Depuis décembre, la page Facebook « Paroles de scénaristes », déclinée sur Instagram et Twitter, publie chaque jour des témoignages anonymes d’auteurs et d’autrices qui dénoncent des conditions de travail indignes et une absence de reconnaissance de leur métier. Invisibilisation, abus de pouvoir, travail gratuit quand il ne fait pas l’objet d’une réappropriation, un certain nombre d’arnaques pures et simples… Le florilège est on ne peut plus édifiant : plus le temps passe, plus les posts se répètent, et plus le signal d’alarme devient assourdissant. Ici un réalisateur ou un producteur qui ne veut pas parler d’argent parce que le cinéma serait « au-dessus de ça », là un producteur qui fait réécrire gratuitement le scénariste en promettant un contrat, puis qui devient injoignable du jour au lendemain, ailleurs des auteurs qui découvrent leur histoire et leurs mots portés à l’écran sans être crédités au générique, alors qu’on les avait écartés du projet en leur affirmant que leur travail n’était pas bon. Le caractère systémique de ces abus est non seulement indéniable, mais il semble de surcroît consciemment entretenu par toute une partie du milieu. Chaque témoignage ou presque contient entre les lignes la réplique « c’est comme ça que ça se passe » (parfois précédée par « bien que ce soit illégal »). Au-delà des pratiques révélées, cette libération de la parole souligne par ailleurs la précarité de la profession. En guise de synthèse de la situation des scénaristes en France, citons ce chiffre incroyable et souvent convoqué (notamment dans la tribune du collectif à l’origine de la page Facebook, parue dans Télérama le 4 février) : en France, l’écriture représente 1% à 3% du budget d’un film, contre 10% à 15% aux États-Unis.
Cette situation et la somme des témoignages révèlent un nœud : la manière dont l’héritage de la « politique des auteurs » inventée aux Cahiers du Cinéma a été dévoyé par le milieu du cinéma français. Si le mépris de l’industrie pour les scénaristes s’explique en partie par la croyance que le réalisateur est l’auteur principal d’un film, comment se fait-il que le financement de ce film et la délivrance de son autorisation à exister (l’agrément) ne passent que par le scénario ? Entre les premières aides à l’écriture (soit dit en passant l’un des seuls moments où le ou la scénariste est payé), et la sacro-sainte avance sur recettes du CNC et son célèbre grand oral auquel personne n’échappe, même Alain Resnais à la fin de sa vie (preuve que le concept de la politique des auteurs a été détourné de son ambition originale visant à « auteuriser » certains cinéastes), il est pourtant clair que ce qui semble compter avant tout, c’est cet objet nommé scénario. Parmi la multitude de témoignages, une autrice se plaint notamment de ne pas avoir été conviée au grand oral de « l’avance » (comme on la surnomme simplement dans le milieu), au profit du seul réalisateur, qui n’avait pourtant pas écrit une ligne du scénario sur lequel on l’a interrogé. Qu’une industrie piétine avec autant de vigueur une profession dont le travail se situe à la base de son financement est absurde.
Ce que racontent les « Paroles de scénaristes », outre des atteintes au droit de la propriété intellectuelle, c’est le réflexe d’un milieu qui s’empare de considérations artistiques qu’il ne comprend pas pour entretenir des rapports de force inégalitaires – ainsi de ce schéma récurrent, d’un post à l’autre, de réalisateurs ou de producteurs qui refusent de parler d’argent en prétextant qu’il s’agit d’un sujet impie. Si l’anonymat des témoignages ne permet pas de renverser directement l’ordre établi, ce mouvement ouvre une brèche. Espérons que ces paroles continuent d’être lues, entendues, vues – qu’elles bousculent.