Avec un coffret comprenant une trentaine de films, les éditions Re:voir proposent de (re)découvrir le travail de Stan Vanderbeek, auteur d’une œuvre visionnaire et protéiforme préfigurant tout un pan de la culture numérique contemporaine.
« L’idée de l’artiste-inventeur convient particulièrement au cas de Vanderbeek : il s’est aventuré dans tellement de domaines que son œuvre est difficile à suivre, et encore plus à catégoriser. Du collage animé aux créations graphiques par ordinateur, du film à la vidéo, de l’œuvre sur écran unique à l’environnement multimédia complexe, Vanderbeek a foncé tête baissée dans des sphères dont d’autres ignoraient jusqu’à l’existence. » Ces lignes, écrites en 1977 par le critique et curateur new-yorkais Daryl Chin, témoignent d’une difficulté à baliser de son vivant le travail de Stan Vanderbeek, cinéaste et inventeur états-unien ayant signé plusieurs dizaines de courts-métrages expérimentaux de 1955 à 1980, avant de s’éteindre d’un cancer en 1984. En dépit de sa profusion, sa filmographie s’organise en deux grandes périodes et une phase de transition que l’on pourrait synthétiser ainsi. La première court des années 1950 jusqu’au milieu des années 1960 : Vanderbeek y explore différentes techniques d’animation avec des films de collages animés proches du dadaïsme. La seconde s’étend du milieu des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, avec des courts abstraits animés sur les ordinateurs de l’époque, développés en parallèle d’un ambitieux projet d’espace de projection englobant, le Movie Drome. Entre les deux, Vanderbeek a réalisé plusieurs films d’archives aux atours plus politiques et élégiaques, lors d’une phase de transition très resserrée en comparaison des deux autres.
Les difficultés à appréhender l’œuvre de Vanderbeek sont en réalité plutôt dues à son avant-gardisme. Dans les années 1950, au moment où le cinéma mondial entre dans la modernité et invite les cinéastes occidentaux à quitter les studios pour filmer dans la rue, Vanderbeek est de son côté passé à l’étape suivante : celle des images envisagées en tant qu’images, là où le réel et sa doublure ne font déjà plus qu’un. Un peu plus tard, lorsque le cinéma se pare des oripeaux de cette même postmodernité, Vanderbeek conçoit depuis plusieurs années des films sur les ordinateurs des laboratoires Bell, assisté par l’ingénieur informaticien Ken Knowlton, qui inventa à ses côtés un langage de programmation spécifique pour l’animation informatique. L’acuité et les innovations techniques de Vanderbeek ne constituent toutefois pas le seul intérêt de son cinéma. Parcourir aujourd’hui sa filmographie permet de découvrir un style et des dispositifs à travers lesquels il est possible de discerner une forme embryonnaire de notre culture visuelle numérique, apparue pourtant après sa mort, dans les années 1980 et 1990. C’est d’ailleurs peut-être à cet égard que son travail serait vraiment visionnaire : moins dans les projets fous et prophétiques menés par le cinéaste (comme le Movie Drome) que dans la chair même de ses films.
Découper le visible
À ses débuts, Vanderbeek réalise de nombreux courts d’animation exprimant un appétence profonde pour le dessin et les arts graphiques en général, à l’image de Mankinda (1957) et Astral Man (1959), dans lequel il esquisse, dessine et trace les premières lignes d’un cinéma fait-main. En parallèle, il signe plusieurs films de collage qui actent les débuts de sa série des « Visibles Films », entrecroisant animation, cinéma expérimental et readymade duchampien par la reprise d’images préexistantes, qu’il découpe, colle et déplace d’un photogramme à l’autre. Tout en continuant à écrire sur la pellicule et à s’adonner à des gravures proches du gribouillage, le cinéaste joue avec des figures extraites d’ouvrages illustrés (What Who How en 1957), de magazines de mode (A La Mode en 1959) et des pages de la presse papier (dans Achooo Mr. Kerrooschev en 1960 ou Breathdeath en 1963). Vanderbeek y apparaît comme une sorte de savant fou malmenant les icônes et les images de son époque dans des films de couture et bricolage dont la complexité figurative n’entame en rien la légèreté et la causticité. Le cinéaste est à cette période l’auteur de courts drôles et modestes, où il fait déjà preuve d’une grande inventivité plastique, en jouant notamment avec les transformations continues que permet d’expérimenter l’animation image par image, perspective qu’il développera ensuite avec le numérique quelques années plus tard.
C’est le paradoxe de cette première période proche du dadaïsme et du surréalisme, graphique sans être encore infographique, que d’être à la fois minuscule dans ses contours (des films très brefs et dans l’esprit du Do It Yourself de l’informaticien et hippie Stewart Brand) et particulièrement ambitieuse dans le détail. Dans un premier temps, Skullduggery (1960) ressemble par exemple à une petite capsule humoristique parodiant l’époque en quelques détournements et gags burlesques (avec des images de Marx, Nixon, Castro, Eisenhower, de mannequins, d’automobiles et de dauphins grossièrement découpés au ciseaux). Au gré d’un montage incisif fait de ruptures et de juxtapositions audacieuses (dont une superposition entre des chronophotographies de Marey et des images de guerre), le film commente l’avènement des médias de masse et préfigure même toute la culture politique du mashup vidéo. Que ce soit dans Skullduggery, A La Mode ou les deux films Wheeeels (1958), Vanderbeek a en quelque sorte posé les fondations de la culture du mème sur Internet : comme de nombreux internautes depuis vingt ans, le cinéaste parodie par le montage la culture de consommation de son temps et incarne dans le même temps son parfait avatar, avec une vitesse assez délirante dans l’enchaînement des raccords et des juxtapositions. L’attrait de Vanderbeek pour le collage et le croisements d’images hétérogènes a donc fait preuve d’une grande prescience quant à la manière dont l’informatique puis le numérique ont depuis transformé notre rapport aux images avec le développement d’Internet, qu’il pressenti dès 1969 en évoquant l’« épanouissement d’un art personnel de masse » à l’intérieur d’un « intercom culturel ». Des vidéastes contemporains comme Virgil Widrich ou Antonio Maria Da Silva, avec leurs montages comiques de rencontres entre des personnages et des décors distincts, doivent énormément aux films de Vanderbeek et à l’empreinte qu’ils ont laissé sur tout un pan du cinéma proche du mixage vidéo, de Zbigniew Rybczynski à Chris Marker en passant par Toshio Matsumoto.

La mue
Au milieu des années 1960, le cinéma de Vanderbeek traverse une phase de transition où il adopte des contours plus sombres. Les contestations contre la guerre du Vietnam et le contexte politique global n’y sont sans doute pas pour rien : un esprit de sérieux s’impose peu à peu d’un film à l’autre, jusqu’à atteindre son style lui-même, qui se fait moins explosif. Dans The Human Face is a Monument (1965), Vanderbeek poursuit son travail d’entrecroisement des archives mais s’en tient par exemple à une série de portraits en forme de diaporama un brin assommant. Le regard du cinéaste sur son époque et sur son pays se précise encore plus dans The Birth of the American Flag (1965), bad trip hippie sur la fondation de l’Amérique, quatre ans avant Easy Rider, avec des images parfois cauchemardesques, ralenties et en très courte focales sur un Lincoln grimé en vampire. De manière plus convaincante, Vanderbeek se concentre sur le hors-champ des journaux populaires et des magazines de mode qui occupaient les années précédentes la plupart de ses films. Avec Panels for the Walls of the World en 1967, qu’il décrit lui-même comme un « electric assemblage », il signe un mashup composite de huit minutes sur la conquête spatiale, les conflits armés, la bombe atomique et le culte du corps et de la vitesse, miroirs d’une société exaltée, gangrénée et débordée par des représentations dupliquées à foison. La même année, Vanderbeek réalise The Smiling Workman, l’un de ses courts les plus dérangeants, dans lequel un homme vêtu de rouge déambule dans une pièce qui ressemble à une décharge. C’est comme si toute la matière visuelle précédemment ingérée par son cinéma était tout à coup déglutie à l’intérieur de ce film-poubelle, où le personnage finit par boire de la peinture rouge et par déchirer, à la fin, une petite bannière sur laquelle est ironiquement inscrite « I Love What I’m Doing ».
Le travail de Vanderbeek opère alors d’une certaine manière sa mue. C’est à cette période qu’il réalise son meilleur film, le très beau See Saw Seams (1965), variante anxiogène de ses courts dadaïstes. Les juxtapositions humoristiques qui caractérisaient sa première période sont ici transposées à l’intérieur d’une composition encore plus virtuose, avec des jeux de surimpressions et de superpositions qui donnent l’impression de pénétrer à l’infini dans les entrailles d’images en constante métamorphose. Avec un montage fonctionnant par vases communicants, au gré duquel un œil se transforme en soleil et un corps nu en un château tout droit sorti d’un conte fantastique, Vanderbeek porte à un point inédit d’accomplissement ce qui fait à la fois la force de ses premiers collages animés et de ses dernières expérimentations sur support vidéo. Son œuvre assume aussi désormais pleinement sa dimension illusionniste, en préfigurant notamment le regard pénétrant qui caractérisera le cinéma numérique plusieurs décennies plus tard. Si la part ludique de sa filmographie persiste de cette manière à travers les associations produites par le montage, Vanderbeek compose à partir de là avec une conscience plus aiguë de la nature retorse des images, qui une fois manipulées permettent parfois d’atteindre paradoxalement une sorte de vérité par l’illusion.
Illusions euclidiennes
C’est à partir de 1967 que Vanderbeek se consacre quasi exclusivement à la réalisation de films sur ordinateur. Restée célèbre, sa série des Poemfield, conçue en collaboration avec Ken Knowlton dans les laboratoires Bell, donne à voir plusieurs courts-métrages programmés sur bandes perforées, diffusés sur un écran vidéo cathodique puis refilmés en pellicule afin d’être ensuite colorisés, développés puis projetés en salle. La dimension hétérogène de ses films gagne ici le dispositif de tournage lui-même, qui associe de nombreuses technologies filmiques à sa disposition (code numérique, signal analogique, impression et projection pellicule). Les Poemfield se composent principalement d’images abstraites, pixellisées et mouvantes émaillées, à intervalles réguliers, de maximes cryptiques que n’aurait sans doute pas renié le prophète de la télévision Marshall MacLuhan : « Crying Is An Edge », « Live Out Or Apart », « Separate Together », « Life Like Living But We Always Suspect It », peut-on lire entre deux myriades de points roses et violacés, qui s’apparentent à des brouillards colorés sans début ni fin, rendant obsolète la notion même de plan. En parallèle des travaux pionniers de Lilian F. Schwartz, qui travaillait elle aussi au sein des laboratoires Bell dans les années 1960, Vanderbeek contribue donc grandement à poser les premières pierres de l’esthétique voire de la culture numérique en général, en développant une forme à mi-chemin entre l’écriture et la peinture. Surtout, Vanderbeek associe avec les Poemfield ses premières aspirations graphiques (le dessin, la gravure, l’esquisse) à ses désirs d’abstraction codée, qui prennent une place de plus en plus importante au fil du temps. En 1972, il réalise Who Ho Ray, film d’abstraction lumineuse sur fond noir, puis Symmetricks, quasi flicker constitué de rosaces tournoyantes à l’issue duquel on croit discerner, au terme d’un finale réflexif qui s’apparente à une pure synthèse de son cinéma info-graphique, une souris d’ordinateur dessiner les noms du générique.

« Le cinéma devient un traitement graphique en mouvement » écrivait Vanderbeek à la fin des années 1960, un an avant que Gene Youngblood ne publie Expanded Cinema, ouvrage qui a étendu l’horizon du cinéma à la cybernétique. À la fin de sa vie, Vanderbeek a baigné dans ces théories transdisciplinaires et embrassé la part utopique et prophétique de son travail en affirmant entre autres que la science, et plus particulièrement celle de l’informatique, sera le terrain dans lequel l’art devra à l’avenir s’épanouir – selon lui pour le meilleur. Euclidian Illusions, sorti en 1980, inscrit le numérique dans la lignée de la peinture abstraite du début du XXe siècle. Dans ce film aux allures de manifeste testamentaire, Vanderbeek ne dessine plus sur la pellicule mais déploie des formes qui se métamorphosent dans le cosmos, jouant avec des perspectives et des combinaisons géométriques impossibles permises par l’élasticité du code. La filmographie de Stan Vanderbeek et la manière dont elle a muté jusqu’à ce point de non retour incarnent ainsi quelque part la bascule esthétique et technique qui a vu le cinéma et l’informatique se rejoindre à l’issue d’un siècle d’expérimentations. La contribution du cinéaste, poète et inventeur états-unien apparaît à cet égard inestimable.