L’œuvre mythique et maudite d’Erich von Stroheim ressort en salles, dans la seule version qui existe aujourd’hui, malheureusement reniée par le cinéaste. Une occasion de découvrir le magnifique brouillon d’un chef-d’œuvre à jamais perdu.
C’est le prototype même du film maudit : mutilé, coupé, enlevé des mains de son auteur, dont il a en partie détruit la carrière, Les Rapaces est une œuvre qui ne peut pas se regarder comme n’importe quel film. Chargée de cette aura historique, elle en acquiert une double dimension, qui dépasse la simple analyse du scénario ou de la mise en scène brillante de Von Stroheim. Et le spectateur un tantinet averti ne peut s’empêcher de se désoler ici ou là que le cinéaste ait été empêché par la censure d’exprimer pleinement ses idées.
12 janvier 1924. Erich von Stroheim, réalisateur américain d’origine autrichienne, vient d’achever Les Rapaces. Il présente le film lors d’une séance privée. Les quelques personnes présentes alors ne savent pas encore qu’ils seront les seuls à avoir vu l’œuvre dans son intégralité. Car le film dure… neuf heures et demie (quarante-deux bobines à l’époque), et pas question pour Louis B. Mayer, directeur de la MGM – dont Les Rapaces est le premier long métrage – de le laisser en l’état. Irving Thalberg, le mythique producteur exécutif de la MGM, somme Erich von Stroheim d’en réduire la durée. Von Stroheim s’exécute. Sa nouvelle version fait cinq heures. C’est encore trop pour la MGM. Deux autres montages suivront, sans l’accord du cinéaste et Les Rapaces finit tristement à dix bobines (deux heures et vingt minutes). Les trente-deux bobines restantes furent pour la plupart réutilisées et perdues à jamais. Le film fait ainsi désormais partie du top ten des « films perdus » de l’American Film Institute, où se trouvent sans doute bon nombre d’œuvres du cinéma muet américain… Von Stroheim, lui, comparera la version définitive du film, la seule connue aujourd’hui, à « un cadavre dans un cimetière ». Il ne pardonna jamais à Irving Thalberg.
Von Stroheim ne fut évidemment pas le seul cinéaste à avoir des démêlés radicaux avec ses producteurs. Orson Welles pour La Splendeur des Amberson, Eisenstein pour Viva México ! et bien d’autres virent leurs films montés et remontés dès qu’ils avaient le dos tourné, si bien qu’il en existe parfois plusieurs versions, de l’officielle au « director’s cut ». Les avancées techniques et les recherches cinématographiques permettent souvent aujourd’hui de reconstituer plus ou moins le film voulu par le metteur en scène – bien que cela pose de nombreux problèmes éthiques, lorsque celui-ci n’a plus la possibilité de donner son avis. En ce qui concerne le film de Stroheim, la question ne se pose plus, puisqu’il n’est plus possible de récupérer ne serait-ce que des morceaux des bobines manquantes. Ainsi, bien que Les Rapaces se présente d’emblée comme l’un des films les plus marquants du cinéma muet, dans quelque version que ce soit, reste le sentiment d’avoir perdu quelque chose, comme une pièce manquante et cruciale du puzzle.
Von Stroheim semblait prédestiné à subir les coups de la censure. Mythomane (il s’était inventé une filiation aristocratique), autoritaire et sans doute un peu dérangé (il fit tourner la scène finale mythique des Rapaces dans un désert en plein été et la chaleur fut si insupportable pour l’acteur principal qu’il passa plusieurs semaines à l’hôpital), il fait partie de la race de ces metteurs en scène dont on ne laissait pas s’exprimer le génie, faute de les comprendre. Il est ainsi facile de voir ce qui a pu effrayer les grands pontes de la MGM à la vision des Rapaces. Outre la durée, du jamais vu dans l’histoire du cinéma « commercial » (et surtout pas dans la période du cinéma muet !), le thème n’avait rien d’attractif pour un public en quête de divertissement. Le film, adapté d’un roman de Frank Norris, raconte l’histoire d’amour entre McTeague, un dentiste charlatan au physique d’armoire à glace, et Trina, une jeune femme fragile et pudique. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si Trina n’avait pas gagné un chèque de 5000 dollars à la loterie : l’avarice de la jeune femme (qui refuse de dépenser l’argent, même au plus fort de la misère), conjuguée à la bêtise crasse de son mari, va les mener tous deux à la destruction mutuelle et à la mort.
L’univers des Rapaces est un univers de monstres. À commencer par McTeague, que l’on voit lors de la scène d’introduction ramasser un oiseau sur un rail pour lui éviter d’être écrasé, puis, dans la minute qui suit, jeter violemment un homme du haut d’un pont parce qu’il s’est moqué de lui. Homme au physique balourd, à la force presque surhumaine, McTeague est un personnage pour qui il est difficile d’éprouver une quelconque affection. Le regard fou qu’il pose sur Trina lors de leur première rencontre tient plus de la perversité que du vrai regard d’amour. Trina, elle, inspire tout de suite la pitié : petite femme fragile, sans élégance et sans réelle beauté, elle est l’objet d’un échange entre son cousin et McTeague. Car dans le monde de Von Stroheim, les femmes sont données comme des cadeaux d’amitié : qu’importe leur avis ! Mais Trina cache bien son jeu. Elle se dévoile déjà pourtant dans cette scène où elle propose à son jeune fiancé un rendez-vous… sur les égouts. Mais sa transformation de jeune mariée timide, apeurée à l’idée de la nuit de noces, en vieille mégère cupide et avare, prodigieusement enlaidie, fait réellement froid dans le dos et tient de la véritable performance d’actrice. Le reste des personnages est à l’avenant : le cousin jaloux de ne pas pouvoir profiter de l’argent de la loterie, et qui serre les poings le jour du mariage en attendant sa vengeance ; la femme de ménage hirsute et débraillée ; ou la cousine de Trina aux dents hypertrophiées. Seule émerge de ce monde de brutes la mère de McTeague, filmée comme une mater dolorosa et qui a bien raison de se ronger les sangs pour son mauvais fils…
Rarement vision de l’humanité a été aussi noire, aussi pessimiste. La problématique posée est bien simple : jusqu’où les hommes iraient-ils pour de l’argent ? Et le cinéaste de répondre tout aussi simplement : jusqu’à la mort, en passant par toutes ses variations (la souffrance sadique, le meurtre, le suicide…). L’argent est partout et Von Stroheim montre bien le cheminement de la pépite d’or montrée en gros plan dans la première scène aux pièces de monnaie étalées sur le lit de Trina. Quant au désir d’argent, ce fameux « greed » (titre original du film), répété plusieurs fois dans le carton d’ouverture des Rapaces, il rend fou : le fétichisme de Trina, qui sort son argent pour le nettoyer, le polir puis le caresser lentement sur sa joue mène inévitablement à cette scène terrible du désert où après avoir tué son cousin et découvert qu’il était enchaîné au cadavre par des menottes, McTeague tente une dernière fois de toucher l’argent volé à sa femme assassinée, avant de mourir de soif… Comme pour accentuer la violence de ces scènes, Von Stroheim utilise deux scènes quasi surréalistes, présentant des mains décharnées saisissant des pièces de monnaie, symbole évident que l’amour de l’argent est un pas de plus vers la mort. Autre symbole, presque plus cruel : les deux oiseaux que McTeague offre à sa jeune femme comme cadeau de noces, et qui sont menacés par un chat lorsque le cousin jaloux met sa vengeance à exécution. Et ce sont ces deux oiseaux que Trina demandera finalement à son mari de vendre, signifiant ainsi la fin de leur couple…
Il ne sert sans doute à rien de regretter le film que Von Stroheim aurait pu laisser aux cinéphiles s’il n’en avait pas été empêché par des producteurs trop (ou pas assez…) scrupuleux. On ne peut pourtant pas s’empêcher de se demander à quoi pouvait ressembler ce « monstre » de neuf heures et demie, dont les deux heures vingt retenues ne semble qu’une introduction. La cadence infernale de la succession entre les scènes était-elle réellement voulue par Stroheim ? Le cynisme dont il fait preuve dans les cartons était-il poussé encore plus loin à l’origine ? Les scènes surréalistes étaient-elles plus nombreuses et leur rôle était-il de ce fait plus important ? Von Stroheim n’est plus là pour nous le dire. Après Les Rapaces, il ne réalisa plus que quelques films muets (dont, tout de même, La Veuve joyeuse et Queen Kelly), puis se consacra presque entièrement à la comédie, acceptant de jouer chez et pour d’autres grands cinéastes. Ironie du sort : lui qui avait été si peu avare de l’argent de la MGM pour tourner Les Rapaces vit sa carrière détruite par un film qui dénonçait l’avarice.