Le réalisateur de La Ravisseuse s’exprime ici sur ce qu’il a voulu transmettre à travers son film : la confrontation entre deux femmes de milieux différents, et la résonance de certains thèmes dans notre société actuelle.
Pourquoi avoir intitulé votre film « La Ravisseuse », qui donne déjà une idée de l’intrigue, et pas « La Nourrice », par exemple ?
Antoine Santana : Au départ, le film s’appelait De Profundis, mais je n’aimais pas du tout ce titre, que je trouvais lourd, et qui avait été choisi par Véronique Puybaret, qui a écrit le scénario. Le titre actuel a été choisi il y a très peu de temps, par le producteur.
Et puis ce n’est pas une histoire de nourrice que j’ai fait. J’ai plutôt essayé de faire un film sur les femmes, et surtout les mères.
Un film sur les femmes ?
J’ai voulu avant tout dans mon film capter des visages féminins. Ce qui m’intéresse, c’est de filmer les non-dits, tout ce qu’un visage peut transmettre comme émotion, et comme sensibilité. L’histoire que je mets en scène est celle de deux jeunes mères issues de deux milieux totalement différents : une bourgeoise, et une nourrice. Je me suis demandé comment deux femmes aussi différentes pouvaient se rencontrer et faire un petit bout de chemin ensemble. Et puis voir tout à coup comment on les remet à leur place, en leur disant ce qu’elles ont à faire. Ce qui m’intéressait, c’était la confrontation de ces deux actrices, Émilie Dequenne et Isild Le Besco. Je voulais surtout voir dans ces comédiennes quelle était la part des personnages. Je n’ai pas envie de filmer Charlotte ou Angèle-Marie, mais Isild, pour savoir quelle est la part d’Angèle-Marie dans Isild en tant que femme. Je pense que c’est ce qui rend le film moderne.
Pourquoi avoir choisi la période de la fin du XIXe siècle ?
La fin du XIXe siècle, ce sont les fondements de notre société actuelle. C’est la naissance de nouvelles structures familiales, tout à coup on passe de l’Ancien Régime à la société industrielle. Les idéologies changent, les structures familiales se développent, les enfants prennent leur place dans la famille, alors qu’avant on les envoyait vivre à la campagne sans s’en occuper. Et c’est aussi l’époque de l’émancipation de la femme, et c’était un sujet très intéressant à traiter, qui peut encore parler à beaucoup de femmes aujourd’hui, il me semble. Les comédiennes également incarnent une certaine modernité.
Est-ce difficile de recréer une époque, au cinéma ?
La fin du XIXe siècle n’est pas si loin. Je ne suis pas sûr que mon souci premier était de recréer l’époque, parce que ce film-là n’est pas une reconstitution historique. Je ne voulais surtout pas faire un film d’antiquaire, ce n’est pas trop mon cinéma. Ce qui m’intéresse, c’est prendre un sujet qui soit éventuellement historique, et de voir comment aujourd’hui il a encore des échos, comment il se décline dans notre présent.
À quelles problématiques actuelles avez-vous pensé ?
Quand on a fait le film, j’ai pensé à toutes ces femmes, pakistanaises, sri-lankaises, africaines, qui quittent leur village pour pouvoir élever les enfants dans nos pays occidentaux. Ce ne sont pas des nourrices, on les appelle maintenant des nounous, mais on s’inquiète peu de savoir si elles n’ont pas laissé leur famille là-bas, ou des enfants. Ce sont des questions contemporaines que j’ai envie de poser à travers ce film historique. On a réussi si on touche les gens dans un vrai problème contemporain.
Le personnage de Charlotte modifie son comportement vis-à-vis de la nourrice à la fin du film : est-ce de la soumission à son mari, ou une prise de conscience de son statut et de son rang à tenir ?
Ce n’est pas une prise de conscience, elle est reléguée à ce statut. Dans une scène, le mari remet de l’ordre dans sa famille, remet tout le monde à sa place, et Charlotte, la bourgeoise, ne peut plus paraître aux yeux de la nourrice comme elle paraissait avant. Combien de femmes subissent encore aujourd’hui cette situation, des femmes qui essayent de s’émanciper dans le monde, mais sont remises à leur place par un ordre moral.
Charlotte fait pourtant preuve d’idées modernes, en voulant être photographe, et dans d’autres circonstances elle aurait pu s’épanouir alors qu’ici elle est étouffée par son milieu…
En dressant le portrait de Charlotte, nous avons pensé à ces héroïnes du XIXe siècle, comme Madame Bovary, ou des personnes existantes, comme George Sand. À cette époque, certaines femmes voulaient s’émanciper en tant que mères, d’autres dans la mondanité, ou devenir célèbres, parcourir le monde, et avoir des métiers d’homme. Charlotte, c’est un peu ça. C’est un des visages de la femme à cette époque.
Comment vous est venue l’idée des scènes de rêverie d’Angèle-Marie et de fantasmes de Julien, le mari ?
La nourrice est un personnage issu de la culture populaire de l’époque, donc je m’en suis inspiré, d’où le côté fantastique, féerique, c’est l’univers des contes de fées d’Angèle-Marie. Et pour les scènes de fantasmes de Julien, c’était pour rendre hommage à la naissance de la psychanalyse et du cinéma à la fin du XIXe siècle.