Deux ans après la célébration de son bicentenaire, la figure de Napoléon ressurgit en grande pompe sur les écrans avec la sortie du film de Ridley Scott, tandis qu’une série produite par Steven Spielberg est en préparation. L’Empereur a beau être l’un des personnages historiques les plus représentés au cinéma, retracer sa vie reste une gageure qui aura mis en échec parmi les metteurs en scènes les plus ambitieux, tels Chaplin ou Kubrick. Et si le principe du « film napoléonien » était précisément de trouver le moyen de faire face à son imposante stature ?
« Je voudrais être ma postérité, et assister à ce qu’un poète me ferait penser, sentir et dire. » aurait dit Napoléon. Par ces quelques mots qu’on lui attribue, l’Empereur confirme autant sa nature mégalomane qu’il ne semble défier par trois fois les artistes qui s’attaqueraient à sa représentation. Penser, entendu, mais avec lui ou contre lui ? Sentir condense de son côté l’ampleur romanesque d’un récit qui s’aventurerait à résumer sa vie. Dire, enfin, induit de trouver comment incarner les paradoxes de Bonaparte, à la fois si proche et si loin de notre époque : Napoléon est à la fois un despote éclairé, un va‑t’en guerre sanguinaire, le premier héros libéral ou encore un « monstre qui s’abreuve de sang », comme il est décrit par ses ennemis anglais dans Waterloo de Sergueï Bondartchouk. Si les sources documentaires, qu’elles soient littéraires ou picturales, ne manquent pas pour se faire une idée du personnage, la perception que l’on en a n’en reste pas moins brouillée par le poids des légendes noires et dorées.
Sur ce point, on pourrait distinguer deux courants au sein du genre pléthorique du « film napoléonien » et des œuvres gravitant dans son orbite : les titres, majoritairement français, qui retracent son épopée sous la forme d’un mythe national, puis ceux, surtout anglo-saxons, adoptant une distance plus critique vis-à-vis de Napoléon, présenté comme un fléau lointain se répandant sur le monde. Dans Les Duellistes et Master and Commander, peut-être les deux derniers films hollywoodiens à traiter véritablement des guerres napoléoniennes (mais qui n’appartiennent pas, à proprement parler, au sous-genre du « film napoléonien »), Bonaparte est d’ailleurs absent. Il projette son ombre néfaste sur des personnages plus secondaires (le cycle de violence infernal des duellistes) et ce jusqu’aux confins de l’océan Pacifique (le film de Peter Weir).
Silhouette bicornue
Rares sont en réalité les biopics de Bonaparte osant tout raconter, des premiers pas du jeune Corse jusqu’à son exil final à Sainte-Hélène, en passant par la myriade de tableaux grandioses produits par sa propre propagande. L’enfance, la Convention, Toulon, le 18 brumaire, le sacre, Austerlitz, Waterloo, Sainte-Hélène : la vie romanesque de Napoléon et son parcours politique sinusoïdal se présentent ainsi comme un bloc imposant difficile à approcher de front. Gance s’attache à sa jeunesse (dans un récit long de sept heures), puis au firmament de sa puissance dans Austerlitz ; dans Napoléon, Sacha Guitry propose un récit rétrospectif raconté par Talleyrand (en prolongement du Diable boiteux), qui se permet ellipses et omissions ; dans Désirée de Henry Koster, Marlon Brando joue quant à lui un Bonaparte observé de biais, depuis le point de vue de son premier amour, et apparaît à chaque saut dans le temps un peu plus grimé en tyran et auréolé d’une gloire s’écrivant hors champ.
Au fond, qu’ils suivent les pas du despote ou épousent le regard de ses ennemis, les films napoléoniens se confrontent à la même irrationalité d’un destin hors du commun et à l’impossibilité de ressusciter à l’écran toute l’ambiguïté d’un personnage se confondant avec son propre mythe. En cela, le « film napoléonien » pose une question matricielle : comment mettre en cage l’animal politique ? De fait, il est rare (hormis peut-être chez Gance, qui le présente, très abusivement, comme le gardien de la Révolution, et par extension le continuateur de l’œuvre de Robespierre, de Marat et de Danton réunis) que la personnalité politique de Bonaparte soit vraiment percée à jour. Ne sont au fond jamais disséqués ses vues libérales, l’héritage social et institutionnel de son règne, ou encore sa dérive autoritaire et le coût humain exorbitant de ses guerres de conquête – le peuple français est d’ailleurs le principal impensé du « film napoléonien », si l’on excepte la figure canonique du vieux grognard qui vient régulièrement sermonner, avec tendresse, le chef militaire bien aimé. Du jeune général en vue à l’empereur déchu, Napoléon apparaît surtout comme un prophète, conscient de sa destinée (qu’annonce le ténébreux Marlon Brando au début de Désirée), ou une étoile grossissante (le recours au triptyque à la fin du Napoléon de Gance en est l’illustration la plus éloquente).
Pour représenter Napoléon, les cinéastes s’en remettent souvent aux atours superficiels de sa figure. Si le « film napoléonien » a bien un poncif, c’est celui-ci : l’Empereur apparaît de dos, comme une silhouette simplement reconnaissable à sa redingote grise et à son chapeau bicorne. Un mythe surgit à l’écran, drainant avec lui son lot d’interprétations : est-il un chef providentiel, ou l’incarnation du mal ? Les différentes facettes de son parcours sont essentiellement caractérisées par une mise en scène de son évolution physique. Prenons par exemple sa coupe de cheveux, qui diffère du jeune général romantique à l’empereur autoritaire : aux yeux de Désirée, Napoléon apparaît définitivement perdu à partir du moment où Marlon Brando troque son catogan pour la fameuse petite mèche en pointe. Une « coupe de cheveux, ça vous change un homme » s’amuse d’ailleurs Talleyrand dans le Napoléon de Guitry, dans une scène où l’acteur incarnant Napoléon change par la magie d’un coup de ciseaux (la séquence est d’ailleurs curieusement identique à celle de Julieta de Pedro Almodovar où se relaient les deux actrices principales).
Plus notable encore est la démarche d’Abel Gance au moment de retrouver Napoléon pour Austerlitz en 1961. Rompant avec l’approche très symbolique qui avait fait la beauté du film de 1927, Gance prend un virage expressément comique et prosaïque comme pour déconstruire l’icône qu’il a lui-même façonnée. Dans une première partie consacrée aux intrigues de couloirs et aux atermoiements géopolitiques préfaçant la bataille d’Austerlitz, il orchestre une savoureuse dissection de la panoplie napoléonienne : si chaque élément de sa garde-robe fait l’objet d’une scène comique, sont aussi tournées en dérision la fameuse posture de l’Empereur la main dans la poche latérale (pour dissimuler un tic de nervosité et non un mal de ventre) ou le choix de la paraphe qui orne ses lettres et décrets. De la part de Gance, il y a là une manière de défier l’Empereur sur son terrain favori (celui de la propagande) autant que d’affirmer une forme de proximité privilégiée avec le personnage : il est celui qui le met à nu. Si le bicorne et la silhouette célèbre apparaissent bien dans le premier plan du film, il ne s’agit pas de Bonaparte sous le chapeau, mais de Constant, son valet. Encapuchonné dans sa serviette de bain, et sur la pointe des pieds pour compenser sa petite taille, le Premier Consul, joué par le nerveux Pierre Mondy, nous fait face.
Regard vampirisant
Les cinéastes qui se sont confrontés le plus directement au personnage ont fait justement du face à face avec l’Empereur l’un des moteurs de leur mise en scène. Chez Abel Gance comme chez Sergueï Bondartchouk, Napoléon est d’abord celui qui nous regarde dans les yeux. Dans l’incroyable séquence de la bataille de boules de neige ouvrant son Napoléon, Abel Gance fait culminer la tension dans un magma d’images en surimpression. Revenant à plusieurs reprises, le visage jeune et souriant de Napoléon se détache, comme en surplomb de la mêlée, avant de percer le quatrième mur d’un regard caméra synthétisant l’essentiel : nous l’avons reconnu. La séquence de la prairie dans Waterloo confère le même pouvoir au regard de Bonaparte : d’un zoom sur ses yeux que n’aurait pas renié Sergio Leone, l’Empereur de retour au pouvoir reconquiert le cœur de ses soldats. À l’inverse, lors des deux séquences d’exil qui bornent le film, Bonaparte quitte la scène de profil, regardant dans le vide, seul dans le carrosse qui l’éloigne de tout – son pouvoir mis en cage.
Napoléon d’Abel Gance (1927) / Waterloo de Sergueï Bondartchouk (1970)
Cette frontalité dans l’approche n’illustre pas seulement le charisme d’un séducteur, mais offre surtout l’occasion aux cinéastes, en le distinguant dans le plan, de figurer son assise sur son époque et son temps. Un plan de la séquence de la bataille de boules de neige filmée par Gance, présentée comme la genèse de l’hagiographie militaire de Bonaparte, donne à voir le jeune futur général debout, nous faisant face, et donnant des ordres à ses compères situés à l’arrière-plan. Cette geste napoléonienne, propre au chef militaire, est reprise dans Austerlitz, à laquelle s’ajoute cette fois la parole. Au moment de passer à l’action ou de trancher un choix, Bonaparte se détache toujours du groupe, tourne le dos à ses interlocuteurs et vient asséner ses directives au premier plan. Cette posture lui confère l’autorité d’un acteur de théâtre ou d’un conférencier : Napoléon incarne l’Histoire qui s’écrit en direct. Au détour d’une séquence, reprise dans les grandes largeurs par Bondartchouk pour son Waterloo, Bonaparte passe de table en table et, dans une improbable improvisation diplomatique, dicte des lettres à l’adresse de l’ensemble des souverains d’Europe. Chez Gance, l’ombre de la silhouette vient, à l’issue de la séquence, se superposer sur une carte de l’Europe projetée sur un mur. Chez Bondartchouk, c’est au contraire en s’asseyant sur ces mêmes cartes que l’Empereur se fait maître de son époque.
Ce qui caractérise avant tout la manière dont Napoléon est dépeint au cinéma pourrait donc être son rapport trouble au temps et à l’Histoire – une idée investie avec force par Abel Gance dès son Napoléon de 1927. Le film condense la mythologie napoléonienne dans le récit de la première partie de sa vie, jusqu’à la campagne d’Italie. À l’école, alors que son professeur inscrit au tableau le nom de l’île de Sainte-Hélène, le jeune Bonaparte est pris d’un vertige et contemple en pensée son propre tombeau. Plus tard, alors qu’une terrible tempête s’abat lors de sa traversée méditerranéenne vers les côtes françaises, son sort se trouve mêlé aux soubresauts de la Révolution : par un jeu de montage parallèle et de surimpressions, sa ténacité en mer semble faire chavirer à plusieurs milliers de kilomètres la Convention Nationale, qui se déchire entre Montagnards et Girondins, et sur laquelle finit par planer l’aigle impérial. Cette idée que Napoléon fait corps avec les événements météorologiques revient souvent au cinéma, l’Empereur s’annonçant souvent par un éclair, striant la fenêtre de Désirée ou perturbant le bal organisé par Wellington dans Waterloo. Qu’il le figure en fantôme hantant la couche de Joséphine de Beauharnais ou qu’il le fasse dialoguer avec les « pères » de la Révolution (Danton, Robespierre, Marat), Gance présente Napoléon dans le film de 1927 comme un être absolu et omniscient, à la fois hors du temps et maître de l’Histoire. Il faut dire, puisqu’on retient surtout de ce film sa propension à glorifier le mythe républicain, à quel point Gance insuffle une étrangeté toute fantastique, pour ne pas dire diabolique, à son héros.
Napoléon d’Abel Gance (1927)
Pour aller plus loin, il serait même possible de rapprocher la manière dont Gance brosse le portrait de Napoléon de celle dont Coppola approche la figure de Dracula : on y retrouve de part et d’autre une ombre et un regard dotés d’une force divine, ou encore la puissance d’évocation d’une silhouette intemporelle. C’est qu’au fond les deux figures partagent peut-être une similitude, que le cinéma se sera attelé secrètement à circonscrire. On en revient au « monstre qui s’abreuve de sang » dénoncé par les Anglais du film de Bondartchouk : Napoléon est un vampire.