D’abord, lâchons le mot : « mumblecore ». Moins une mouvance qu’un label, le terme s’est référé dans la deuxième moitié des années 2000 à une petite famille de films indépendants, réunie autour du festival South by Southwest d’Austin (un petit frère de la grande foire indé de Sundance) et de quelques réalisateurs qui y passaient alors presque tous les ans pour donner de leurs nouvelles. Qu’avaient-ils en commun ? En premier lieu une façon de travailler : matériel amateur, improvisation, équipe réduite. Ensuite, un terrain commun sur l’observation des twentysomething américains, ces post-ados errant entre la fac et les petits boulots, appelés à devenir quelques années plus tard les héros d’une certaine comédie humaine U.S. (notamment avec la série Girls). D’où des objets très bruts, à la structure irrégulière, la plupart du temps filmés dans des formats numériques ingrats.
Joe Swanberg, le très prolifique (quinze longs-métrages en dix ans) réalisateur de Hannah Takes the Stairs, est en 2007 au début de sa carrière et inaugure un processus de fabrication de fictions a minima, condensées en quelques lignes de scénario qui se développent au jour le jour, au fil des improvisations. Ce système, basé sur la troupe (comme Fassbinder en son temps, version lo-fi à l’extrême), est tout à fait obsessionnel : les films se ressemblent, partent d’un embryon d’idée lapidaire, et s’enclenchent par nécessité de filmer, pris par une foi presque aveugle dans le bien-fondé du tournage. Ainsi vont les premières années de carrière de cet auteur aussi dilettante que stakhanoviste, qui fabrique en série, comme une besogne, des chroniques de rien du tout, des journaux filmés sur des gens de son âge.
Un bateau ivre
Hannah Takes the Stairs, son troisième film, est le seul de cette première période à pousser vers un certain enrobage pop, une couleur estivale et naïve, comme un trait de pinceau jaune tracé sur l’écran grisaillant du caméscope. On y orbite autour du personnage de Hannah, qui va de garçon en garçon sans parvenir à se fixer, et se perd donc dans une spirale de flirts et de ruptures. D’ordinaire assez doux et tiède, le « climat » Swanberg s’y agrémente d’une certaine électricité : la présence au casting de presque tous les réalisateurs de la mouvance (Andrew Bujalski, Mark Duplass, Ry Russo-Young) autour d’une jeune actrice parfaitement inconnue mais très prometteuse (Greta Gerwig) imprime sur le film une excitation palpable, une tension particulière de l’improvisation. Pour la première fois, l’absolue liberté des tournages de Swanberg vise in fine la construction d’un objet plus précis et cohérent que d’habitude : un non-film lancé sur les rails d’une comédie romantique ; une vidéo numérique semée aux quatre vents, mais qui au hasard de sa course marque quelques étapes d’un destin de jeune fille.
Le film vogue ainsi comme un bateau ivre, de scène en scène, se laissant parfois trouer par une ellipse ou un long relâchement dramatique. Tout au long se joue un petit théâtre de l’incommunication – rappelons que la racine étymologique de mumblecore vient du mot anglais pour marmonner, « mumble ». Les films de la mouvance, Hannah en tête, ont pour gimmick la gaucherie caricaturale de leurs personnages, leur bafouillement, leur coexistence abrupte : la parole est un boulet, un bruit parasite, venu recouvrir l’inconfort des situations. À titre d’exemple, une scène de rupture où tout est dit en quelques regards, et que Swanberg s’amuse à faire durer, comme pour voir ce que ses deux acteurs (Gerwig et Duplass) vont échafauder ensemble, presque par remplissage. Peu à peu la séquence se laisse envahir par une gestuelle aberrante, des jeux de tendresse mal fagotés : le spectacle, comme souvent dans le mumblecore, c’est autant la scène elle-même que les acteurs en train de l’improviser dos au mur.
Renaissance do-it-yourself
Ce qu’il faut avant tout comprendre, c’est que le mumblecore figure l’idée d’un néo-cinéma primitif pour l’ère numérique, d’une vue Lumière à l’iPhone. Il faut voir Hannah et ses cousins comme un stade prénatal du cinéma que produira la toute première génération à avoir absolument banalisé l’acte de filmer jusque dans sa vie privée, et ainsi y percevoir des ébauches – sans que cela devienne de l’indulgence déplacée – enracinées dans l’« amateurisation » de la vidéo, la domestication des caméras les plus chétives. Autant Joe Swanberg deviendra, quelques années plus tard, un artisan raffiné de la rom-com (ses dernières œuvres sont des chroniques de mœurs façon Paul Mazursky), autant il part d’une culture de l’image qui n’a rien à voir avec le cinéma, une image personnelle et intuitive, née de la webcam, d’une présence invasive de la caméra, intimement liée aussi à une certaine écriture de soi qui mélange l’autofiction et la pure exhibition.
Hannah Takes the Stairs est ainsi tout autant le chef de file de la petite famille des chroniques mumblecore qu’il fait exception à leur règle. Le film est encore une pure captation, une caméra-témoin, mais se tient déjà à la lisière d’une mise en récit, enclenchant un processus qui mènera ces petites pousses indé ultra-fragiles jusqu’à des formes quasi-industrielles de comédie. C’est cet état ténu qui fait tout le sel du film : un proto-équilibre de la narration qui fait encore l’effet d’un film fruste, un peu impoli avec son spectateur, mais qui ne perd jamais de vue son devenir dramatique. Ainsi se trace le lien entre une image produite pour soi, ce qui fut longtemps la clé du cinéma de Swanberg et d’une partie de ses comparses (un cinéma de la confession, tellement intime qu’il est à peine fait pour être montré), et une image produite pour l’autre. Ce pour quoi il est raisonnable de penser qu’au delà de Hannah, c’est ici bien Joe qui « monte les escaliers ».