On imagine volontiers Baudrillard et Virilio se retourner dans leurs tombes après la dernière sortie de Mark Zuckerberg, qui vient d’annoncer le nouveau tournant pris par Facebook lors d’une conférence riche en avatars et en virtual goods. Le réseau social fera désormais parti d’un ensemble plus grand que lui, baptisé « Meta », regroupant les différentes applications dont l’entreprise californienne est propriétaire : Whatsapp, Instagram, Messenger mais surtout Oculus, filiale destinée au développement de produits en réalité virtuelle. C’est sur les projets liés à ce dernier que s’est principalement attardé le CEO de Facebook, avec un focus sur l’application Horizon, actuellement en version bêta. Ce clone de VR Chat vise à devenir à terme l’îlot central d’une oasis zuckerbergienne dans laquelle tous les services de l’entreprise composeraient un seul et même monde numérique, soit un metaverse qui n’est pas sans rappeler celui dépeint dans Ready Player One. Une proposition qui s’inscrit aussi dans la lignée du géant du jeu vidéo Epic, en passe de combiner ses nombreux titres (Fortnite en tête) au sein d’un seul et même monde partagé. Différents services allant du bureau d’entreprise digital à des espaces ludiques ont donc été présentés avec entrain. Dans ce metaverse, dont l’objectif premier est d’introduire un semblant de présence au sein du virtuel, les utilisateurs seront incorporés dans l’espace numérique via leurs avatars, voire dans l’espace physique par l’entremise d’hologrammes en réalité augmentée, visibles à travers une paire de lunettes connectée – les figures évoluant dans l’espace physique à la manière des créatures de Pokémon Go. Les contours communautaires du projet évoquent bien entendu les jeux sociaux en ligne comme il en existe déjà beaucoup, de Second Life à Habbo, et renvoient aussi à des titres, plus récents, portés sur la création de mondes, de Minecraft à Roblox en passant par Animal Crossing : New Horizons.
L’ambition de Zuckerberg excède toutefois le champ vidéoludique, en ce qu’il entend façonner l’internet du futur : un World Wide Web en réalité virtuelle, perspective longtemps chimérique ici embrassée avec une ardeur et une certitude assez inédites. Excitant sur le papier, le projet apparaît toutefois profondément brinquebalant, comme un amalgame chaotique d’idées plus ou moins bonnes jetées en vrac, dans l’espoir qu’elles puissent un jour s’assembler et former un ensemble plus cohérent. De nombreux points restent en suspens : le prix énergétique de serveurs tournant à plein régime et des matières premières nécessaires à la fabrication des casques et autres lunettes, l’exclusion de certaines classes de travailleurs dans l’idéal du tout-virtuel (le « travail » selon Zuckerberg se limitant à présenter des « projets » sur PowerPoint), ou encore la monétisation des images qui serviront à construire et à habiller ces mondes numériques. Au début de la conférence, Zuckerberg feint par exemple de s’étonner qu’un graffiti en 3D disparaisse de son interface, avant que son amie, « au bout du fil », annonce donner un pourboire à son auteur pour y avoir accès plus longtemps. Cette intervention n’a rien d’anodine : elle témoigne d’abord d’une méconnaissance profonde du street art (un art par définition gratuit, puisque proposé dans l’espace public, notions probablement étrangères aux chantres de la Silicon Valley), mais montre surtout le rapport éminemment privatif aux objets numériques qui se dessine dans le metaverse de Zuckerberg, ivre de NFTs, de biens à acquérir et de produits cosmétiques. C’est le cauchemar des corps réduits en pièces de monnaie dans Ready Player One, et plus largement l’horizon d’un web privé et centralisé qui s’exhibe sans détour, à l’encontre même des principes ayant permis, dans les années 1980 – 1990, sa démocratisation.
Images, limites
Il y aurait aussi de quoi s’interroger sur les contours esthétiques du projet, encore loin de pouvoir nous livrer, comme il le prétend, les « images du futur ». La partie de la conférence consacrée au jeu vidéo suffit pour s’en convaincre : avec leurs contrefaçons datées de Warzone, Fortnite et Chivalry, les studios d’Oculus semblent bien en peine de proposer autre chose que de maladroits portages VR de titres issus de la concurrence. S’il serait injuste de balayer d’un revers de main l’intérêt esthétique de ce grand chantier où se mélangent interfaces traditionnelles, mondes vidéoludiques rudimentaires, maquettes 3D d’architectes et autres hologrammes cyberpunks, reste que la vision du virtuel proposée par Zuckerberg semble, au fil de la conférence, privilégier la perspective rabougrie du réalisme et de la transposition du monde physique au sein du numérique (avec une étonnante insistance, en fin de conférence, sur la reproduction photoréaliste des visages, quand bien même on nous aura montré au départ des avatars cartoonesques…). Spécialiste dans la conception d’interfaces sociales, Facebook n’est en cela ni Pixar ni ILM, et reste en retard sur le terrain des images, l’imaginaire « sans limite » de Zuckerberg se résumant à quelques appartements proprets et à des koïs qui lévitent dans une forêt. La petite escapade féérique sur laquelle s’ouvre la conférence, devenue rapidement virale, n’est dans cette logique qu’une bande-démo pré-calculée : plutôt qu’une rencontre virtuelle à la Ready Player One, il est pour l’instant davantage question d’assister à des réunions Zoom entre culs-de-jatte.
Au moment d’aborder la question de la législation, Zuckerberg évoque le décalage temporel qui a longtemps prévalu entre la lenteur de la loi et la vitesse du progrès technologique : il semblerait cette fois que ce soit le zèle de l’aspirant démiurge qui excède ce que la technique est aujourd’hui en mesure de produire. D’un point de vue stratégique, le changement de cap de la multinationale pourrait en ce sens avoir été présenté trop tôt, par désir sans doute de prendre un temps d’avance sur la concurrence (avec, précisons-le, un projet qui ne fait que reprendre des propositions déjà existantes ailleurs). Il n’en demeure pas moins qu’une telle annonce témoigne exemplairement d’une mutation importante qui aura, à coup sûr, de profondes conséquences sur notre manière de voir et de concevoir les images, entre autres celles du cinéma, qui continueront de participer ou de répondre au développement de ces formes toujours plus hybrides. On reviendra donc en détail sur la question dans les mois à venir, pour tenter de saisir quelques-uns des nombreux enjeux qui accompagnent la maturation d’une virtualité de plus en plus tentaculaire.