« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage »… Un passage au festival Premiers Plans d’Angers suffit à comprendre les Regrets de tonton Joachim. Peu de chance toutefois que les étudiants et lycéens venus gonfler les rangs du Centre des Congrès ne se reconnaissent en Ulysse, lui préférant la clameur guerrière façon Achille, prêts à tout pour arracher les festivaliers à leur sommeil dogmatique. Or, les festivaliers c’est nous : le petit gratin somnolant, inerte et bulleux, venu siffler les flûtes de champagne et boire du café à l’œil. Mais une fois par an, la semaine que dure le festival, Du Bellay peut bien se retourner dans sa tombe, chouiner au tapage et marmonner mille fois son récital coucouche-panier, rien n’y fera : l’heure est au vacarme, à la jeunesse et aux « MERDES ! » beuglés par Miou-Miou chez Blier, à qui le festival rendait un vibrant hommage. Et pour une fois, les formules toutes faites ne tomberont pas dans l’escarcelle du bluff, car de l’aveu des Depardieu, Blier et Nathalie Baye, venus présenter leurs films de jeunesse dans une valse de titans intimidés, rarement une salle de cinéma n’avait fait trembler les murs à ce point. De mémoire de spectateur, il faudrait remonter à l’avant-première d’Avengers à L’UGC Normandy, pleine à craquer de geeks, pour espérer retrouver pareil public. Et pourtant, ce n’est pas à Paris, ni même à Nantes la ville voisine, que reviennent les honneurs de cette tauromachie vivifiante, mais bien au modeste festival d’Angers, qui soufflait mine de rien sa vingt-septième bougie. L’accueil réservé par la jeunesse, au rituel du teaser de l’édition 2015 (macédoine de plans en musique, à peu près sans intérêt – si ce n’est, donc, qu’elle suscita avant chaque film une ovation tonitruante), avait de quoi déplumer les vieilles poules en pèlerinage, sur les traces de tonton Joachim et sa « douceur angevine ». Oubliez Disneyland-Studio, le Futuroscope de Poitiers, le Grand Rex ou la Géode, le cinéma du futur se trouve à Angers : parfois sur la toile, toujours dans la salle. Et il s’y hurle au présent.
Il est notoire que la programmation d’Angers fasse les honneurs aux premiers plans, soit, évidemment, les courts métrages, mais aussi les films d’écoles et les premiers et deuxièmes longs métrages européens. Pour la sélection française, on pouvait compter sur Gente de Bien, Hope (lauréat du prix du public) et Spartacus et Cassandra pour déjouer les attentes nationales en termes de films de chambres, tandis que Vincent n’a pas d’écailles, hit des festivals depuis le début de l’automne, et À 14 ans reprenaient à leur sauce les codes de deux genres délaissés ou dévoyés en France : le film de super-héros et le teen-movie. La compétition européenne nous a, cependant, laissé plus circonspect, malgré de belles saillies honorées légitimement au palmarès final. Retour sur les aléas et les principes d’une telle sélection avec Arnaud Gourmelen, responsable de la programmation.
Vous travaillez pour le Festival Premiers Plans depuis dix ans, ainsi qu’à la sélection de la Quinzaine des réalisateurs qui a lieu durant le Festival de Cannes. Quelles seraient les différentes manières de faire entre ces deux manifestations ?
Tout d’abord, j’ai une espèce de final cut sur la sélection d’Angers, alors que je suis dans l’équipe d’Édouard Waintrop à la Quinzaine. Pour Cannes, il faut se positionner extrêmement rapidement sur les films, être très réactif et être prêt à subir une grosse pression concernant la sélection, le marché, les distributeurs… à Angers, nous avons davantage de temps pour une réflexion approfondie, pour construire une programmation… les enjeux économiques sont moins importants également. Il y a une vraie prise de conscience d’une programmation pour un public qui suit le festival depuis plusieurs années.
Comment qualifieriez-vous le public du Festival Premiers Plans ?
C’est un public extrêmement attentif et curieux. Tous les ans, nous leur ramenons des centaines de films de réalisateurs inconnus… et quand on voit la grande salle remplie avec plus de 1000 personnes, c’est forcément réjouissant. Les réalisateurs invités sont également surpris de cet accueil. Il y a une vraie relation de confiance qui s’est établie. De toute façon, quand on programme un film, il ne faut pas oublier qu’il y a énormément de personnes qui vont le voir et qu’il faut aussi un équilibre dans une sélection. J’adore les comédies, j’aimerais en sélectionner plus souvent… Mais pour un premier film, les cinéastes s’y risquent assez peu. Par ailleurs, il y a aussi une interaction due au jeune âge des réalisateurs, de l’équipe du festival et d’une partie des festivaliers. Cela donne une bonne ambiance au festival qui est inestimable.
Cette attention que porte le festival à son public, notamment local, est singulière par rapport à d’autres festivals de même catégorie. Cela influence-t-il la programmation d’une manière ou d’une autre ?
Il n’y a pas d’arrogance dans la programmation, on ne cherche pas à être les plus pointus. Il y a des films plus larges que je défends, en compétition ou dans d’autres sections… parfois, je refuse de prendre des films en compétition parce que la grande salle est immense, qu’ils vont s’y casser la gueule et que le public va se retourner contre eux. J’ai fait des erreurs en prenant en compétition des films trop radicaux. J’aime beaucoup Un jeune poète de Damien Manivel, mais sa place n’est pas en compétition. Il vaut mieux avoir une super séance dans une plus petite salle, avec un public qui sait ce qu’il va voir dans cette sélection « Figures libres ». Une taille de salle et la section où est présenté un film vont compter dans sa réception par le public.
Est-ce que cette année vous verriez une ligne éditoriale à votre sélection pour la compétition ?
Il est commun que les premiers films parlent de première fois, de transmission entre les générations, de jeunes gens qui cherchent à trouver leur place, à s’inscrire dans une société. Ce n’est pas nouveau et pas propre à cette année en particulier. Néanmoins, il est vrai que la question de la filiation est particulièrement présente dans cette sélection. Que ce soit dans le film turc Sivas, le film autrichien Goodnight Mommy et dans le documentaire roumain Toto and His Sisters… avec évidemment des approches extrêmement différentes. Mais ce ne sont des réflexions qui n’arrivent que rétrospectivement. Quand on établit la sélection, on ne voit pas toutes ces correspondances qui sautent aux yeux des festivaliers. L’avantage de travailler en festival, c’est de pouvoir programmer des films qui ne trouvent pas facilement le chemin des salles. Mais avec la vocation que le film trouve in fine son public. On y pense toujours.
Récipiendaire logique du Grand Prix du festival, le documentaire Toto and His Sisters n’en reste pas moins difficile à aimer. En cause, son sujet, qui en ferait frémir plus d’un à juste titre : soit l’histoire de Toto et ses deux grandes sœurs (donc), vivotant sous la tutelle de leurs héroïnomanes de tontons depuis que leur mère s’est faite coffrer pour trafic de crack. Pour épicer l’affaire, précisons que ce feel good movie annoncé se déroule chez les Roms, dans une banlieue bucarestoise qui ferait passer la « Cité des 4000 » pour une résidence « Pierre & Vacances ». À la lecture d’un tel pitch, on prend les paris : voyeurisme option misère trashcore façon Antoine d’Agata ? Diatribe tiers-mondiste sur l’inertie des gros porcs du big four de la zone Euro ? – « Tu sais ce qu’il reçoit Toto à Noël ? Ton vélo !» – Cantine ou restau après le générique de début ? Bref, le sort du pauvre Toto paraissait joué d’avance… C’était sans compter sur le film, les hommes, le destin, la vie, le cinéma et toutes ces choses qui ont fait d’Aladin le plus respecté des grouillots, et de Lionel Messi une aubaine pour les publicitaires en mal d’icônes clefs en main. Le peuple réclame du mythe, des fables et des success stories ; autant de stupéfiants cruciaux que personne ne voit, alors qu’il suffit de se baisser pour en ramasser à la pelle dans les cours de récré, les cités et les supermarchés.
Un effort auquel Alexander Nanau a consenti, en soulevant une seringue pour y trouver Toto. Loin de faire son beurre de la misère noire de leur situation, le documentariste porte sur cette drôle de famille en pagaille le même regard que sur n’importe quel foyer. Que les junkies se piquent à quelques centimètres de Toto, âgé d’une dizaine d’années, que sa grande sœur de 15 ans soit en cabane pour les mêmes raisons que sa mère et qu’il ne dispose que de quelques heures de sommeil par nuit n’y changera rien, la caméra enregistre froidement. Une froideur positive, qui disculpe Nanau de toute complaisance et lui permet de traiter Toto de la même manière que n’importe quel personnage de documentaire. Or, cette absence de traitement de faveur recèle un bienfait dispensé par les plus grands, de Wiseman à Herzog : celui de regarder chaque personnage à hauteur d’homme, à l’égal de tous les autres. À ce titre, il n’est jamais inutile de repenser à la morale d’Assommons les pauvres, dans lequel le narrateur baudelairien bastonne un mendiant au point de le faire sortir de ses gonds, et de se faire massacrer en retour avec une rage et un orgueil qui lui feront dire en guise de conclusion CQFD : « Monsieur, vous êtes mon égal ! » En l’occurrence, ce n’est pas à la chicane que Toto s’écarte de son image de Gavroche, mais sur le parquet d’une compétition de break dance, dont il sortira médaillé. L’obstination dont fait preuve Nanau à ne pas prendre ces enfants en pitié n’empêche pas le film de filer en direction du conte de fée. Horizon qu’il se contente de pointer du doigt, et dont il se méfie comme des bons sentiments. Car la gloire est volatile, et après le concert de hourras réapparaissent les drames du quotidien, que la fratrie encaisse avec la légèreté de ceux qui en ont vu d’autres. On pourrait opposer à la froideur de Nanau (qui va de pair avec son invisibilité absolue) le faux retrait de Joshua Oppenheimer, dont les gros doigts apparaissent derrière chaque plan léché, chaque intertitre baveux, et la jubilation qu’il semble tirer de la gêne de son spectateur. Il ne faudrait toutefois pas s’y tromper, car The Look of Silence demeure une vraie curiosité, si l’on ferme les yeux sur cet égo qui trépigne en filigrane. Mais quitte à choisir, on optera cette fois-ci pour le choix du jury, plutôt que pour celui du public. Un dilemme que nous serions ravi d’arbitrer, à condition que Toto and His Sisters trouve un distributeur français. Espérons que le Grand Prix du festival lui apporte le succès qu’il mérite, prix que Nanau ignorait encore, lorsqu’il nous a donné cet entretien, quelques heures avant la cérémonie de clôture.
Comment avez-vous été amené à filmer la famille de Toto ?
J’ai été contacté par une société de production, qui m’a proposé de faire un film sur la communauté rom. Ils avaient un peu d’argent à dépenser, alloué par l’Union Européenne. De prime abord, le sujet ne m’intéressait pas vraiment, mais j’ai accepté de faire quelques recherches. J’ai parcouru les périphéries des grandes villes, où vivaient les communautés roms, et les conditions de vie des enfants m’ont frappé. Je me suis projeté à 8 ou 9 ans à leur place, sans aucune chance d’en sortir. Et peu à peu m’est venue l’idée de faire un film sur ces enfants, et leurs perspectives, à un âge où on commence à demander plus de la vie que les conditions médiocres par lesquelles on y est arrivé.
Comment êtes-vous entré en contact avec Toto en particulier ?
Je cherchais un personnage pour mon histoire, au sein du ghetto. J’ai rencontré beaucoup d’enfants, et quand je l’ai rencontré avec Andrea, sa sœur, je me suis dit qu’ils m’offraient cette histoire. J’ai donc décidé d’aller voir leur mère, en prison, qui m’a autorisé à les filmer.
Combien de temps avez-vous travaillé sur place, avec les enfants ?
J’ai développé et tourné le film sur une période de quatorze mois. La recherche d’une histoire m’a accaparé trois à quatre mois, puis j’ai filmé quatorze mois, avec un an de montage.
On ne voit jamais les personnages regarder la caméra, en dépit de votre promiscuité. Étiez-vous devenus intimes ?
Oui. L’idée étant de filmer à la façon du « cinéma direct », je pensais que le résultat serait plus fort si je n’intervenais pas directement. En laissant les événements advenir d’eux-mêmes, comme dans une fiction. Lorsque le documentariste est à l’écran, par la voix ou à l’image, on peut se sentir à distance. Je voulais éviter cela en restant invisible. Notre intimité m’a permis de raconter une histoire à la manière d’un écrivain omniscient, sans que ma présence ne perturbe le cours des choses.
Ce dispositif était-il arrêté dès le commencement du tournage ? Avez-vous envisagé d’autres options, comme la présence d’une voix off ?
Non. C’est le risque que j’ai choisi de prendre, en n’effectuant aucune interview frontale. À certains moments en salle de montage, j’ai eu peur que le tout ne se tienne pas. Mais heureusement, ça marche. Ça marche en tant qu’histoire, les choses coulent d’elles-mêmes. Mais je reconnais qu’il y avait un grand risque. Les personnages sont jeunes, ils ne parlent pas beaucoup et n’ont aucune conscience de ma vision d’auteur. Évidemment, ils ne la partagent pas. Ils vivent, c’est tout.
Devant l’incongruité de certaines situations, on se demande si vous avez demandé aux personnes de reconstituer certaines scènes. D’ailleurs le film est tellement proche des enfants que quelques spectateurs se sont crus devant une fiction.
Non. Tout a été filmé sur le vif, tel quel. Mais certaines personnes ont réellement cru qu’il s’agissait d’une fiction ? Super ! C’est que ça marche.
Vous n’hésitez pas à diversifier les régimes d’image et de narration, en laissant par exemple à plusieurs reprises la caméra aux mains de la benjamine. L’ensemble s’enrobe d’un aspect conceptuel qui pourrait laisser croire que nous sommes devant un film mis en scène.
Je ne pouvais pas prévoir que les gens confondraient le film avec une fiction, mais il est vrai que nous avons pensé mettre un carton liminaire, exposant en quelques lignes la situation sociale des personnages. Mais c’est aussi le propre du cinéma direct de se rendre invisible. L’un des enjeux était de ne jamais talonner nerveusement les personnages, je devais donc rester calme et attendre que les choses surgissent organiquement. C’est peut-être la différence entre le cinéma direct et la fiction : dans le documentaire la caméra est toujours un poil en retard sur l’action. Le documentaire cours après l’action. Or j’avais l’intention d’éviter cela à tout prix. Il me fallait rester calme, et prendre un peu de recul sur les événements.
À combien tourniez-vous ?
Nous étions deux. Mon assistant et moi. Et pour les scènes de danse, en classe, nous avions un troisième renfort.
En somme, vous contentiez-vous de définir un cadre ?
Pas vraiment. J’étais juste connecté aux faits, vos sens se mettent en éveil 3 ou 4 secondes avant que l’événement ne survienne. C’est une question de concentration. Si vous êtes suffisamment concentrés, vous entrez en connexion avec les personnages, en anticipant chaque chose calmement.
Avez-vous modifié la chronologie des événements au montage ?
Non, jamais. Vous pourriez en faire l’expérience : filmez-vous une année, vous obtiendrez une histoire. Il suffit de savoir quoi regarder, et vous avez une histoire.
L’espoir que le hip-hop représente aux yeux de Toto, sa progression spectaculaire, immunise le film contre une noirceur de complaisance à laquelle vous échappez très intelligemment.
Parce que les personnages sont forts. En dépit de leur environnement, ils développent de fortes personnalités. Ils survivent. Les choses m’ont été données par hasard, je n’ai rien provoqué. L’aspect « conte de fée », avec le déménagement à l’orphelinat, la performance de Toto au concours de hip-hop, tout cela n’était pas prémédité. Ces choses arrivent dans le documentaire. C’est ce qui le rend passionnant. Vous devez toujours suivre votre intuition.
Cette façon de faire vous est-elle familière, ou c’est le sujet qui l’exigeait ?
Je pense que le sujet l’imposait. Si vous filmez votre propre famille, il n’en va évidemment pas de même. Dans le cas de ce film, je ne savais rien de ces gens, de leur façon de vivre, de leur psychologie. Ils n’ont rien à manger, vivent au milieu de junkies, et rien ne me permettait de comprendre pourquoi ces enfants demeuraient positifs. Vous devez vous en remettre à votre feeling.
Il y a ce plan, choquant, dans lequel apparaît de près l’un des oncles de Toto s’enfonçant une aiguille dans le cou.
Ce plan nous a donné du fil à retordre. On s’est longtemps demandé s’il fallait l’intégrer ou non. Nous avions beaucoup de plans de défonce, mais je voulais montrer ce à quoi l’enfant était exposé. Ce qu’il vivait au quotidien. Et ceci fait partie de son quotidien. Pourquoi détourner le regard sur ce à quoi cet enfant assiste tous les jours ? Il fallait que le plan apparaisse au bon moment, pour ne pas effrayer le spectateur. Le placer au tout début revenait à me tirer une balle dans le pied. Or le spectateur a vu d’autres scènes de défonce avant que ce plan n’arrive. Il ne vient pas de nulle part.
Avez-vous effectué seul le montage du film ?
La plupart du temps seul. J’ai travaillé avec un monteur pour les premiers mois, puis j’ai poursuivi seul. Puis j’ai travaillé avec quelqu’un d’autre, avant de me retrouver seul de nouveau, jusqu’à la fin du montage. C’est important d’avoir un regard extérieur.
La scène la plus triste – lorsque la grande sœur est livrée à elle-même, droguée et paranoïaque, après le départ de Toto et Andrea – est filmée par la sœur cadette.
Oui, parce que je n’aurais pas pu la filmer moi-même. J’ai formé Andrea et Toto à tenir une caméra. En parallèle du tournage, je menais un atelier dans leur classe. Je leur donnais de petites histoires à écrire le soir, puis nous manipulions la caméra. Mais seules les images d’Andrea m’ont servi pour le film. Je lui ai donné une petite caméra, avec pour seule consigne de me montrer ses images. Cette scène avec la grande sœur est indépendante de ma volonté, elle me l’a montrée, et j’ai jugé bon de l’intégrer au film.
La grande sœur en question a‑t-elle accepté que ces images soient diffusées ?
Elle a signé un papier. Je ne suis même pas sûr qu’elle les ait vues, elle est actuellement en prison.
Dans la catégorie « ballons de baudruche », roulement de tambour pour un court et un long, dont les titres ont fait plus de bruit avant qu’après leur projection. En poids mouche, attribuons librement « la plume sous cellophane d’or » à Yes We Love et ses quatre sketchs sponsorisés par Picard. Primé à Cannes puis distingué à Angers, le Norvégien Hallvar Witzø compile tous les poncifs de la fantaisie « à la nordique », et défèque son pastiche en quatre boulettes d’un pompiérisme rasséréné. Énième exercice de style biberonné à Culture Pub, il serait temps que les courts-métrages proprets cessent de retirer les prix de la bouche de propositions moins carriéristes. Quitte à attirer l’attention, on conseille à ces requins sans talent de projeter directement leur carte de visite sur grand écran.
Après le crâneur en culotte courte, place au poids lourd, mais alors très très lourd… Avec sa fillette en phase terminale, son cynisme coup de poing et ses mystères de comptoir, La Niña de Fuego a tout du grand qui préfère à la compagnie des pairs, se faire mousser par plus petits que lui. Mauvais calcul, car aucune sélection, si modeste soit-elle (ce qui n’était de toute façon pas le cas d’Angers), ne paraît à notre connaissance suffisamment miteuse pour dérouler un tapis rouge à ce monstre de prétentions obèses. On ne se fatiguera pas au petit jeu de l’analyse pour un film privé de toute intériorité : une hystérique de carte postale, dont rien ne nous sera suggéré sur les causes de sa folie – cela eût nécessité un travail d’écriture que Carlos Vermut a manifestement jugé inutile – se retrouve prise au piège d’un grincheux qui la fait chanter pour offrir à sa fille leucémique la robe de ses rêves. Le film, qui se rêve en comédie à l’encre noire, ne parvient qu’à enterrer aux yeux du spectateur les maigres concessions qu’il était prêt à lui faire sur le terrain du thriller. Si seulement Vermut ne voguait pas tête baissée et sourire en coin sur le radeau du scénario-chorale, dont il n’a sûrement pas remarqué qu’il était le dernier passager. Ses emprunts mal digérés à La Piel que Habito seraient encore un moindre mal, s’il ne s’enveloppait pas de cet esprit de sérieux maquillé en cynisme de brocante. Bref, sitôt vu, sitôt raillé puis oublié, mais on regrette que le cinéma espagnol n’ait pas été mieux représenté, lui qui semble se raréfier d’année en année. Et que La Niña de Fuego ait cartonné chez Cervantès est tout sauf de bon augure pour la santé du cinéma Ibère.
Enfin nos regards, quelque peu désorientés par la grande mosaïque européenne du catalogue, ne se seraient peut-être pas attardés sur Le Petit Homme (toujours en compétition européenne) si le film ne s’était pas trouvé accolé à l’importateur de films étrangers le plus malin de l’hexagone. En effet le flair proverbial de Memento Distribution – qui frise depuis quelques années le délit d’initiés, l’improbable hit Ida en tête – vaut qu’on s’arrête sur ses poulains, qui ont tendance à valider une certaine idée plutôt pantouflarde du cinéma international, petit village olympique où l’on ne déréglera jamais les combinaisons éculées de la comédie de famille italienne, du film social anglais, du drame maigrelet germanique, etc. Le Petit Homme ne correspond pas tout à fait à l’une de ces associations tout droites sorties d’un album de Tintin, mais il reprend les vieux habits du film d’intégration post-soviétique (on a Good Bye Lenin dans un coin de la tête, la comédie en moins) avec un esprit de petit prof pour le moins dérangeant. On y découvre une famille immigrée tchétchène (une veuve et ses trois enfants), tentant de repartir du bon pied en Autriche. L’aîné, petit garçon déboussolé mais très sérieux, orphelin de son père et de son pays, se laisse convaincre qu’il est désormais « l’homme de la maison », mantra peu sincère (il n’a que 11 ans) qui flatte l’adolescent naissant en lui plus qu’il n’y fait bourgeonner un adulte. Problème : Le Petit Homme ressemble à un manuel de coaching pour parfait petit immigré, égrenant une à une les situations type (demander conseil à son imam, ne pas fréquenter les vilains garçons, aider maman à travailler…). Un certain caractère officiel et pédagogique parcourt le récit initiatique du jeune Ramasan : on ne serait pas surpris de voir son histoire placardée dans la salle d’attente d’une mairie. Les petites bêtises d’enfance cèdent peu à peu la place à l’accumulation des bons points, achevant de ranger ce Petit Homme dans les rayonnages de la bibliothèque municipale.
Au rayon court-métrage d’école, pas vraiment de quoi grimper au rideau. Comme chaque année, il suffisait de jeter un œil sur le pays d’origine pour flairer l’AOC de style. À ce petit jeu des sept familles esthétiques, duquel notre prestigieuse Fémis ne sort jamais indemne, l’école des élites de demain (et des promesses rarement tenues) arrivait cette année en catimini, et repartit, une fois n’est pas coutume, la tête haute. Tout le mérite revient à Héloïse Pelloquet, qui du haut de sa quatrième année en section montage, dévale un slalom autofictionnel en s’autorisant quelques hors pistes. Comme une grande raconte ainsi l’histoire d’Imane, collégienne entre-deux-âges qui de selfies en campagnes électorales pour kids, nous rappelle que la préadolescence est un éden qui s’ignore : une part des anges, à cheval sur l’insignifiance de l’enfance et l’émancipation des ados. En dépit de quelques maladresses aisément pardonnables – on pense à l’abus de plans décoratifs tournés à l’iPhone –, Héloïse Pelloquet esquive gracieusement les pièges du naturalisme d’initiation, en privilégiant les contretemps, ventres mous et actes manqués, sans pour autant lésiner sur les calories brûlées. C’est que l’énergie du drame, contrairement à l’euphorie des rouleaux-compresseurs de la positive attitude – dont Even Cowboys Get to Cry offrait un parfait exemple –, s’y consume en pure perte. Une pudeur bienvenue, qui pour une fois dans un film d’étudiant n’agit pas comme un couvercle. À défaut de troubler, Comme une grande se distingue des vaguelettes à prétention sulfureuses, qui bombent le torse pour mieux cacher leur timidité. C’est que la pudeur caresse pour de vrai, quand la pudibonderie répand les poudres un peu partout mais fait mine d’avoir perdu l’allumette. Un chef d’accusation en moins, pour ce film qu’un instinct pyromane fait crépiter de mille étincelles orphelines : comme on craque puérilement des allumettes, sans qu’aucune mèche ou cigarette ne viennent encore ôter leur précieuse inutilité. À cela s’ajoute un pari osé, tenu par d’autres avec plus ou moins de succès (de Boyhood à Eden, pour les plus récents), qu’Héloïse Pelloquet remporte sereinement : le parti pris du banal. C’est la seule raison d’être de ces images domestiques et pauvres dont le film abonde. Car au fil du méli-mélo, dont on redoutait un peu la gratuité arty, se dessine une chrysalide de vidéos anecdotiques, emprisonnant Imane comme un escargot dans sa coquille. S’y joue alors le drame de la préadolescence, qui substitue à l’étreinte parentale dont elle s’extirpe, d’autres cocons d’ennui, qui finiront peut-être un jour par se fêler à leur tour. Mais de cela, il n’est pas encore question. Entretien avec Héloïse Pelloquet, sa réalisatrice, et Mélissa Malinbaum, sa productrice :
Comment l’idée du film vous est-elle venue ?
Héloïse : Je connais Imane depuis qu’elle est petite, et j’avais envie de faire un film sur la préadolescence, un âge charnière entre l’enfance et l’adolescence. Son tempérament et son rapport direct aux adultes m’ont convaincu de travailler avec elle. De plus, elle avait participé à cette élection au Conseil Général des jeunes, et la démarche m’avait paru singulière pour une enfant de cet âge. Elle avait 11 ans, et en général c’est le groupe qui compte à cet âge. La voir faire campagne pour elle seule la distinguait de ses camarades. D’autre part, j’ai eu l’idée de travailler sur les images tournées par des jeunes avec leurs téléphones portables, dans le cadre d’un atelier à la Fémis où nous devions convoquer des images d’archives. J’avais envie d’un journal intime filmé. Le lieu m’intéressait aussi beaucoup, je connais bien Noirmoutier, et le motif de l’île me semblait dire quelque-chose de cet âge-cocon. En somme, tout cela s’est mélangé petit à petit.
Comment avez-vous écrit ? Les jeunes ont-t-ils participé ?
Héloïse : On a beaucoup échangé avec eux, surtout avec Imane. Mais il y a aussi beaucoup de moi, j’ai grandi à Noirmoutier. Ce serait un peu un croisement d’Imane et de moi. Elle nous avait envoyé des vidéos d’elle, filmées avec son téléphone, et nous avons écrit autour de cette première salve d’images. Le tournage s’est étalé sur un an, ce qui nous autorisait à écrire entre chaque session. Nous étions libre de réécrire souvent.
Le film rappelle un peu Boyhood, de Richard Linklater, dans sa propension à suivre le cours tranquille d’une existence ordinaire. À vos yeux, ce règne de l’anecdote est-il purement générationnel, dans le sens où il tiendrait de la multiplication des caméras et des images pauvres ?
Héloïse : C’est vrai qu’aujourd’hui, tout le monde a une caméra domestique, et l’on s’est habitué à filmer la banalité. C’est ce qui m’intéressait dans ces vidéos-là, car elles racontent l’ennui des préadolescents. Plutôt que des montagnes russes dramatiques, je recherchais l’authenticité. On assumait complètement de présenter la chronique d’une adolescence banale, en province. Ils ne sont pas malheureux ni euphoriques, ce qui n’empêche pas Imane de se poser des questions assez profondes, comme celles de l’identité et des racines. Je la vois comme un personnage tourné vers l’avenir, en transit. D’ailleurs, le film aurait pu s’intituler comme ça « En Transit ». Mais ça existait déjà !
Mélissa, comment êtes-vous arrivée sur le projet ?
Mélissa : Nous étions dans la même promotion à la Fémis, et le projet m’intéressait beaucoup. Le fait de tourner sur une longue durée, d’aller rencontrer les comédiens en repérage, etc., tout cela m’a enthousiasmé. Mais il faut dire qu’Héloïse a été très autonome pendant toute la durée du tournage, j’étais moi-même très prise par l’école, et mon rôle s’est limité à celui d’une conseillère. Héloïse avait une relation très intuitive avec ses comédiens, je ne pouvais pas apporter grand-chose de plus. Idem pour l’écriture, on s’est contenté de tomber d’accord sur un principe. Enfin pour le montage, j’apportais un regard extérieur. Pour le prochain film, je suis plus investie. Nous sommes actuellement en recherche de financements.
Avez-vous d’autres projets avec la même troupe d’enfants ?
Héloïse : Oui, on a le projet d’en faire un long. On irait d’ailleurs vers plus de fiction, si l’on compare à Comme une grande, où la proportion d’images domestiques fait la part belle au documentaire. Je voudrais conserver ce dispositif, et cette direction d’acteurs, tout en étirant le style naturaliste du côté du conte. Ce qui facilite l’écriture, c’est que je connais les acteurs sur le bout des doigts. Leur façon de parler, de bouger, et la connaissance des comédiens est cruciale pour moi. C’est un peu le point de départ de mon travail.
Jamais en reste, le Fresnoy avait aussi placé un pion en compétition des films d’écoles. Moins conceptuel qu’à l’accoutumée, Archipels Granites dénudés de Daphné Hérétakis narre la chronique documentaire d’une Grèce confite dans un surplace douillet qui aurait perdu goût à l’histoire. Un plan résume le film à lui seul : interrogée pendant son marché, une femme réclame un soulèvement puis s’assoit, lasse, sur un petit pilier urbain. Plus tard, c’est l’Agora qui s’effondrera, en guise de symbole de l’abattement national. Pour s’être recroquevillée sur elle-même, la Grèce sombre sans s’affoler dans une apocalypse paisible, au tic-tac d’un contre-la-montre dont elle n’entend même plus les aiguilles trotter. Comme un symbole, quelques jours après la fin du festival, Syrizia accédait au pouvoir sur un discours d’insoumission. Coïncidence trop belle pour ne pas lui faire une petite place dans nos colonnes.
On souhaiterait plus d’insoumission pour d’autres films d’écoles biberonnés aux talents de maîtres européens labellisés grands auteurs. Ainsi, d’Elena ou de La Bambina, qui récitent sans (trop) bégayer les leçons retenues et répètent, sans plaisir ni sincérité, les poncifs hérités des frères Dardenne ou d’Asghar Farhadi. Tout y est sur des rails, prêt à être lancé sur les tapis rouges, mise en scène et personnages au diapason d’un monde sans risque. Nul doute qu’on reverra bien trop vite ces futurs auteurs du world cinema dans des festivals qui ont à cœur de définir, tout en les valorisant, les futures conventions de l’académisme cinématographique mondial. Moins esclave de ses pères/pairs et diablement plus audacieux, le court métrage de Willy Hans intitulé, au choix, Les Buissons démoniaques – 1 ou Les Fourrés sataniques – 1 (en v.o. pour les germanophones : Das satanische Dickicht – EINS) proposait un jeu de regard saisissant au sein d’une famille allemande, tout en la démembrant à travers des vignettes du quotidien au sens, pour le moins, mystérieux. Le synopsis pourrait peut-être nous aider : « Le poulet est abattu, la chanson est chantée, le lac est traversé et l’auto-stoppeuse a l’air de n’avoir jamais su vers où elle se dirigeait à l’origine. Une chose est sûre : comprendre les autres n’est pas tâche facile. » Effectivement. Toute volonté de faire sens est laissée de côté, sur le bord de la route mais cela, dans une grande rigueur plastique aux antipodes, heureusement, d’un univers excentrique cherchant vainement et opportunément les causes d’une telle faillite existentielle. Quartet brillamment orchestré, l’opus allemand aura réussi à déjouer les écueils du films choral en s’attachant froidement non pas au récit mais à la singularité et au devenir de chacun de ses personnages, tout en les incluant dans un mouvement au lyrisme feutré.
Hors des considérations de la compétition, la sélection « Figures libres » a su retenir notre attention en présentant des premiers films vendus sur le papier comme « réalisés hors contraintes et formats ». Sous cette appellation légèrement fumeuse, on pouvait ainsi croiser, sous la forme de doubles programmes, des œuvres déjà appréciées en festival comme Fort Buchanan de Benjamin Crotty ou Violet de Bas Devos (au Festival de la Roche-sur-Yon). Mais cette section nous réservait aussi de belles surprises comme Motu Maeva, premier film de Maureen Fazendeiro. Portrait d’une vie en super‑8, les 43 minutes de la projection se consacrent à Sonja, néerlandaise d’un certain âge, et à ses mouvements dans le monde. De son jardin et son îlot d’aujourd’hui, on passe en un jump cut à l’Afrique ou l’Asie des années 50 ou 70. Faisant fi de toute explication psychologique ou de chronologie explicite, Motu Maeva se rapproche du conte chanté, tant la matérialité même du film semble à la fois extrêmement concrète et poindre, insaisissable, vers l’irréel. Utilisant des photos d’archives, des échanges épistolaires, des films de familles ou encore des chants piochés au gré d’une existence trouée de mystères, Maureen Fazendeiro inocule à son film la saveur d’une négociation habile et légère, notamment grâce au montage (tant visuel que sonore), entre le proche et le lointain, l’anecdote et l’Histoire. Différentes valeurs d’échelle donc, qui donnent à son essai un trouble, un vertige singulier, miroir de sa sincère émotion. Brillante idée de programmation, Motu Maeva était couplé à Un jeune poète de Damien Manivel. Celui-ci, après ses divers courts métrages (notamment La Dame au chien en 2010), retrouve son acteur fétiche Rémi Taffanel pour ce premier long métrage se situant à Sète. Si on se remémore ses souvenir de lycéen de Terminale L et si on a « poète » et « Sète » dans la même phrase, on pense généralement à Paul Valéry. Or aucune trace de l’auteur du Cimetière marin dans le film de Manivel. Néanmoins, le film raconte simplement l’histoire de Rémi qui, à peine sorti de l’adolescence, rêve de devenir poète et d’enchanter le monde avec des vers bouleversants et inoubliables. À la recherche de l’inspiration dans la ville de Sète, sous un soleil accablant et avec pour seules armes un bic et un carnet, Rémi est bien décidé à écrire son poème… Mais par où commencer ? Contempler longuement la mer ? Grimper au sommet d’une montagne ? Écouter le chant des oiseaux ? Aller à la bibliothèque ? Trouver sa muse ? Dans les bars ? Au cimetière ? Sous l’eau ?… Tout une suite de situations dans lesquelles Rémi va essayer de traduire sa présence au monde, mélange de candeur et d’inquiétude. Le dispositif d’Un jeune poète rejoint celui de son jeune personnage principal : comment trouver sa manière d’habiter un plan, de s’y déplacer, d’y entrer et d’en sortir, selon le cadrage choisi par le cinéaste ? Malgré le sentiment d’un film légèrement étiré pour dépasser les 60 minutes symboliques, l’originalité prégnante du film de Manivel lui confère, par son goût des beautés terrestres, un statut particulier et bienvenu dans la masse des premiers films (courts ou longs) standardisés qui s’échouent sur les rivages des festivals.
Impasse aura été faite dans ces quelques lignes sur les rétrospectives et autres réjouissances qu’offrait le Festival Premiers Plans à côté des sérieuses compétitions et autres sélections officielles. Qu’il s’agisse des vieux briscards de la French Touch (Bertrand Blier), des mastodontes transalpins (Dino Risi) ou de la jeune garde du cinéma d’auteur international à la mode (Alice Rohrwacher ou Ruben Östlund), le programme aura été copieux et placé majoritairement du côté de la comédie. Étrange contraste avec les films évoqués ici qui, parfois pour le pire, confondaient esprit de sérieux et profondeur. Après avoir ouvert le bal sur Du Bellay, c’est par goût du contretemps que nous conclurons sur ces notes fleuries de Gérard Depardieu dans Tenue de soirée : « Je vais t’enculer et tu jouiras. Tu jouiras d’extase. Ça ne sera pas la peine d’appeler au secours : en liberté, il n’y a pas de gardien. Personne ne vient. T’es tout seul avec ta honte. Et moi, ta honte, je la transforme en bonheur. J’en fais un bouquet de fleurs. » Une autre conception de la « douceur angevine ».