Interviewé il y a un an pile à Angers, quelques heures avant qu’il ne reçoive le premier prix du Festival Premiers Plans pour Toto et ses sœurs, Alexander Nanau, à l’image de la couche de glace recouvrant le cœur palpitant de son documentaire, nous avait d’abord semblé un peu froid. C’est beaucoup plus décontracté que nous l’avons retrouvé à Paris, nullement échaudé par les attentats, quelques jours seulement après le 13 novembre. Plus habitué au climat des ghettos de Bucarest qu’aux mondanités de festival, le réalisateur trouvait probablement dans ce Paris en état de choc un entre-deux plus conforme à son train de vie que les cocktails angevins. Il y a un an, le film n’avait pas encore de distributeur français. C’est désormais chose faite, pour le plaisir d’un public français que le film, humble et fédérateur, devrait toucher au cœur. Cela valait bien quelques cocktails.
Comment s’est présenté le projet de filmer dans un ghetto rom de Bucarest ?
J’ai été approché par une société qui avait des financements pour faire un projet autour des communautés roms de Bucarest. Dans un premier temps je n’ai pas été intéressé, je ne voulais pas m’embourber dans un projet politique ou socialisant. Puis j’ai accepté de faire quelques recherches. Je me suis donc rendu dans cette communauté marginale, en périphérie de la ville, où j’ai rencontré des gens passionnants. J’ai été interpellé par ces enfants qui, parfois brillants, avaient hérité de conditions de vie insupportables. Autour de douze ans, tous réalisent qu’aucune porte ne leur permettra d’en réchapper. J’ai donc proposé aux producteurs de travailler sur ce sujet, cette éclosion psychologique où l’on réalise qu’une autre vie est inaccessible. Je ne me suis pas engagé sur le terrain glissant des communautés, mais je pouvais interroger quelques enfants sur leurs perspectives, en respectant un protocole d’observation très stricte, avec le moins d’interférence « adulte » possible. C’est à ce moment que j’ai recherché des personnages, principalement autour de Bucarest, pour des raisons pratiques. Après deux ou trois mois de recherches, j’ai rencontré Andrea et Toto. Sans aucune certitude, ne les connaissant presque pas, j’ai eu l’intuition qu’il avaient une forte personnalité, suffisamment ferme pour ne pas se laisser impressionner par la présence de la caméra. Avant de filmer Totonel, j’avais commencé avec un autre garçon du même âge. Cela n’a pas marché, mais c’est cet enfant qui amena Toto au foyer éducatif – celui qui fait office d’école.
C’est là que vous l’avez rencontré pour la première fois ?
Oui. J’ai d’abord rencontré Andrea – la benjamine –, qui y zonait avec des amies de son âge, jusqu’à ce que je réalise au bout de plusieurs semaines qu’elle était la grande sœur de Toto – dont j’ai progressivement fait la rencontre sans me douter une seconde qu’ils pouvaient avoir un lien de parenté. Ils étaient très distants l’un de l’autre, surtout Andrea, qui n’assumait pas d’avoir son petit frère dans les pattes.
Votre caméra semble tellement chevillée à leur quotidien qu’on ne vous imagine même pas leur adresser la parole. L’immersion, si répandue soit-elle dans les dispositifs d’observation documentaire, est ici élevée à un degré cristallin.
En tant que filmeur, je savais que je ne devais pas intervenir. Mon fantasme, sur ce projet, était de faire oublier au spectateur qu’il est devant un film. Je voulais vraiment prélever des morceaux de vie et en faire une bonne histoire. Dans le documentaire, la caméra suit toujours les personnages, c’est à cela qu’on le distingue intuitivement de la fiction. Mais j’essayais le plus possible d’être synchronisé avec les personnages, au point d’anticiper certains de leurs mouvements. C’est probablement pourquoi l’effet d’immersion fonctionne si bien chez spectateurs.
Quel a été le temps nécessaire pour être synchrone avec vos personnages ?
Peu de temps. L’entente a été immédiate. Ils comprenaient très bien mes précautions, comme le fait que je ne veuille pas intervenir, et que je ne veuille pas qu’ils me regardent. Ce sont des enfants très malins, et toutes ces choses – parfois plus laborieuses à mettre en place – se sont faites très vite. Leur entourage a pris le pli tout aussi naturellement, comprenant que je voulais modifier leur environnement le moins possible.
Quand bien même, pensez-vous que votre présence a eu un impact ?
Bien sûr. Ce serait naïf de penser le contraire. Si quelqu’un débarquait demain dans votre appartement, est-ce que cela changerait votre vie ? Évidemment. Je pense qu’un film est aussi le fruit de la relation entre l’auteur et ses personnages. C’est comme pour un écrivain, un bon roman relate toujours la relation entre le romancier et ses personnages. C’est pareil pour moi, je m’introduis dans le monde de ces enfants, je vis avec eux, puis je raconte leur histoire. Exactement comme un romancier. Est-ce que la vie rapportée par un roman serait la même si l’auteur n’en faisait pas une histoire ? Elle n’existerait pas, du moins pas de cette manière.
Vous comparez votre démarche de documentariste à celle d’un romancier, alors que l’exercice du roman semble à priori plus proche de la fiction, non ?
En tant que documentariste, vous prélevez des éléments de la réalité, puis vous les remettez en ordre de façon à ce qu’ils racontent une histoire. Fiction ou documentaire, ces cloisons existent et je les reconnais, mais à mes yeux il ne s’agit que de storytelling. Vous racontez l’histoire de façon à ce que votre auditoire s’identifie aux personnages, en tachant d’être le plus fidèle à l’accent, l’intonation ou la manière avec laquelle les gens se sont exprimés. Votre présence informe la réalité.
Outre les exploits de Toto en breakdance et les événements tragiques de la famille, le film chronique aussi le rapprochement affectif d’Andrea et de son frère. Pensez-vous que la présence de la caméra y soit pour quelque-chose ?
Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que lorsque Anna s’est faite arrêter, l’attention d’Andrea a redoublé pour son frère. En réalité, je pense qu’elle avait peur que sa mère lui reproche de ne pas s’être occupée de Toto en l’absence de sa grande sœur. Je ne pense pas que ma présence ait changé grand-chose.
Leur avez-vous demandé de rejouer certaines choses ?
Jamais. Je tenais à ce que les choses restent organiques.
À combien tourniez-vous ?
Dans le ghetto nous étions deux, mon assistant et moi. J’accrochais un micro sur les enfants, et je filmais. C’était un luxe, en réalité ce genre de film peut être fait seul.
Vous auriez préféré ?
Je pense que c’est la seule façon d’obtenir quelque chose de vraiment personnel. C’est comme l’écriture : vous avez un stylo, du papier, et vous écrivez. Point.
Décidément, la comparaison avec l’écriture vous est chère.
Oui, car c’est un processus solitaire. En dépit de toutes les personnes mentionnées au générique, il n’y en a qu’une ou deux qui ont réellement contribué à la création du film. Le reste n’est qu’une question d’organisation, c’est secondaire mais cela a évidemment son importance : il s’agissait de dégager tous les obstacles de la voie de mon indépendance.
Le film a-t-il été diffusé en Roumanie ?
Bien sûr. Il n’a pas bénéficié d’une distribution salles, mais il a été présenté dans des dizaines de festivals et ciné-clubs. Tout le monde l’a programmé, il a été vu massivement. À cela s’ajoute la diffusion du film sur la plateforme VOD de HBO, également coproducteur. Beaucoup l’ont vu par ce biais.
Lors des présentations publiques, le panel de spectateurs était-il divers ou essentiellement intellectuel ?
En Roumanie, le public de masse – disons « non-éduqué » ou non bourgeois – ne va pas voir le cinéma roumain. Il le trouve ennuyeux. C’est un problème, car les films roumains prétendent refléter la vie des gens normaux, mais les gens normaux s’ennuient devant et ne s’identifient pas. Leur audience se resserre donc autour d’une petite élite intellectuelle.
En France, la bulle de « la nouvelle vague roumaine » s’est un peu dégonflée. Les films paraissent faits sur mesure pour Cannes.
C’est malheureusement un peu vrai… L’effet positif, c’est que devant Toto et ses sœurs, les spectateurs se sont identifiés. Une réaction en particulier m’a touchée, celle du chauffeur du producteur roumain du film. Lors d’une projection technique, mon assistant l’a invité à se joindre à nous, mais le chauffeur a préféré décliner car les films roumains l’ennuient. Il l’a finalement vu, et a déclaré s’être identifié pour la première fois aux personnages d’un film roumain. D’habitude, les gens de la classe sociale du chauffeur n’en ont rien à foutre des marginaux, mais qu’il ait pu s’y identifier dit à la fois quelque chose du film – ce qui me touche beaucoup – et des limites du cinéma d’auteur roumain en général. Je redoutais un peu que le public intellectuel snobe le film, mais non, les réactions ont également été très bonnes de ce côté-ci.
Même sans bénéficier du label « film d’auteur roumain cannois » ?
Oui ! Même avec un bon storytelling ! (rires)
En gros, vous sous-entendez que votre film, contrairement au cinéma d’auteur roumain, n’est pas chiant ?
Oui ! D’ailleurs vous devriez le dire : « Enfin un film roumain pas chiant » ! Je plaisante… (rires)
Quel est votre point de vue sur le cinéma roumain ? Comment expliquer que le cinéma d’auteur se soit un peu recroquevillé ?
Difficile à dire. Mais disons que les intellectuels roumains ont toujours voulu se comparer aux intellectuels français. Lisez par exemple la jeune critique de cinéma, ils copient tous l’approche de la critique française des années 1960 – sans réaliser qu’ils la caricaturent. Leur démarche est tellement intellectualisante qu’elle en devient ridicule. Le fossé entre eux et le public est abyssal. C’est comme s’ils essayaient de combler le vide intellectuel de la période communiste, alors qu’ils ne font qu’accuser les distinctions de classe. C’est mon point de vue, et je ne suis pas sûr qu’il fasse l’unanimité… Il faut dire aussi que le grand public roumain n’y est pas préparé. Il doit faire l’effort de s’intéresser à autre chose que les blockbusters américains. Comme toujours, les torts sont partagés, la situation est complexe.
Toto et ses sœurs ont-ils vu le film ?
Pas Anna, elle était en prison. Toto et Andrea ont beaucoup aimé. Je craignais un peu que le film ne les peine, mais ils ont surtout ri de se voir à l’écran. L’expérience n’a pas changé leur vie, mais elle leur a sans doute donné confiance.
Avez-vous d’autres projets en perspective ?
Pas au cinéma. Plutôt côté théâtre, l’autre corde à mon arc, mais ce n’est pas pour tout de suite.
Pas même un petit roman ?
Non ! (rires)