avec le public reste une expérience sans équivalent, la dramatisation de son déroulé lors de sa diffusion télé parvient à mettre en évidence un certain goût de l’emphase, de la violence et de la torsion des corps qui est propre au rugby. À travers la caméra se dévoile, mieux encore que depuis les tribunes, la constante recomposition des équipes, alternant entre phases de courses et de rucks : les joueurs s’effacent derrière le ballon, dont la fonction première est alors de « faire exister l’équipe par la passe », c’est-à-dire en « circul[ant] entre les membres d’un groupe ». À rebours de l’immersion, la retransmission télévisée du rugby valorise ainsi une attitude plus contemplative, sollicitant en permanence la capacité d’analyse du spectateur. Au même titre que d’autres sports populaires (au premier rang desquels le football), le cinéma s’est d’ailleurs finalement peu soucié de filmer le rugby, la comparaison implicite avec les émotions véhiculées par la captation télévisée jouant en défaveur de la fiction. On saura toutefois gré à Clint Eastwood d’avoir tenté, dans Invictus, de filmer le rugby depuis un point relativement aveugle de la représentation télévisuelle, à savoir l’expérience physique du choc et du contact. En reconstituant les matchs de la Coupe du monde 1995 en Afrique du Sud, Eastwood s’est avant tout ingénié à filmer la puissance des plaquages et le cœur des mauls. Ainsi du match opposant l’Afrique du Sud à l’équipe de France en demi-finale : la scène s’ouvre sur une contre-plongée filmée depuis l’intérieur du pack lors d’une mêlée fermée. Si le plan insiste sur la violence des coups donnés lors de la liaison (lorsque les premières lignes entrent en collision avec leurs adversaires), il adopte surtout le point de vue du ballon au moment précis où celui-ci disparaît aux yeux du public et pour les caméras de télévision. Cette scène vaut alors comme une pétition de principe à l’échelle de l’ensemble des matchs filmés par Eastwood : non pas concurrencer le regard télévisuel, mais venir le compléter en donnant à voir ce qu’il ne peut pas filmer.

Le rugby multiplie en effet les phases de jeu où la balle disparaît du champ de vision du téléspectateur : mêlées, mauls, rucks et contre-rucks, phases de ballon porté – autant d’actions où le but est de soustraire la balle à la surveillance de l’adversaire pour avancer vers l’en-but. En découle une dialectique de l’apparition et de la disparition qui participe beaucoup au caractère ludique du rugby retransmis à la télé, dont la dramaturgie naturelle repose sur un suspense permanent. La mise en scène télévisée maximise l’effet produit par la réapparition, souvent inattendue, de la balle, notamment lors des chandelles : si le spectateur, depuis le stade, peut suivre du regard le mouvement de la balle, lancée en cloche par-dessus les lignes adverses, la délimitation verticale du cadre implique que le ballon disparaisse véritablement de l’image pendant quelques instants. Comme dans un film à suspense, le téléspectateur se trouve littéralement suspendu au mouvement du ballon, au sein d’un présent dilaté « pris entre deux possibilités contraires d’un futur imminent ». Plus qu’un outil dramatisant en direct le déroulement d’une action, la captation télévisée remplit aussi une fonction épistémique : partie intégrante de l’économie des matchs, la variation des angles de caméra et le ralenti constituent souvent la seule manière de déterminer la nature d’une phase de jeu (par exemple, si le ballon a bien été écrasé derrière l’en-but, à l’issue d’un essai porté par plusieurs joueurs en même temps, lors d’un ruck). Avec presque vingt ans d’avance sur le football, le rugby a été l’un des premiers sports (avec le football américain) à intégrer des dispositifs de surveillance vidéo pour analyser les phases de match et aider les arbitres dans leurs prises de décision. Ces moments d’arrêts de jeu, particulièrement solennels, mettent arbitre et spectateur sur un pied d’égalité pour évaluer la nature d’une faute commise lors d’une action, de sorte que les matchs se transforment momentanément en tribunaux sportifs. C’est que, comme le rappelle Michel Serres, le rugby est aussi un « apprentissage du droit » où l’exercice d’une violence extrême s’arrête « dès que l’arbitre se manifeste ». En faisant désormais reposer le jugement sur un enregistrement télévisé accessible à tous (la captation est aujourd’hui projetée en direct à l’intérieur du stade sur des écrans géants), le rugby a intégré l’influence de la télévision au point de se transformer en une école du regard.