Malgré la relative brièveté de sa filmographie, Kenneth Anger est très vite passé au rang de mythe du cinéma underground américain, puis international. Adoubé par Jean Cocteau, adepte du sataniste Aleister Crowley, l’homme qui s’est fait tatouer le nom de Lucifer sur le torse continue de nourrir bien des légendes et biens des rumeurs, comme celle racontant qu’il aurait jeté un sort à Jimmy Page, dont la santé s’est nettement détériorée aux alentours de 1976, après que celui-ci a renoncé à composer la bande-son de Lucifer Rising. Mais éloignons-nous des poncifs de l’analyse consacrée au cinéaste – occultisme, gay aesthetics – pour nous intéresser à son rapport au temps historique, et plus brièvement à la notion d’illusionnisme dans son œuvre.
« À la fois l’adversaire et la matrice » : ainsi Paul Adam Sitney, dans Le Cinéma visionnaire, caractérise-t-il la machine hollywoodienne vis-à-vis du cinéma de Kenneth Anger. Machine propagatrice de la pudibonde idéologie de l’American way of life, théâtre du maccarthysme et de son sinistre code Hays, dispensatrice d’un stéréotype straight de l’habitus social. Ce sont paradoxalement sous ses auspices qu’Anger fait, selon ses dires, sa première expérience de cinéma, apparaissant dans A Midsummer Night’s Dream (1935) de Max Reinhardt. La réédition DVD en versions restaurées de l’intégralité des films du cinéaste chez Fantoma (distribué en France par Re:Voir) nous donne l’occasion d’évaluer à quel point son œuvre est travaillée de l’intérieur par cette mythologie, dans une relation d’attirance/répulsion. Fascination morbide qui s’exprime dans l’ouvrage Hollywood Babylon, recueil du plus scabreux gossip concernant les « nouveaux dieux » hollywoodiens, publié pour la première fois par Jean-Jacques Pauvert. Suicide, meurtre, toxicomanie et dépravation : « voilà – comme elle n’a jamais été montrée auparavant – la réalité bouillonnante derrière la façade pailletée de la machine à rêve américaine – les authentiques histoires et les secrets les plus noirs derrière les gros titres à sensation qui ont – depuis plus de soixante-dix ans – titillé le monde et électrisé la nation»…
Il y a entre Anger et la face la plus légitime de la machine hollywoodienne un rapport qui n’est pas sans rappeler, si l’on se réfère à la topique freudienne, le ça au moi. « La perception joue pour le moi le rôle qui, dans le ça, échoit à la pulsion. » Cette dimension pulsionnelle s’exprime dès Fireworks (1947). En exorde, on entend la voix d’Anger, qui joue lui-même le rôle du rêveur dans le film : « Dans Fireworks, j’ai libéré toute la pyrotechnie explosive d’un rêve. Les désirs inflammables refroidis le jour sous l’eau glacée de la conscience sont allumés cette nuit-là par les allumettes libertaires du sommeil et explosent en jets d’incandescences chatoyantes. Ces représentations imaginaires sot un soulagement temporaire. » Un homme dans un lit ; une turgescence qu’on prend d’abord pour son sexe en érection se révèle être un fétiche, une statuette probablement africaine : cette fétichisation de la puissance sexuelle, éjaculatoire, se retrouve plus tard dans la figure homoérotique d’un sailorman (tel qu’on le retrouve par exemple chez Tom of Finland) allumant le feu de Bengale lui tenant lieu de sexe dans une posture héroïque. Mais parallèlement à cette dimension célébratoire de la sexualité, de la pulsion de vie, s’exprime, dans la scène où le rêveur-Anger est brutalisé par une bande de marins, une forme patente de masochisme, de pulsion mortifère. Et c’est toute la filmographie d’Anger qui est travaillée par cette coexistence d’Eros et de Thanatos, dont Gilles Deleuze a dit le caractère inéluctable : « Thanatos est ; il n’y a pourtant pas de “non” dans l’inconscient, parce que la destruction y est toujours donnée comme l’envers d’une construction, dans l’état d’une pulsion qui se combine nécessairement avec celle d’Eros. »
La célébration de la vie, les jaillissements d’eau en gros plan d’Eaux d’artifice (1953), expressions d’un paganisme oublié, confinant à l’abstraction, à connotation éjaculatoire, où une figure fantomatique ère dans des jardins d’un XVIIIe siècle se souvenant de l’ars topiaria romain, côtoie la morbidité et la mort omniprésente dans Invocation of My Demon Brother (1969) ou Scorpio Rising (1963). Comme l’a indiqué Freud, le principe de plaisir ne va pas sans forces s’y opposant : « le processus par lequel le refoulement transforme une possibilité de plaisir en une source de déplaisir ne nous est pas encore bien compréhensible ni clairement figurable ; mais il n’est pas douteux que tout déplaisir névrotique est de cette sorte : un plaisir qui ne peut être éprouvé comme tel. » À la permanence à laquelle aspire le plaisir s’oppose une attirance pour le retour au non-vivant, pour la mort – Anger se plait d’ailleurs à répéter la phrase de Shakespeare « time must have a stop ». C’est ce que, après Freud, Herbert Marcuse a expliqué dans Eros and Civilization (1955) : « le fait brut de la mort nie une fois pour toutes la réalité d’une existence non-répressive. Car la mort est la négativité finale du temps, alors que “la jouissance exige l’éternité”. L’intemporalité est l’idéal du plaisir. » C’est ce processus qui est à l’œuvre dans Inauguration of the Pleasure Dome (1954 – 66). Rituel sans finalité où se croisent des figures apolliniennes, de l’Égypte ancienne, d’un XVIIIe siècle fantasmagorique, des Années Folles, Inauguration se déroule dans un espace situé hors du temps. La structure sans déroulement narratif clair et les surimpressions apparaissant dans la deuxième moitié du film en font un complexe de temps plus proche de la conception antique du temps, sans commencement ni fin, que celle, judéo-chrétienne, vectorielle et tendue vers le Salut, la Grâce, la Rédemption.
Mais n’est-ce pas d’ailleurs le fait même du cinéma, art du temps répétable et palingénésique, art de l’éternel retour au même ? Alors que pour Hollywood – pour un Cecil B. DeMille, par exemple – la représentation de l’histoire prétend en être le reenactment, le rituel transhistorique et syncrétique (syncrétisme historique, mythologique, religieux) chez Anger, comme l’Éros et l’instinct de mort, en est une conjuration. L’apparition de la divinité, l’accomplissement de l’obscur rituel n’a d’autre but que d’abolir le temps : c’est ce qu’a dit Mircea Eliade dans Le Chamanisme et les techniques archaïque de l’extase (1968) : « des hiérophanies les plus élémentaires (la manifestation du sacré dans tel arbre ou telle pierre, par exemple), aux plus complexes (la “vision” d’une nouvelle “forme divine” par un prophète ou un fondateur de religion), tout se manifeste dans le concret historique, et tout est en quelque sorte conditionné par l’histoire. Néanmoins, un “éternel recommencement” se fait jour dans la plus modeste hiérophanie, un éternel retour à un instant intemporel, un désir d’abolir l’histoire, d’effacer le passé, de recréer le monde. » De même dans Invocation of My Demon Brother, qui présente une parenté avec Inauguration, un rituel mystérieux s’accomplit, accompagné par une obsédante composition au Moog de Mick Jagger. Parmi les images oniriques s’insèrent des images du temps présent : vues d’un concert type Woodstock, images d’actualité où des soldats sortent d’un hélicoptère (très certainement le Viêt-Nam). L’irruption de ces images serait comme un retour du refoulé, l’émergence irrépressible du principe de réalité dans un monde mythique et intemporel. C’est le seul film d’Anger où soit ostensiblement mise en scène la consommation de psychotropes (dont il était grand consommateur), mais tous les films du cinéaste peuvent être considérés comme des visions de toxicomane. Timothy Leary, le Pape du LSD, a dit à sa façon cette propriété des drogues de devenir pour soi-même son propre dieu, d’abolir encore une fois l’histoire, de « revenir au commencement pour revivre » : « Laissez tomber – détachez-vous de la comédie sociale qui est un ersatz et qui est aussi déshydratée que la TV. Branchez-vous – découvrez un sacrement qui vous rendra au temple de Dieu, votre propre corps. Oubliez votre raison. Planez. Soyez en phase – renaissez. Revenez au commencement pour revivre. Débutez un nouveau mode de vie qui reflète votre vision. »
Dans Lucifer Rising, véritable ode au biker, la faucheuse regarde d’un œil funeste une jeunesse à la fois désabusée et naïve. Dès la première séquence, dans laquelle le biker bichonne une moto à la fois source de plaisir et machine de mort, la bande image est accompagnée de tubes pop frappants d’ingénuité. Quand Dan Graham suggère dans Rock My Religion que le rock est paradis sur terre – « Le nouveau paradis du rock adolescent, au royaume céleste, ne connaît pas d’Enfer pour le châtiment des pêchés », il oublie le fameux adage latin : et in arcadia ego… Mélangeant des séquences fictionnelles, des images documentaires d’une rencontre de bikers, des séquences (Jésus redonnant la vue à un aveugle, l’entrée à Jérusalem) d’une Vie cinématographique de Jésus qu’on n’identifie pas mise en présence d’icônes de la jeunesse telle que James Dean ou Marlon Brando (rôle principal du biker movie par excellence, The Wild One (1954) de Laszlo Benedek), Anger procède à un renversement nietzschéen des valeurs, où le trompe la mort amoral devient prophète. Car du biker au Hell’s Angel criminel arborant narquoisement croix de fer et svastikas, il n’y a qu’un pas : c’est le personnage habillé et masqué de cuir noir qui urine dans son casque, ciboire de fortune…
Les enseignements du freudo-marxisme, et plus particulièrement ceux de Wilhelm Reich dans Psychologie de masse du fascisme, sont qu’un régime tel que le nazisme est l’expression caractérielle biopathique de l’homme frappé d’impuissance orgastique. Là encore, le propos d’Anger s’avère duplice : à l’ère de la libération des mœurs et de la révolution sexuelle, il se fait le chantre d’un régime ultra-répressif, oppressant le sujet jusque dans ses rêves et niant le principe de plaisir.
Un autre aspect du cinéma d’Anger est la question de l’illusionnisme. Considérant le cinéma comme une forme de magie, Anger en a, face à son temps, très certainement fait un refuge d’irréalité. Mais jusqu’à quel point cette volonté de manipuler des chimères, de créer des hypnagogies fonctionne-t-elle ? Edgar Morin : « plus proche du cinéma est le rêve éveillé, lui-même à cheval entre la veille et le rêve. La ségrégation entre le rêveur et sa fantaisie y est beaucoup plus poussée que dans le sommeil : tout en vivant amours, richesses, triomphes, nous continuons à rester nous-mêmes, de l’autre côté du songe sur les bords prosaïques de la vie quotidienne. » C’est le dévoilement liminaire de Puce Moment (1949), les étoffes s’effeuillant pour finalement laisser voir l’artificialité d’une femme tout droit sortie des années folles mythifiées, c’est la main qui dans Inauguration of the Pleasure Dome tombe le masque tanathéen sur un visage de femme grimée en tête de mort. C’est, partout présent, le fétichisme de l’objet, du bijou, du brillant, de la surface rutilante dans Kustom Kar Kommandos (1964 – 65), où un jeune homme passe langoureusement un boa sur la surface laquée de son véhicule customisé, à l’époque où sur la côte ouest des États-Unis se développe un mouvement artistique dit Finnish Fetish, mettant en valeur le brillant du matériau (plastique, verre, métal laqué). Là où Hollywood multiplie les artifices pour atteindre à la vraisemblance, l’artifice d’Anger s’exhibe dans son évidence, et pour ainsi dire s’annule. Ainsi, comme le remarque Olivier Assayas, « les individus costumés en divinités tels qu’ils apparaissent, tels qu’Anger lui-même apparaît, dans le rituel, y apparaissent en toute vérité ; ce ne sont pas des acteurs grimés, je veux dire des professionnels (ou pas) qui jouent un rôle, et encore moins les divinités elles-mêmes dont on voudrait nous faire croire à la présence. Non, les individus costumés en divinités sont l’objet même du rituel et apparaissent donc en tant que tels dans le film, c’est à dire cette personne-là avec sa nature propre, sa personnalité telle qu’elle s’exprime par son visage mais tout aussi bien par son être entier mais déguisée, consciemment et ouvertement déguisée en un pouvoir, en un symbole par l’intermédiaire duquel elle exprimera tel aspect caché mais profondément véridique d’elle même. »