Que Bollywood ne soit pas gay-friendly est presque un pléonasme. L’industrie en hindi de Bombay aime traditionnellement les amours qu’elle qualifie de « pures », menant à un mariage heureux et à beaucoup d’enfants, et ne voit pas ces amours-là autrement qu’hétérosexuelles. Au-delà de l’homophobie, il s’agirait plutôt d’ignorer totalement l’existence de l’homosexualité, sauf à l’utiliser par le biais du ressort comique de l’homme efféminé. Ceci dit, depuis quelques années, autant sous l’influence occidentale que du changement de sa propre société, Bollywood s’ouvre. Timidement, certes, mais il est permis de penser qu’il ne faudra plus attendre longtemps avant que la communauté homosexuelle indienne ne trouve un véritable espace de liberté et d’expression dans le cinéma hindi. Produit par la chaîne française gay Pink TV, ce documentaire remet les pendules à l’heure.
Le cinéma LGBT à Bollywood, en termes de chiffres, peut à peine se targuer d’exister : moins de 1% d’une production sur 300 films réalisés par an environ. Mais qu’inclut ce 1% ? Certainement pas les films montrant ouvertement des scènes homosexuelles, qui seront interdits de diffusion par la censure, ou refusés par les distributeurs dans 90% des cas et devront se contenter du circuit des festivals. Le plus courant, à Bollywood, est de montrer la communauté homosexuelle sous un ressort comique : ce sont ces fameux hijras (les transsexuels indiens), qui bénéficient d’un statut très particulier en Inde. Rejetés et vivant à part du reste de la société, s’adonnant le plus souvent à la prostitution ou à la mendicité, ils sont parfois considérés comme dotés d’un pouvoir magique, et leur bénédiction comme leurs conseils sont très recherchés par le peuple. Un hijra pouvant jeter un mauvais sort sur votre vie sexuelle, il est très mal vu de le mettre en colère. Au cinéma, les hijras sont souvent utilisés pour leur aptitude à danser (voir ainsi le film Coup de foudre à Bollywood) ou dans un ressort comique, jamais en tant que personnage principal. Par ailleurs, quelques blockbusters récents, comme Kal Ho Naa Ho ou surtout Dostana ont évoqué la possible homosexualité de leurs personnages principaux, mais il s’agit toujours, dans le scénario, d’un quiproquo. Dans Dostana notamment, le portrait de l’homosexuel est réduit à des clichés éculés d’homme efféminé, et l’ersatz de baiser échangé entre les stars Abhishek Bachchan et John Abraham est presque gênant tant il fait éclater au grand jour la pudibonderie ridicule de certains films Bollywood.
Le documentaire de Nasha Gagnebin peut être salué comme l’un des premiers à avoir cerné de près l’état des lieux de l’homosexualité à Bollywood. À aucun moment n’a-t-on le sentiment d’un point de vue subjectif d’occidental. Nasha Gagnebin s’est laissé porter par la découverte de l’Inde et de son cinéma, sans réel a priori. Un léger reproche peut lui être fait sur l’importance qu’il donne à l’influence coloniale anglaise. Certes, sous le joug anglais, la censure du cinéma indien fut drastique à partir des années 1930, mais surtout vis-à-vis de certains films étrangers considérés comme dégradants, l’idée étant alors de toujours montrer le colon blanc sous son meilleur jour, afin de justifier sa prétendue supériorité. Dans le cinéma muet indien, jusque même dans les années 1930, il était possible de s’embrasser à l’écran ou d’évoquer l’acte sexuel entre « indigènes ». La réelle censure dont on parle tant aujourd’hui fut instituée par les Indiens eux-mêmes, avant même l’indépendance du pays en 1947, et Bollywood s’est rapidement instituée comme l’une des industries les plus pudibondes au monde. On peut reprocher à l’Angleterre victorienne et même à l’influence moghole antérieure d’avoir fait perdre à l’Inde le souvenir de son Kamasutra, mais la frustration sexuelle est patente dans la société indienne même. Mis à part à Bombay, il est très rare de voir des couples hétérosexuels s’embrasser ou se tenir la main dans la rue. Un geste ou une attitude déplacée peut même vous conduire au poste de police…
Où en est-on aujourd’hui, alors que l’Inde s’ouvre à la mondialisation et à la culture occidentale, et commence à faire parler d’elle autrement que pour ses problèmes de pauvreté ? Nasha Gagnebin est venu en Inde au bon moment : depuis 2009, l’homosexualité (plus précisément la sodomie) n’est plus passible d’un emprisonnement à vie. Bien que cette peine n’ait été que très rarement appliquée, le geste était symboliquement fort. Le premier festival de films LGBT a eu lieu en 2010 à Bombay, et la deuxième édition en 2011, comme la troisième prévue en mai 2012 prouvent que ce cinéma a trouvé son public. Quelques films, comme ceux du réalisateur Onir (My Brother Nikhil ou I Am) ont fait parler d’eux, sans être de gros succès au box-office. On commence à évoquer SIDA ou amours homosexuelles sans recevoir (trop) de menaces des partis extrémistes hindous, qui, une dizaine d’années auparavant, détruisirent des cinémas montrant le film lesbien Fire de Deepa Mehta. Des acteurs bollywoodiens (certes, pas les plus connus) soutiennent publiquement la communauté homosexuelle, même si l’on attend encore le coming-out de certaines stars cachant leurs préférences dans des mariages hétérosexuels arrangés pour leur publicité.
Le thème de Looking for Gay Bollywood mériterait un traitement encore plus poussé, qui aurait évité au documentaire quelques longueurs (notamment les traditionnels plans hors-sujet sur les rues de Bombay ou les rickshaws, et des extraits de films Bollywood sans rapport avec l’homosexualité). Ceci dit, à la différence de très nombreux documentaires français cherchant et renouvelant le cliché, Nasha Gagnebin a intelligemment laissé la parole à de nombreux artistes indiens, en rencontrant les plus engagés dans la cause homosexuelle. Son travail de recherche doit être vivement salué, d’autant qu’il est parvenu à éviter l’optimisme réducteur, qui voudrait voir dans l’évolution de la situation à Bombay une constante à l’Inde. Le sous-continent est principalement un pays villageois, près de la moitié de la population vivant en-dessous du seuil de pauvreté. S’il est devenu plus facile pour une petite minorité intellectuelle, riche et très occidentalisée, d’afficher à Bombay son homosexualité, ou de soutenir la cause, il n’en est pas de même pour la grande majorité des Indiens, qui vivent leur sexualité dans la honte et la peur d’être « anormal ». Il n’y a qu’à voir cette très belle scène, où un jeune acteur ayant interprété un personnage homosexuel évoque dans un sanglot le rejet dont il a été l’objet par sa famille après la sortie du film. Exposer son homosexualité, en Inde, est encore un acte de bravoure, inaccessible à la plupart des hommes, et encore plus des femmes.
Peut-on réellement se permettre de reprocher à Bollywood son homophobie ou son ignorance de l’homosexualité quand le cinéma américain ou français a mis tant de temps à l’accepter (et ne l’accepte pas forcément encore, voir pour cela quelques comédies « populaires » récentes à la limite de la caricature)? L’Inde a certes du mal à donner une place à la communauté LGBT, mais il faut remarquer qu’il ne lui est pas beaucoup plus facile d’accepter la réalité des relations hétérosexuelles : on l’a vu, il est très rare encore que le cinéma indien ose des scènes de sexe impliquant un homme et une femme, ou même un simple baiser. Bollywood pourrait bien d’ici quelques années observer un phénomène inédit dans l’histoire du cinéma : donner au même moment une liberté totale aux cinéastes pour montrer à l’écran de façon réaliste des amours hétérosexuelles comme homosexuelles. Une jolie façon d’exposer un des plus grands principes de la démocratie : l’égalité.