Si Ready Player One est un film important à l’échelle de la carrière de Steven Spielberg, il représente peut-être plus encore une date à marquer d’une pierre blanche pour le cinéma de notre époque. C’est justement l’époque qui constitue le sujet de ce nouveau film, une époque dont la peinture, sans passer par le truchement d’une dystopie ou d’une uchronie, prend la forme d’un décalque de cette virtualité qui, à l’heure d’Internet et de la VR (Virtual Reality), fait désormais partie intégrante de notre réalité. Il est de ces films qui semblent saisir un moment précis du monde pour en restituer la quintessence, précisément parce qu’il investit, en dépit des références rétro dont il abonde, un territoire profondément contemporain : le cinéma numérique. On tient en effet peut-être là le film qui est allé le plus loin dans la suprême malléabilité des corps et des espaces que permet l’image numérique, dans le feuilletage d’une matière polyforme qui s’offre à l’œil alors même qu’elle est déjà en train se recomposer en autre chose, en un autre espace qui n’obéit plus d’une seconde à l’autre aux mêmes dimensions, aux mêmes lois gravitationnelles, dont la consistance rejette la rigidité pour embrasser l’ensemble des possibles qui s’ouvrent à l’imagination.
Dans la séquence d’introduction du film, il nous est ainsi montré plusieurs figures qui, casques de réalité virtuelle sur la tête, bougent, pianotent, surfent dans un territoire urbain à mi-chemin entre la cité et le bidonville. C’est l’étape numéro un de la représentation de la virtualité, celle sur laquelle le cinéma contemporain a longtemps buté pour figurer le fait social majeur de ces trente dernières années, l’émergence et la démocratisation d’Internet : la surface immédiatement perceptible et assimilable d’un phénomène (un corps devant un écran, un individu portant un casque, une personne en train de taper sur un clavier), dont la richesse ne peut toutefois être ramenée à cette seule couche apparente. Vient l’étape numéro deux, un mouvement de caméra alors que le héros, Wade, enfile son casque pour pénétrer dans le monde virtuel au cœur du film, l’OASIS : un mouvement qui part de l’observation extérieure d’un visage et qui, tout en effectuant une rotation, vient épouser sa vision pour plonger avec lui dans un espace nouveau, aux frontières qui semblent infinies. S’achemine alors l’étape numéro trois, qui provoque un vertige comme on en a peu connu devant un film : une série de panoramas sur des mondes virtuels se succèdent dans un gargouillement de matière jamais interrompu par une coupe. Le cosmos laisse ainsi place à un monde de briques évoquant le jeu vidéo Minecraft ; une balle de tennis se transforme en un terrain de golf ; une pyramide enneigée succède au tourbillon d’une vague déferlante, etc. Cette recomposition comme principe esthétique, qui fait de l’image une matière vivante d’une fluidité seulement limitée par les frontières de l’esprit, se donne à voir comme un processus qui redéfinit le rapport même à l’enchaînement causal de ce que l’on observe : il n’y a plus de « raccord » entre un objet A et un objet B, d’abord parce que le passage de l’un à l’autre ne s’opère plus via le montage, ensuite parce que A et B sont une et même entité qui peut prendre potentiellement la forme de n’importe quelle autre lettre de l’alphabet. En cela, le numérique selon Spielberg est animé (et c’était déjà en partie le sujet de son Tintin) par une logique égalisatrice qui repense la structure liant les différentes instances opérant au sein d’un plan.
Les lignes de l’inframonde
Une séquence d’action éblouissante vient mettre en exergue ce principe. Pour décrocher la première clef donnant accès à l’easter egg (cet objet que le créateur de l’OASIS, James Halliday, a caché dans son jeu avant de mourir et qui fera de celui qui le trouve son hériter), Wade doit réussir une course semée d’embûches que personne n’a réussi pour le moment à terminer. Sur le parcours se dressent en effet des pièges et des adversaires redoutables – dont un T‑Rex et King Kong en personne, gardien infranchissable de la ligne d’arrivée. La chevauchée est répétée deux fois, d’abord avec une première tentative où Wade parvient jusqu’à la dernière ligne droite sans toutefois réussir à dépasser l’obstacle final. La scène impressionne déjà par sa virtuosité, avant que sa répétition ne sidère en dévoilant un horizon nouveau lorsque la course se rejoue littéralement à l’envers et que Wade comprend le moyen pour la gagner : l’espace déjà touffu et peuplé du parcours se voit enrichi d’une nouvelle couche, cachée et souterraine, où la complexité de ce qui se joue à la surface est restituée par un quadrillage de lignes et de volumes verts qui mettent sur un même plan route, pièges, voitures, motos et figures monstrueuses. Ce qui semblait à l’œil nu une jungle chaotique de formes et de structures exogènes révèle sa logique interne alors même que le personnage choisit de prendre la voie inverse qui s’offrait à lui. C’est ainsi en acceptant de remettre en cause l’ordre apparent du monde (aller de l’avant, franchir les obstacles), en regardant non plus devant mais derrière lui, que Wade parvient pleinement à appréhender la sophistication de l’espace dans lequel il évolue.
Tel est l’OASIS : un monde merveilleux où un mouvement de caméra, une envolée, un changement d’axe, un surgissement peut révéler une toute autre facette de l’espace, un gouffre, un corps sous le corps. Il faut voir la séquence où Wade et ses acolytes se retrouvent à arpenter l’hôtel Overlook de Shining, scène qui semble contenir en dix minutes un film entier en motion capture de Robert Zemeckis, scène géniale où le franchissement d’une simple porte induit l’ouverture vers un autre univers, directement lié à celui qui le précède et qui en apparence semble pourtant autre : jamais à ce point la vitesse et la profondeur sans fond de la virtualité n’avaient été données à voir avec une telle invention et densité. Pourquoi ? Parce que le virtuel chez Spielberg n’est pas l’autre du réel, sans être non plus une forme qui s’y substitue (un paradis artificiel) ou une expérience qui serait en-dessous et nécessairement inférieure aux phénomènes physiques : le virtuel enrichit le réel et en devient même possiblement sa condition, sa porte d’accès.
La main, l’œil et l’esprit
Un plan synthétise ce rapport d’interaction entre virtualité et réalité : alors que Wade est sur le point de se connecter à l’OASIS, il reçoit un message qui prend la forme d’un hologramme pyramidal. L’objet scintillant se reflète sur le casque de réalité virtuelle du jeune homme qui tend ses doigts vers l’hologramme pour l’activer, de sorte que le mouvement de son bras (vers l’avant) se double dans la profondeur (vers l’arrière, dans le reflet du casque) où la pyramide, structure cristalline située entre les deux yeux du jeune homme, figure son intériorité. Ainsi, par un même geste, l’incrustation numérique combinée à la 3D permet d’appréhender l’opération de trois forces distinctes réunies en une seule : la main à gauche, l’œil à droite et l’esprit au centre. À l’instar de la séquence de la course, le mouvement vers l’avant est par ailleurs doublé d’un mouvement vers l’arrière, qui constitue moins son négatif que son complément : les deux mouvements s’entrelacent pour former une combinaison parfaite et simultanée entre le réel et le virtuel. De là que l’écriture du film s’articule autour des allers et retours entre le monde et l’OASIS, non pour les opposer, mais pour montrer comment ils s’enrichissent mutuellement. Par exemple, la séquence de la danse, ballet d’une beauté à couper le souffle, organise dans le montage la trace que l’expérience virtuelle (une main qui touche un corps) laisse dans le monde réel (un halo violet, incarnation du désir qui saisit Wade, s’imprimant sur la combinaison du jeune homme).
La chambre d’un enfant
Il est en cela très émouvant que la dernière étape du film conduise vers un lieu à rebours de la profusion plastique de l’OASIS et qui pourtant en constitue la matrice : la chambre d’un enfant, où l’avatar-fantôme de James Halliday attend Wade en compagnie de son double encore gamin, occupé à jouer sur une télévision. Cet enfant, c’est le personnage typique du cinéma spielbergien des années 1980 ; cet homme à l’œil brillant sur le point de faire ses adieux, c’est le créateur désormais âgé qui, à l’heure de partir, lègue son héritage et se faufile hors de son royaume merveilleux en compagnie de l’enfant qu’il a été. Soit deux avatars de Spielberg lui-même, deux corps distincts qui ne font pourtant qu’un et se complètent : c’est l’enfant, dans un très beau mouvement, qui amorce la sortie de champ du vieil homme en rejoignant un Halliday qui, après une tirade énigmatique sur sa véritable nature, devient cette lumière dorée du legs (l’easter egg) débordant le réel en un halo irradiant. Le film va en cela encore plus loin que la fin de Lincoln, qui par un somptueux fondu faisait apparaître dans une flamme, près du cadavre du président, son image, d’abord fantomatique, puis pleinement incarnée au milieu d’une foule. Ici, Ready Player One lie distinctement l’avatar du cinéaste (le corps) à la lumière si caractéristique de ses films (le legs) : à sa mort, il ne restera plus du créateur que la lumière qui illumine le cœur de ses œuvres.
Après Pentagon Papers, Ready Player One remet donc une fois de plus la question de l’héritage sur le métier, sans mélancolie ni nostalgie, mais sans pour autant renier un passé dont l’empreinte sur l’univers visuel du film est indéniable : c’est vers l’avenir que regarde Spielberg, l’avenir et sa vitesse vertigineuse dans laquelle nous emmène l’accélération d’un monde dont il ne faut toutefois guère oublier qu’il est irrigué par la force paradoxale et destructrice du capitalisme. C’est que Ready Player One est aussi un grand film politique, ne serait-ce que parce qu’il montre comment les corps du nouveau monde sont, au-delà de leur dimension hybride, des corps faits d’argent, comme le révèle chaque mort numérique, figurée par une explosion de petites piécettes dont le nombre est proportionnel à la richesse de celui qui vient de périr. Ce sont ainsi des corps exploitables, marchandables, des cadavres amenés à être détroussés (à l’image de la scène de la course, où la logique du jeu pousse Wade à cette action), et le film dresse en cela un portrait très lucide du World Wide Web et de sa liberté démocratique (chacun peut devenir qui il veut et faire ce qu’il veut) menacée par de grands groupes économiques visant à établir des monopoles sur les mondes virtuels. Pour autant, la lucidité n’écrase pas le rêve que porte le nouveau monde et Spielberg ne renie pas la valeur de l’expérience virtuelle : c’est le sens de la toute dernière scène qui, loin d’apporter une nuance rétrograde, vient fondre le virtuel dans le réel pour composer un tout, un équilibre où chacun des deux mondes a son importance. Ready Player One s’affirme dès lors plus encore qu’une révolution plastique : il est un miroir combinant passé et futur pour donner à voir le contemporain.