Entretien avec le cinéaste iranien Dariush Mehrjui autour de La Vache (1969), plus de quarante ans après ses premières diffusions en festivals (notamment à Venise et à la Quinzaine des Réalisateurs en 1971). À l’époque, le film avait été plébiscité par la critique qui l’a considéré comme une œuvre pionnière de la nouvelle vague du cinéma iranien. Le cinéaste revient sur les dessous de la diffusion du film qui fut interdit par le gouvernement du Shah pendant deux ans.
Dans La Vache vous évoquez la vie d’un petit village alors que tous vos films à part Le Facteur (1971) se passent en ville ; qu’est-ce qui vous a donné envie de montrer cette réalité ?
C’était mon rêve lorsque j’ai commencé à faire du cinéma. En voyant les autres films, je me demandais pourquoi personne ne faisait des œuvres sur le monde rural en Iran. Et lorsque j’ai pris connaissance de cette histoire qui se passait dans un village, j’ai tout de suite été convaincu.
D’où vient l’intrigue ?
L’histoire est tirée d’un recueil de nouvelles de Gholam-Hossein Sa’edi intitulé Azadaran-e Bayal (« Les Pleureuses de Bayal » en serait la traduction littérale, il n’existe pas de traduction de cet ouvrage daté de 1964, ndlr). La Vache est l’une de ces nouvelles. Mais lorsque nous avons commencé à écrire le scénario, j’ai suggéré d’utiliser le livre en entier en intégrant des éléments des autres histoires. Nous avons aussi changé le début et la fin du film en décrivant les différentes étapes de la folie de cet homme suite à la perte de sa vache adorée, des étapes qui ne figuraient pas dans le livre.
Votre film marque un tournant dans l’histoire du cinéma iranien ; vous avez été reconnu par la critique de l’époque comme la figure de proue de la nouvelle vague iranienne. Pourriez-vous nous parler de la réception de La Vache à sa sortie en 1971?
C’était assez incroyable au moment de la sortie du film car il a très vite été identifié comme faisant partie d’une cinéma différent, d’un cinéma d’auteur. D’autres cinéastes comme Farrokh Gaffary ou Ebrahim Golestan réalisaient des films d’auteur, intéressants d’ailleurs, mais qui ne parvenaient pas à atteindre un large public que ce soit en Iran ou à l’étranger. Mais lorsque La Vache est sorti en Iran, il a eu du succès car il touchait le public disons « ordinaire ». Ce fut le cas à l’étranger également, à travers les festivals.
Le film a aussi été le symbole du jeune cinéma iranien. De là est même né un mouvement de rébellion : nous étions dix jeunes réalisateurs iraniens et nous avons donné une conférence de presse à Téhéran pour protester contre la censure et le cinéma commercial bas de gamme, majoritaire en Iran à cette époque. Les critiques l’ont vu comme l’émergence d’un nouveau mouvement dans le cinéma iranien, mais nous ne considérions pas ainsi nous-mêmes. Nous étions alors influencés par le cinéma européen ou américain des années 1960-1970 ainsi que par les grands maîtres comme Bergman, Buñuel, Bresson ou Kurosawa. Nous pensions juste appartenir à cette tendance là du cinéma.
Avez-vous rencontré des problèmes avec le gouvernement pour réaliser ce film ?
J’ai eu plus de problèmes avec un autre film, Le Cycle (1974)… Pour La Vache – censé au départ être un petit film documentaire et qui est devenu une fiction – nous avons fait beaucoup de recherches sur ce village et là, en effet, nous avons eu quelques problèmes avec le gouvernement. Il faut savoir que le film a été financé par le ministère de la Culture, c’était la première fois que l’État finançait un film de fiction. Aucun financier privé n’aurait voulu investir dans ce type de projet à une époque où la majorité des films diffusés étaient des romances « cheap » avec des scènes de danse. Le ministère avait un problème avec ce village qui était, il est vrai, très pauvre, mais ils ont fini par accepter que l’on tourne à condition d’« embellir » les lieux. C’est pour cela que nous avons rajouté des façades blanches, un plan d’eau au milieu de la place ou d’autres éléments de ce genre. Nous avons tourné avec des acteurs de théâtre engagés par le ministère de la culture qui faisaient partie de leur propre compagnie, ainsi nous n’avions pas besoin de les payer.
Mais lorsque le film a été projeté au ministère de la Culture, ce fut un choc car à cette période, la campagne de propagande du Shah mettait l’accent sur la nouvelle civilisation, sur le monde moderne alors que mon film montrait les conditions de vie précaires des habitants qui n’ont qu’une seule vache pour tout le village. Les gens du ministère étaient furieux, se demandant pourquoi je faisais voir une telle pauvreté au lieu des progrès techniques des industries iraniennes. Il a été interdit durant deux ans.
Comment a-t-il finalement été diffusé ?
En 1971, le film a été projeté dans le cadre du festival des arts iraniens à Chiraz. Ce fut la première projection après deux ans et le film rencontra un grand succès auprès du public. J’ai alors été encouragé par un ami français réalisateur, Renaud Walter, en Iran à ce moment-là, à le faire sortir de manière clandestine. Cet ami était prêt à emmener dans sa valise la copie 35 mm du film, tout cela était évidemment très lourd. Avec quelques membres de l’équipe, nous l’avons accompagné à l’aéroport et ce fut l’un de ces moments plein de suspense où nous nous demandions si les douaniers allaient fouiller ses bagages. Heureusement, ils ne l’ont pas fait. Le film est d’abord arrivé en France puis a été présenté à Venise sans sous-titres mais agrémenté d’un commentaire en anglais. Il a connu un vif succès là-bas et a été considéré comme la révélation de l’Iran. La presse l’a mis en avant, ce qui lui a permis d’être montré dans toute l’Europe et aux États-Unis.
Le film a joué un rôle particulier en Iran après la révolution ?
Oui car après la révolution, le cinéma s’est retrouvé dans une situation extrêmement précaire : les salles de cinéma, considérées comme le centre de la corruption, avaient été incendiées. Et durant deux ans, il y a eu une période d’hésitation et de flou : les studios et les laboratoires restaient inactifs. Personne ne savait comment allait se développer le cinéma et quel type de films serait toléré par la République islamique, car comme vous le savez il y a dans la culture musulmane certaines interdictions concernant les représentations humaines et l’image en général.
Environ deux ans après la révolution, mon film est passé à la télévision : l’ayatollah Khomeini l’a vu avec sa famille et fut probablement surpris que ce type de film existe en Iran. Le jour suivant, dans un célèbre discours sur les arts et le cinéma, il affirma qu’il n’était pas contre le cinéma et que, d’ailleurs, des films comme La Vache, humaniste selon lui, n’étaient pas sous l’emprise de la corruption. Puis le film a été projeté dans les cinémas après la révolution et a en quelque sorte ouvert la voie à ce que le cinéma iranien devait être dans la République islamique.
Du point de vue de la narration, le film s’éloigne également des films iraniens de cette époque en proposant un type de récit plus allégorique. Est-ce que ce type de narration, qui repose beaucoup sur la métaphore, est proprement lié à la culture iranienne ?
Plus ou moins. J’ai lu que dans la littérature classique persane, il existe l’histoire d’un homme qui devient une vache, comme un processus d’identification avec l’être aimé : celui qui aime devient l’objet de son amour. Il n’y a plus de séparation ni de distance entre les deux. C’est la base de la pensée philosophique de Ibn Arabi ou d’Averroès pour qui, en ce qui concerne l’amour, les deux pôles deviennent un, uni.
L’histoire elle-même, un homme qui devient une vache, est métaphorique. Ces éléments, surréalistes ou métaphoriques, ont enrichi le film. Par ailleurs, la menace représentée par les ennemis, la figure du fou ou la manière dont le personnage principal est torturé sont des problématiques typiques de la littérature et de la poésie traditionnelles persanes. Car les Iraniens sont très influencés par leur poésie.