Qui sont les critiques de cinéma, cette espèce de moins en moins rare de journalistes qu’on aime détester, selon la formule consacrée ? Avec cette rubrique donnant directement la parole à ses rédacteurs, Critikat cherche à entrer un peu plus avant dans leur intimité, pour découvrir comment l’on passe de « simple » spectateur commentant le film à la sortie de la salle à l’analyste aux jugements souvent tranchés, toujours subjectifs, cinéphile si passionné qu’il ressent le besoin de communiquer ses goûts et dégoûts à un public le plus large possible. Mais au fait, c’était comment, vous, votre première fois ?
Quel est le film qui vous a donné envie d’écrire sur le cinéma ?
Vincent Avenel
Aucun.
C’est une salle, la salle art & essai de Brétigny sur Orge pour ne pas la nommer. Une programmation incroyable pour une salle de banlieue : j’ai le souvenir de La Fleur de mon secret, Accion Mutante, Tiens ton foulard Tatiana, L’Aventure de Mme Muir ou La vie est belle — sans oublier le « trafic » d’affiches achetées sous le manteau qui donne le sentiment d’être un esthète clandestin. De quoi forger un solide bagage d’autodidacte… et une profonde envie d’en parler à quelqu’un ! Parce que lorsque tu ressors d’une salle avec le sentiment d’avoir vécu, compris quelque chose, d’avoir évolué — et pourquoi pas, d’être un peu meilleur qu’en rentrant dans la salle, tu as très envie de le dire, de le faire partager.
Ce qui, il faut l’avouer, n’est pas très simple lorsqu’on est le seul de son entourage à fréquenter l’endroit.
— « Tiens, j’ai été au ciné ce week-end…»
— « Cool, t’as vu quoi ?»
— « Dr. Folamour !»
— « Ah ? Connais pas. Moi j’ai été voir Le Grand bleu » …
Et donc forcément, vivre ça donne envie d’en parler de façon argumentée, ça force à affiner ses arguments (et accessoirement, il faut bien dire que ça inspire une opposition farouche vis-à-vis d’un public qui consomme de l’image sans se poser plus de question) — et à sauter sur l’occasion quand on se trouve en position de publier ça. Si ça se trouve, il se trouverait même peut-être des gens pour nous lire !
Ariane Beauvillard
Ma nuit chez Maud.
Frédéric Caillard
S’il faut choisir un film je dirais La Jetée de Chris Marker, mais dans mon cas ce fut plus un processus continu qu’une révélation soudaine.
Stéphane Caillet
Ce n’est pas un film, mais plutôt la découverte de la nouvelle génération de cinéastes nippons des années 1990 – 2000, qui m’a donné envie d’écrire sur le cinéma. Par leur cinéphilie, Kurosawa Kiyoshi, Aoyama Shinji ou encore Suwa Nobuhiro, m’ont ouvert à d’autres auteurs passionnants de l’histoire de la cinématographie japonaise (Oshima, Yoshida, Imamura, Wakamatsu…) ainsi qu’aux divers cinéastes de la modernité cinématographique. Si je dois retenir une oeuvre qui a particulièrement motivé mon envie d’écrire, c’est Kaïro de Kurosawa Kiyoshi, qui n’est pas un « grand film », mais qui correspond à ce que j’aime dans le cinéma : un traitement métaphorique et symbolique des thèmes sociaux et historiques lié à une déconstruction des figures filmiques.
Sébastien Chapuys
Ce sont moins les films eux-mêmes qui m’ont donné envie d’écrire, que la façon dont les critiques ayant pignon sur rue en rendaient compte : à quelques exceptions près, je trouvais leurs commentaires peu pertinents, conformistes, snobs ou de mauvaise foi. Je m’énervais souvent à l’écoute du Masque et la Plume, ou à la lecture des Cahiers, de Positif, de Télérama ou du Monde, regrettant de n»y retrouver que trop rarement ma vision : celle d’un cinéma inscrit dans le monde, vecteurs d’idéologies, et ne planant pas dans une bulle coupée de la société qui le produit et le consomme ; celle d’une cinéphilie morale et politique, qui ne se contente pas de tracer une frontière arbitraire entre les films qui relèveraient du « Cinéma » et ceux qui n’en relèveraient pas, ou de tenir à jour une liste de grands artistes intouchables dont les œuvres se situeraient en-dehors de l’Histoire.
Pour les besoins de l’exercice, je citerai une poignée de films qui m’ont permis d’avancer sur le chemin de la critique :
- Le Décalogue de Krzysztof Kieslowski, dont la construction complexe et subtile, source inépuisable d’analyse, m’a fait comprendre comment un bon texte pouvait enrichir et même transformer la vision d’un film ;
— Le Rebelle de King Vidor, qui m’a fait réaliser l’importance d’une critique rompant avec l’aveuglement auteuriste qui transforme en chef-d’œuvre indiscutable un navet véhiculant une idéologie nauséabonde ;
— Un homme dans la foule d’Elia Kazan, qui m’a révélé comment un film de 1957 pouvait encore parler aux spectateurs des années 2000, et qui m’a permis d’écrire le premier article que j’ai jugé digne d’être publié.
Oscar Duboy
Aucun film n’a été une révélation dans ce sens là pour moi. Je n’ai jamais ressenti la critique comme une vocation ou une chose innée par la vision d’un film en particulier. Cela a plutôt mûri sur la durée…
Laurine Estrade
J’étais en 6e Cinéma. On avait vu Les Demoiselles de Rochefort, et la plupart de mes camarades n’avaient pas aimé, ils se moquaient du film. En classe, la prof était un peu dépassée par ces retours très négatifs. J’ai levé la main : je voulais défendre le film, je lui reconnaissais une singularité, un univers, une forme. Lors de la séance suivante nous avons vu Raining Stones. Cette fois c’était plus fort, le film me touchait davantage.
Je n’arriverai pas à en parler en classe. Il me faudra écrire.
Romain Génissel
Mon premier article fut écrit à la suite de la projection du Match Point de Woody Allen.
Il me fallait revenir frénétiquement sur cette tragédie londonienne et renouer ainsi avec un cinéaste que j’ai aimé et que j’avais mis un peu de côté. Et plus prosaïquement je me devais d’évoquer, outre l’attrait sexuel de Scarlett, sa voix grave, écorchée et pénétrante.
Bien avant cela une projection d’Orange mécanique à 14 ans m’a confronté à un monde violent et insoupçonné mais m’a surtout permis de saisir ce qu’était un vrai point de vue de cinéaste.
L’aspect subversif de la projection tenait aussi au fait qu’elle s’est déroulée un dimanche en plein après-midi avec ma génitrice en train de repasser et sans doute horrifiée (ses vociférations sporadiques faisant foi) à l’idée que ma future (et minime) « crise adolescente » se déroule comme celle de ce bon vieux Alex.
Enfin les VHS empruntés à la fac de Citizen Kane et de Pierrot le fou feront le reste. Et ces bandes-là, il s’avère que je les ai littéralement et manifestement usées.
Clément Graminiès
Très certainement Nelly et M. Arnaud de Claude Sautet car c’est un film si délicat et tellement construit sur les non-dits et l’implicite que j’avais besoin de coucher sur papier mon ressenti vis-à-vis du film pour mieux en cerner les enjeux. Il s’agissait d’une première approche. Ensuite, ce sont les films de Bergman qui ont achevé de me convaincre d’écrire sur le cinéma.
Florian Guignandon
Le déclic, ça n’a pas été un film mais bien un texte, et pour être plus précis un texte de Jacques Rivette sur Voyage en Italie de Roberto Rossellini, paru en 1953 dans les Cahiers du cinéma et publié à nouveau dans un recueil intitulé La politique des auteurs, sorti dans la petite bibliothèque des Cahiers du cinéma. Le texte s’appelait Lettre à Rossellini, et il y avait de l’humour, de la provocation, et puis une façon de parler de mise en scène assez forte et brillante, comparant les travellings du cinéaste aux courbes de Matisse. Le texte était long, la forme très libre, presque un exercice littéraire puisqu’en le lisant je n’avais pas vu le film, mais que cette lecture a pourtant décidé de certaines choses… Bon alors le cinéma était là depuis un petit moment, et de façon insistante les mois précédents, mais là c’était sûr… Et pourtant Rivette cinéaste m’assomme… Comme quoi…
Arnaud Hée
L’attitude critique est venue tardivement, progressivement et de manière assez floue. Je peux d’abord signaler que j’ai eu une pratique de l’écrit dans une discipline universitaire, l’histoire. Celle-ci n’a pas été très heureuse, plutôt frustrante et insatisfaisante à bien des égards. Voilà qui donnera de l’eau au moulin de ceux qui pensent que les critiques de cinéma sont des frustrés… Pour en venir aux films qui m’ont placé face à la possibilité ou même la nécessité d’un regard critique, ce ne sont pas des œuvres que je porte très haut dans mon coeur. Il s’agirait plutôt de films qui mettent en question le regard du spectateur et les enjeux de représentation. Je pense notamment à La Liste de Schindler de Spielberg (avec l’épisode du manteau rouge de la fillette ou le suspense dans les douches du camps), également à Requiem for a dream de Darren Aronofsky, dont j’étais ressorti très impacté, impressionné comme une pellicule. Avec ces films, je me suis forgé une sorte de principe ; l’image, pas seulement cinématographique, ne peut pas être que séduction ou démonstration, elle est aussi une forme de morale dans laquelle le spectateur dispose d’un espace et d’une liberté pour circuler en son sein. Mais surtout, s’il y avait un film, ce qui n’est pas vraiment le cas, ce serait Funny Games de Haneke en 1997, que je suis allé voir deux fois coup sur coup et à propos duquel je me suis beaucoup questionné. J’y voyais beaucoup d’enjeux. À cette occasion, pas une ligne de ma part, mais j’ai fait connaissance avec la littérature critique. C’est peut-être pourquoi, même si je suis loin d’adorer Haneke, je ne le déteste pas et le trouve même utile dans le champ cinématographique.
Raphaël Lefèvre
Si, aujourd’hui, écrire sur le cinéma relève d’un désir fort, voire d’une nécessité, je dois admettre que cela ne m’est pas venu tout seul. Une personne m’y a encouragé, sans qui je n’aurais peut-être jamais sauté le pas : ma prof de philo, qui souhaitait lancer un site de critique de films par et pour les lycéens. Pour en venir au film, j’aurais voulu répondre Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, Les Savates du Bon Dieu de Jean-Claude Brisseau ou Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa — des films qui comptent particulièrement dans mon imaginaire critique -, mais il s’agit du Pacte des loups de Christophe Gans. Je ne l’ai jamais revu depuis, et je me demande bien ce que j’en penserais aujourd’hui… Je le trouverais probablement trop boursouflé, indigeste et creux. Sans pour autant l’encenser de bout en bout (à l’époque déjà, je regrettais que la bête, si habilement suggérée dans un premier temps, apparaisse à outrance par la suite, et que le film s’achève dans un grand n’importe quoi narratif et figuratif), je me souviens m’être enflammé avec un lyrisme tout adolescent face à sa prise de risques offrant le film à la possibilité du ridicule : ce syncrétisme mêlant les genres, les influences, les familles de cinéma, le dynamisme et la mièvrerie, le grotesque et le sublime. Si mes goûts et mon approche du cinéma ont sensiblement changé depuis, si les ambitions n’assurent pas le résultat, ces motifs pour lesquels j’avais eu envie de défendre le film m’animent encore aujourd’hui.
Mathieu Macheret
Le film qui m’a donné envie d’écrire sur le cinéma est Le Fantôme de la liberté de Luis Bunuel. Sa première vision m’avait laissé désemparé. J’avais l’impression d’avoir saisi quelque chose, mais je ne savais pas quoi. Je ne pouvais pas dire si je l’avais aimé ou pas : j’étais étonné, au sens fort du terme. Alors, j’ai pris le parti d’écrire un texte pour le défendre, comme cela, à pile ou face. J’aurais pu tout aussi bien décider de le descendre. Mais je me dis aujourd’hui que, dans la mesure où ce film m’avait « interrompu » alors que tant d’autres me passaient par-dessus la tête, ma décision n’était pas tout à fait arbitraire. Au stade de l’écriture, non seulement Le Fantôme s’est éclairé — tout en conservant sa précieuse part d’indécidable — mais je me suis mis à l’aimer, très fort. L’écriture me révélait des aspects, des rapports, des idées qui ne m’avaient pas frappé lors de sa projection (université de Nanterre, 2002). La projection d’un film est trop rapide, elle nous submerge : on n’a pas le temps de tout voir, de tout visiter. La critique naît du désir d’y revenir, d’y rester un peu plus longtemps que prévu. Le critique squatte.
Carole Milleliri
À bien y réfléchir, mon envie d’écrire sur le cinéma n’est pas née d’un seul film, d’une révélation soudaine ou d’un élan compulsif, même si certains films ont stimulé ou relancé ma passion pour le cinéma à un moment ou un autre. Le passage à l’écriture critique, exercice de style particulier et parfois périlleux, a constitué une étape nouvelle et assez tardive dans mon histoire personnelle avec le cinéma, nourrissant ma propre réflexion (évolutive et perpétuelle) sur cet art que j’aime tant et me permettant de réfléchir au cinéma que j’aimerais pouvoir/savoir faire. Écrire sur le cinéma ne consiste pas à tenter d’imposer sa propre analyse et son propre jugement. Aucun article critique (ou aucune analyse filmique) n’a vocation à contenir un film à lui seul. Ce serait contradictoire avec la vocation artistique même du cinéma. L’acte d’écriture permet avant tout de structurer et de nuancer ses propres impressions sur un film et de continuer à le faire vivre au-delà du temps fugace de sa projection. Cette perspective est d’autant plus vraie lorsque l’on a la chance de partager ses textes avec un large lectorat potentiel, comme Critikat le permet.
Camille Pollas
Ça ne s’est pas passé comme ça. Mon premier souvenir de cinéma et de salle de cinéma — même s’il y a sûrement eu d’autres films avant — c’est Dersou Ouzala, d’Akira Kurosawa. Un peu terrifié par la scène où Arseniev et Dersou se perdent au coucher du soleil dans les steppes glacées, je n’oublierai pas le sifflement du vent et leur peur de mourir. J’avais découvert qu’on pouvait mourir avec les personnages d’un film jusqu’à ce que la lumière revienne, et même une fois sorti garder quelques minutes encore leur façon de marcher.
Je ne dirais pas que la lecture sur le cinéma n’est venue que comme un contrepoint, pour prendre de la distance face aux plongées dans les films, mais c’est plutôt par là qu’est venue cette envie d’écrire. A force de voir, envie de lire, et à force de lire, envie d’écrire. Et finalement, moins pour comprendre ou pour chercher une quelconque vérité que pour prolonger le plaisir du cinéma. Découvrir non ce que cache le film mais ce qu’il a pu semer en moi.
Flavien Poncet
Le cinéma s’est révélé pour moi comme un art, ou du moins comme un moyen d’expression qui concerne autant les affects que l’intellect, dès que j’ai découvert Matrix des frères Andy et Larry Wachowski. La façon, adroite ou maladroite — chacun s’en fait le critique -, dont des données philosophiques en puissance se couplent de scènes d’action en acte m’a révélé le potentiel artistique du cinéma. Par la suite, j’ai écrit à propos des films quand que je me suis rendu compte à quel point ils pouvaient receler de richesses. Les mots et les discussions ne suffisant pas pour explorer l’expérience du film, il m’a fallu coucher l’ensemble de mes pensées sur papier, structurer le tout, faire texte. Les premières oeuvres à avoir exigé une telle précaution de ma part furent Incassable de M. Night Shyamalan puis 2001 : L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Faire courir la bille sur le papier ou pianoter sur le clavier pour ordonner l’expérience du film et une pensée du cinéma devinrent pour moi comme une fièvre salvatrice.
Fabien Reyre
Manhattan de Woody Allen (1979) est probablement le film qui à la fois m’a révélé l’existence du cinéma en tant qu’art et qui a déclenché, par extension, mon envie d’écrire sur les films… Avant de voir ce film, vers 16 – 17 ans, le cinéma n’était guère plus pour moi qu’un divertissement plaisant sur lequel je m’interrogeais peu. Pur produit de l’enseignement public, je ne remercierai jamais assez ma prof d’allemand qui, en Première, m’a fait découvrir Fassbinder et Wenders, ou mon prof de philo grâce auquel je me suis intéressé à Altman ou Eastwood. Mais c’est tout seul que j’ai découvert, un soir sur Arte, un film de ce réalisateur dont j’avais déjà vu quelques films du coin de l’oeil, et qui allait devenir mon idole de cinéma : Woody Allen. Parce que je fantasmais sur cette ville, New York, où je rêvais d’aller, je me suis laissé séduire par ce titre-somme : Manhattan. Dès les premières minutes, où le personnage principal, joué par Woody Allen lui-même, tente d’expliquer son amour pour sa ville, sur des images de New York magnifiées par une photo éblouissante et la Rhapsody in Blue de Gershwin en fond sonore, j’ai été littéralement saisi. Jusqu’à ces dernières images et le visage de Mariel Hemingway, splendide bout de femme pas encore adulte mais capable de donner une belle leçon de vie à Isaac Davis/Woody Allen… Manhattan a complètement bouleversé ma façon de regarder un film et m’a surtout permis de prendre conscience de l’extraordinaire pouvoir intellectuel et sensoriel d’un art dont je ne soupçonnais pas la force. A dix ans, déjà, ma mère m’avait emmené voir Out of Africa et j’avais été totalement transporté, émerveillé, bouleversé sans véritablement comprendre pourquoi, ou comment. Manhattan a apporté la réponse à ces questions. Le lendemain, j’achetais tous les magazines de cinéma que je trouvais en kiosque, et le métier idéal se révélait à moi : critique de films.
Matthieu Santelli
Quitte à en étonner plus d’un, je répondrais Titanic. Pas que le film, à l’époque, me soit apparu comme un joyau artistique qui se devait d’être défendu, mais plutôt en réaction à l’incroyable phénomène de masse qu’il suscita. J’étais alors le tout jeune « rédacteur en chef » du journal de mon lycée. Le film, que je vis dès le premier jour de sa sortie, me laissa plutôt de marbre. Puis survint son incroyable succès. Les jeunes de « ma » génération se retrouvèrent dans cette histoire d’amour un peu mièvre, timidement sociale et facilement tragique. Les filles se reconnaissaient dans les rondeurs et la rebellituderie de Rose (Kate Winslet). Les garçons se soumirent à ce fade idéal masculin en voie de tétardisation qu’incarnait Jack (Leonardo DiCaprio). Devant tant de mollesse d’esprit, devant une si faible exigence spirituelle, je pressentais (inconsciemment) ce qui allait devenir le refuge d’une grande lâcheté intellectuelle caractéristique du XXIe siècle, qui préfère se cacher derrière l’évidence facile d’une romance chaste, plutôt que d’affronter les ambiguïtés du désir et des sentiments. Et une telle lâcheté laisse peu de place au cinéma pour exister, elle l’asphyxie même. Bref, Titanic sonnait comme un coup de grâce. C’est pourquoi je décidais alors de consacrer une page du journal à un article assassin sur le film et son succès.
Bien entendu, le texte était loin de mettre à plat toutes ses considérations et souffrait de la médiocre teneur de ses arguments… Quoiqu’il en soit, je pense qu’il s’agit là de ma première pulsion critique. C’est-à-dire que pour la première fois j’ai voulu, à travers un film, parler d’autre chose, aller au-delà des simples questions plastiques, ouvrir mon texte sur le monde. Ce n’est que bien plus tard, lorsque j’ai sérieusement commencé à pratiquer la critique de cinéma, que j’ai compris sa vocation sociologique, la manière dont elle permettait d’analyser la société et l’époque. En lisant Serge Daney, notamment, qui fut peut-être celui qui me donna vraiment envie d’écrire, ou mieux, celui qui me fit comprendre ce que ça signifie, fondamentalement, écrire. J’espère que chaque phrase que je rédige lui rend dignement hommage…
Benoît Smith
Malheureusement, mes souvenirs du temps où j’ai eu envie de m’exprimer sur le cinéma (à l’époque, c’était sur un forum Caramail !) sont tellement lointains que… eh bien, en fait, je ne me souviens plus de ce qui m’avait amené là. En tout cas, ma présence à Critikat n’est que la suite logique de ces premières discussions.
Ophélie Wiel
Je me souviens que Godard disait dans une interview qu’il n’avait pas la prétention, comme d’autres avant lui, de clamer qu’il regardait des Bergman ou des Dreyer à 5 ans ; lui voyait des Disney, comme tous les enfants. Je serai plus prétentieuse que lui : le cinéma, et avec lui, l’envie d’écrire sur le cinéma, m’est venue très tôt. Pas encore quand je regardais des Chaplin en famille, mais un peu après : j’ai un souvenir très précis d’une diffusion d’Autant en emporte le vent en VF sur une chaîne publique — sans doute FR3 à l’époque — et du grand bouleversement que cela a occasionné en moi : non, le cinéma, ce n’était pas seulement des trucs animés et rigolos qui passaient à la télévision, mais un art à part entière. J’ai alors commencé par demander à mon père de m’initier à cet art en m’achetant des VHS pour Noël — des Hitchcock, des westerns, des Fred&Ginger que je regardais en boucle, émerveillée. Et puis je dévorais le Télérama que nous recevions le mercredi soir, en découpant tous les articles sur les films que j’avais vus ou que j’avais envie de voir, et en rêvant qu’un jour on verrait mon nom en bas d’une critique sur Chantons sous la pluie… La critique de cinéma m’est ainsi apparue d’abord, et de façon très égocentrique, comme un moyen d’exprimer mon admiration passionnée pour les films que j’aimais. Et puis, ensuite, on grandit, on s’endurcit… Heureusement, l’émerveillement est resté : la critique, c’est aussi cela.