Avec une cinématographie encore peu structurée dans les années 1960 malgré de notables éclats (La maison est noire de la grande poétesse Forrough Farrokhzad date de 1962), La Vache marque en 1969 un jalon pour la reconnaissance internationale du septième art persan. Le film de Dariush Mehrjui fit en effet sensation lors de sa présentation à la Mostra de Venise, où il remporta le Prix international de la critique. Cette œuvre inédite dans les salles en France sort – une initiative de Splendor Films que l’on salue – ainsi dans une copie restaurée qui a le bon goût de ne pas lisser l’image mais de témoigner des aspérités et de l’hétérogénéité du matériau.
Il est sa vache
Touffu, aussi universel que profondément ancré dans une codification culturelle iranienne, La Vache déploie néanmoins un récit d’une grande simplicité. Comme Johnnie Gray et sa locomotive dans Le Mécano de la General, Hassan est fou de sa vache, c’est peu dire qu’il la bichonne, d’autant qu’elle s’apprête à donner naissance à un veau. Alors qu’il s’est absenté, elle meurt brutalement – on ne saura pas si elle a été tuée. Les villageois élaborent alors une fiction cruelle (elle se serait enfuie), à laquelle le fermier ne porte aucun crédit. Les conséquences du mensonge sont irréversibles ; le profond désespoir attendu laisse rapidement place à une singulière situation : non seulement Hassan, sourd au plus implacable des syllogismes, devient une vache, mais il est sa vache. Si la situation surprend, des signes avant-coureurs avaient été distillés ; l’homme et l’animal vivent dans une sorte d’accord parfait – Hassan ne rechignant pas à grignoter son fourrage avec elle et à partager quelques conversations, ou plutôt meuglements. On avait d’ailleurs initialement découvert les deux acolytes lors d’une scène de bain pleine de d’harmonie et de sensualité.
Si Dariush Mehrjui a étudié la philosophie à UCLA aux États-Unis, il n’a pas reçu de formation cinématographique. La Vache, son second long métrage, représente tout ce qu’il peut y avoir de meilleur en ce sens : un affranchissement à peu près total vis-à-vis des « règles » et de la « grammaire » cinématographiques – et tant pis si les zones de netteté se placent parfois singulièrement dans l’image, ou si le point se perd carrément. Mais ce n’est pas tant au niveau du filmage (un très beau noir et blanc contrasté et tout en picturalité) que du montage (signé Dariush Mehrjui) que La Vache présente un côté hirsute et flibustier. Le cinéaste cite le néo-réalisme comme source d’inspiration, on peut en effet reconnaître quelques caractéristiques : l’ancrage dans une réalité, ici celle du monde rural, des comédiens non-professionnels cohabitant avec des acteurs issus du théâtre ne rechignant pas à rouler franchement des yeux. On pense cependant beaucoup à Pier Paolo Pasolini, précisément à L’Évangile selon Saint Matthieu (1964). La relation entre les deux œuvres se joue particulièrement dans la tension des visages et des regards – donnés, rarement rendus par un contrechamp – à partir desquels le montage construit des espaces et temporalités aberrants. C’est complètement hétérodoxe, oui, mais cela produit de formidables éclats, et une grande intensité poétique.
Mystique soufi et faux-semblants
Dariush Mehrjui dépeint ici une campagne archaïque à tous points de vue, indécrottablement superstitieuse dans sa lutte contre le mauvais œil qui aurait frappé la communauté. Il va ainsi à l’encontre des préceptes – modernisation, occidentalisation, laïcisation – de l’Iran du Shah. Ce primitivisme anti-moderne explique sans doute le fait que l’Ayatollah Khomeini en avait fait son film de chevet. On peut aussi reconnaître dans ce cas de transcendance homme-vache certaines caractéristiques de la mystique soufi (inspirée des poètes persans Hafez et Rûmî), notamment dans cette aspiration à fusionner avec l’être aimé – ici donc une vache plutôt que dieu… La narration s’inspire indubitablement de contes orientaux, elle met en scène des entités plutôt que des personnages. La Vache s’ouvre avec une scène cruelle consacrée au fou, celui qui porte la vérité et, surtout, « menace » de la dire. À ce titre on note une foule d’archétypes, de figures : le chef, le rationnel, les ennemis (mystérieux et inquiétants Boulouris, ressortissants du village voisin, pratiquant des rapines nocturnes), les superstitieuses (les femmes âgées du village), la future mariée, etc.
À la découverte de cette œuvre d’un proto-cinéma d’auteur iranien, il est assez étonnant d’y trouver une ligne de force que sillonne encore aujourd’hui cette cinématographie : une société de faux-semblants rendue à la façon d’un théâtre – ici la place du village qui agit comme une scène – où le mensonge enseveli la vérité, où l’individu affronte l’oppression représentée par les différentes instances collectives. La réversibilité et l’instabilité des choses frappent ici, notamment lorsque les villageois finissent par se comporter comme les ennemis, c’est-à-dire en brutalisant Hassan dans un finale poignant et éprouvant.