Avant chaque retransmission de la Coupe du monde au Qatar, un petit générique met en scène des enfants de la péninsule propulsant un ballon vintage entre les poteaux de bois d’une cage de fortune. Loin de la monumentalité qui est de facto devenue sa seconde nature, le football se voit ainsi ramené, de manière appuyée, à une essence idéalisée : un non-lieu, une cage de fortune, et la simplicité d’un sport qui fait rêver des millions d’enfants à travers le monde. Cette illusion d’un retour à une certaine authenticité du football contraste évidemment avec le malaise qui préside à la tenue de ces matchs en plein hiver, au milieu du désert, dans des stades aux allures de tombeaux – rappelons que quelques 6500 travailleurs immigrés (selon The Guardian, dans une enquête publiée en février 2021) seraient morts sur les chantiers qataris. Au-delà de ces chiffres accablants (qui font toutefois l’objet de débats et pourraient être d’une toute autre ampleur), le Mondial croule sous les critiques : dénonciation d’un marasme écologique, accusations et soupçons de corruption dans le choix de la FIFA d’attribuer l’organisation à l’émirat, indignation devant le non-respect des droits de l’homme et la persécution des personnes LGBT+… L’écart entre la noirceur du tableau et les images qui nous parviennent du Qatar est frappant : à l’instar des enfants du générique, qui semblent prisonniers d’une composition numérique artificielle, nous nous retrouvons captifs, devant les matchs, d’un cadre télévisuel lisse et familier nous maintenant « enveloppé, feutré, comme dans du papier bulle », pour reprendre l’expression de Jean-Phillipe Tessé. La force d’abstraction des images de football interroge plus que jamais ici, précisément parce que le spectacle télévisuel de cette Coupe du monde se révèle hermétique au contexte sociopolitique qui l’entoure. Au fond, nous ne regardons que des images de football. Mais ces images lisses et propres ne sont cependant pas neutres : sous leur apparente normalité, un malaise se dessine, que le contexte de cette édition ne fait que renforcer.

Générique de la Coupe du monde au Qatar (2022) | © FIFA
Les grandes compétitions internationales sont, depuis au moins la Coupe du monde de 2002, l’occasion de réflexions sur l’évolution du dispositif d’enregistrement des matchs de football, en particulier pour relever les apports de nouveaux dispositifs de captation (la « Superloupe », la « Spidercam », etc.), la multiplication de points de vue différents et l’inflation du nombre de ralentis. Les premiers matchs de cette édition frappent toutefois moins par un éventuel éparpillement du regard que par la persistance, voire le renforcement, de la primauté du plan large dans la captation du déroulé des matchs. Ce « plan de base », pour reprendre l’expression de Charles Tesson, ne semble plus seulement être celui autour duquel se structure l’armature du montage, mais apparaît surtout comme l’échelle de cadre la plus signifiante, la seule à même de contenir toute la dramaturgie du football. La promesse d’authenticité contenue au cœur du générique de cette édition semble ainsi se prolonger dans un certain classicisme de la forme télévisuelle.
Que nous raconte invariablement cette mise en scène ? Prenons pour exemple l’enchaînement de plans enregistrant le but improbable marqué par l’Arabie Saoudite contre l’Argentine : filmée en plan large, une frappe à la trajectoire flottante suspend le temps avant de s’écraser dans la cage, sans que l’on ait eu le temps de bien l’appréhender. Puis, la frénésie s’empare du stade, figurée par l’accélération du montage, délaissant le point de vue d’une caméra surplombante pour enchaîner brusquement les changements d’axe. Les plans rapprochés sur les joueurs exultant sont raccordés avec ceux consacrés aux tribunes bouillonnantes. De la stricte organisation que figure le plan d’ensemble (les joueurs à leur poste, les spectateurs relégués au bord de l’écran) à la circulation horizontale d’une énergie partagée — produite par un geste inattendu, dont le rejeu au ralenti prolonge l’instant de grâce —, les images en direct du football contiennent toujours la même espérance : la possibilité d’une émancipation collective. Dans cette perspective, le plan d’ensemble figure bien la part aliénante du jeu, dont les joueurs cherchent à se délivrer par une action hors du commun. Par sa prégnance, il est aussi le reflet de l’altération de notre perception du réel – le football, tel qu’on le perçoit à la télévision, est toujours intrinsèquement mis en boîte.
Spectacle carcéral
Marc Nicolas, dans une courte réflexion sur la télégénie du sport, identifie ce qui fait selon lui l’attrait singulier du dispositif de mise en scène des sports de balle se jouant dans des stades (comme le rugby ou le hockey sur glace), qui relèverait d’un « cadre et d’un piège ». Le plus populaire, le football, se caractérise ainsi par sa « capacité à produire de la fiction induite par le nœud de mise en scène que construit la conjonction du dispositif de filmage, et le rapport au temps et à l’espace qu’il produit : le compte à rebours enfermé dans un cadre. » Dans cette logique, le plan d’ensemble, en plongée, sur lequel apparaissent le score et le chronomètre, et qui s’accompagne d’un léger balayage venant enserrer une grande partie des limites du terrain, s’avère le plus à même de figurer la mise en tension entre les deux éléments constitutifs du spectacle : le temps et l’espace. Il faut noter que si ce choix de cadre est celui par lequel le spectateur semble le mieux observer le jeu, il ne correspond en réalité à aucun des points de vue des protagonistes du match : ni celui des joueurs, ni celui de l’entraîneur, pas même celui des spectateurs les mieux placés. De prime abord, le plan d’ensemble pourrait bien incarner un idéal de la perception du terrain et du jeu – ce qu’un joueur rêverait de voir –, mais nous éloigne de l’expérience de ses acteurs.
Dans une conférence donnée au Forum des images, le réalisateur François-Charles Bideaux ne s’y trompait pas en qualifiant le plan d’ensemble de « télé-surveillance », dont l’utilisation serait formatée par le commanditaire de la retransmission. Les mots de Bideaux traduisent bien la position autoritaire que ce plan figure : un point fixe qui observe à 180 degrés un espace clos, comme le ferait une tour de surveillance. Il n’est pas dès lors interdit de voir le football comme un spectacle carcéral. La distance avec lesquels on perçoit les joueurs les maintient d’ailleurs dans un rôle purement fonctionnel et vectoriel : des points qui se meuvent sur une surface plane. Leur maîtrise technique ou les gestes qui les distinguent ne seraient ainsi perceptibles qu’à travers les images en gros plan et la multiplication des points de vue a posteriori. Extraites de la temporalité de l’action, les séquences donnant à voir les exploits individuels, quand bien même elles recourent à une multitude de cadres moyens et serrés, sont bien en peine de restituer l’émotion que suscite la grâce d’un talent s’exprimant en direct, de manière imprévue.
Expression la plus simple et aboutie du piège que constitue le cadre télévisé pour les joueurs, le plan d’ensemble est devenu, d’une certaine manière, indépassable. Prenons un contre-exemple pour s’en convaincre : la course folle de Kylian Mbappé lors du huitième de finale France-Argentine de la Coupe du monde 2018. Le réalisateur avait alors à sa disposition la fameuse « Spidercam », qui a la capacité d’accompagner pleinement les courses et les trajectoires du ballon. Lorsque Éver Banega perd la balle et que le Français se précipite pour engager une rapide traversée du terrain jusqu’à la surface adverse, le réalisateur trouve judicieux de suivre la course de Mbappé par un travelling aérien, avant de revenir précipitamment au plan d’ensemble quand le joueur parisien s’approche de la surface. Outre les raccords malheureux qui désorientent et saccadent la belle linéarité de la course, le dynamisme nouveau de cette caméra surplombante rompt l’équilibre précaire de la mise en scène pénitentiaire. Si le plan large figure une prison symbolique, il laisse aussi paradoxalement, par sa relative immobilité, la possibilité aux joueurs de s’en évader. En collant aux basques de Mbappe, la « Spidercam » maintient en revanche la supériorité hiérarchique du dispositif de captation sur l’action, annulant par-là l’émotion émancipatrice d’un sprint ou d’une percée.

France – Argentine (2018) | © TF1
La « Spidercam » ne semble aujourd’hui plus utilisée dans le cours du jeu et paraît reléguée, comme d’autres innovations, au rang d’afféterie visuelle utilisée en marge de la temporalité de l’action. Les résumés des matchs de la Coupe du monde au Qatar, qui doivent rejouer l’émotion du direct, sont composés quasi exclusivement des images filmées en plan d’ensemble.
Justice numérique
On pourrait par ailleurs poser l’hypothèse que le dispositif télévisuel de captation des matchs a influencé la manière même dont le jeu s’agence et s’organise. Évoquons par exemple l’importance des images à l’échelle tactique et stratégique (lors des séances vidéo tenues par les entraîneurs et les réflexions concernant l’utilisation de l’espace), mais aussi, plus trivialement, par le surmoi cathodique qui semble infléchir jusqu’aux comportements des footballeurs : pour qui jouent-ils ? Pour les spectateurs dans les tribunes, ou les caméras ? On peut ainsi s’interroger en observant Cristiano Ronaldo (qui bénéficie, en tant que star majeure, d’un nombre considérable de gros plans) se figer régulièrement de longues secondes à l’issue d’actions spectaculaires, comme dans l’attente que la bascule s’opère du plan d’ensemble aux cadres rapprochés sur son visage.
En ce sens, le tournant numérique à l’œuvre depuis deux décennies dans la retransmission du football apparaît comme décisif. L’articulation et le dialogue implicite entre le spectacle télévisé et le jeu vidéo FIFA, qui a créé une autre représentation du football tout aussi influente, semble renforcer la prégnance de la simulation sur le réel, tout en cultivant une imagerie précise. En cherchant à coller aux représentations du football construites par les captations télévisuelles (respectant strictement la même hiérarchie des cadres), les jeux se sont détournés dans leurs gameplay d’une expérience plus subjective et à la première personne pour se raccrocher à la perception omnisciente et en plongée d’un téléspectateur. En parallèle, la télévision multiplie à présent les tours de passe-passe pour joindre l’univers télévisuel au monde vidéoludique. Cette tendance se manifeste principalement par le recours à quelques motifs spécifiques : les séquences d’analyse tactique propre aux talk-shows sont ainsi truffées de références directes aux jeux vidéo, qu’il s’agisse de simples curseurs apposés sur l’écran ou de mouvements de caméras rendus possibles grâce à la multiplication des appareils de captation numérique enserrant le terrain. À la recherche du même point de vue surplombant et embrassant la totalité de l’action, la télévision singe le système de ralenti de FIFA qui permet, à l’aide de deux joysticks, de devenir le maître de l’espace, en circulant à loisir au sein d’un terrain de football tridimensionnel, mais aussi du temps, que l’on peut suspendre.
S’il était jusque-là confiné aux analyses pédagogiques décortiquant chaque fait de jeu, ce débordement du dispositif vidéoludique sur le réel a montré l’étendue de ses contradictions lors d’une scène précise du match d’ouverture Qatar-Équateur. Trois minutes seulement après le coup d’envoi, l’Équateur marque et éteint la ferveur (toute relative) du public qatari. Mais alors que rien ne laisse supposer une irrégularité, et certainement pas les images ralenties, l’arbitre fait le choix d’annuler le but sur décision du système de détection semi-automatique des hors-jeu. Par le croisement des informations recueillies par une douzaine de caméras installées sur le toit du stade et le recoupement de milliers de données géolocalisant les éléments incriminables (les joueurs et le ballon), cette nouvelle technologie détecte la moindre position irrégulière. Le jeu reprend, sans l’appui de la moindre image révélatrice, dans une atmosphère de suspicion perceptible jusque dans les doutes émis par le consultant de TF1, Bixente Lizarazu. Ce n’est que dix minutes plus tard que spectateurs et journalistes dubitatifs obtiennent la preuve visuelle de la faute. La séquence, brève, n’est montrée qu’une seule fois : elle commence par un plan d’ensemble fixe au moment de la passe, avant de laisser place, par un balayage, à sa doublure numérique, un décalque bleuté dans lequel ne subsistent que les avatars des joueurs. Par un zoom, la faute est révélée : en gros plan, la position de la jambe de l’attaquant semble en effet litigieuse. Contenue au sein même de l’image qui fait autorité dans le football (le plan d’ensemble), « l’image-preuve » ici présentée, une composition numérique pourtant sommaire, ne saurait être en principe démentie. L’inefficacité et la froideur de cette démonstration, qui laisse d’ailleurs pantois le consultant français – « c’est un peu rapide ! J’aurais préféré voir l’image. » – n’en défait pas moins son autorité. C’est de cette manière, en se substituant à la perception du regard humain, que la mise en scène télévisuelle met un pied sur le terrain, pour changer radicalement la face du spectacle footballistique.

Qatar – Équateur (2022) | © TF1