D’un naturel affable, David Volach a un regard lucide et affectueux sur sa société, tout en conservant son esprit critique, sans pour autant avoir la prétention de donner des leçons à son peuple. Il peut vite s’irriter quand il entend parler d’autobiographie, d’acteurs non-professionnels, vous répondre à une question par une autre, détourner les sujets quand bon lui semble, néanmoins, ses yeux s’illuminent de passion dès qu’il s’agit de cinéma, de spiritualité, et d’Israël. Il ne finira pas son café. Et nous non plus.
Vous avez dit que votre film était autobiographique, confirmez-vous votre propos ?
C’est l’une des questions les plus dures à laquelle je dois répondre lorsque j’aborde mon pays. Et je remarque que ce sont des questions que la plupart des créateurs ont tendance à fuir. Il est clair pour moi que chacune des œuvres sont imprimées et teintées d’autobiographie. C’est pour nous un défi que de dépasser ce qui représente notre propre histoire, pour que la création prenne le dessus. Mais si vous me posiez cette question : « Est-ce que ce film est une anti-biographie ? », j’aurais répondu non. Enfin, je ne l’admets pas.
Je vois mon film comme une tragédie grecque à l’envers. Le héros est puni pour avoir excessivement consacré sa vie et ses pensées à Dieu. Je suis un juif laïque et dans ce sens, je me retrouve en tension avec deux choses : d’un côté, je souhaiterais vivre ma vie sans lien avec le divin, sans avoir conscience d’un peuple élu, en avant par rapport aux autres mais de l’autre, je souhaiterais aussi rester authentique, considérer ma culture, l’histoire de mon peuple comme des sources d’inspirations. Les textes de notre histoire sont les représentants d’une époque passée, bien différente de celle que nous vivons aujourd’hui. Il est donc difficile de s’y identifier mais, pour ma part, ces textes demeurent là, dans mon inconscient.
Finalement dans votre film, pouvons-nous affirmer que « je est un autre » ?
À vrai dire, ce film ne représente la vie de personne. Ni l’autobiographie de quelqu’un. Mais il est clair qu’il y a dedans quelque chose qui me correspond. Un « auto » sans « bio ». Évidemment, si je parle de l’enfance, je vais parler de celle que je connais.
D’où l’idée de raconter l’histoire d’une famille ultra-orthodoxe ?
Absolument. Il est important pour moi de faire un film sur ce que je connaissais bien, même totalement. C’est l’enfance que je vis, que j’ai vécu.
N’y a‑t-il pas, dans ce cas, une autobiographie à part entière ?
Non, puisque lui est mort, et moi je vis toujours.
À quel moment, dans votre vie, avez-vous senti le besoin de quitter l’école religieuse pour rejoindre le cinéma ?
La maturité ou maturation. En hébreu, ces deux mots signifient la même chose. Une longue maturation m’a amené à sortir de ce monde. Ce moment est arrivé vers l’adolescence, cette période où l’on ouvre ses yeux et perd le voile de l’enfance, où l’on prend sa vie en main, sort de sa coquille et devient un adulte. J’ai commencé à voir le monde dans une manière différente de celle qu’on m’avait inculqué. Dès lors, ce fut le début d’une grande et fastidieuse remise en question. J’ai donc vécu deux naissances : la première, j’en étais l’esclave, la seconde, le maître.
Est-ce que le départ vers Jérusalem pour étudier le cinéma allait avec cette forme de maturité ?
Déjà, je n’ai pas étudié le cinéma. Par contre, à l’adolescence je suis devenu plus curieux envers l’art. Après toutes mes lectures et découvertes, je me suis intéressé au cinéma.
Pourquoi avoir choisi le cinéma ?
Suite à mon éducation religieuse, j’ai beaucoup lu d’ouvrages poétiques, philosophiques, et ces idées me plaisaient. Fort de ces lectures, je souhaitais me diriger vers l’écriture. Mais très tôt, j’ai désiré des choses plus charnelles. Et, de la même manière qu’aujourd’hui je préfère la psychanalyse à la philosophie, je préfère m’exprimer avec le cinéma. Il est un moyen concret, plus sensuelle, pour s’introduire dans la vie des gens. Et non plus les regarder en surface.
Est-ce pour cela que nous retrouvons cette sensualité dans ce film ?
Tout à fait. Cette sensualité a une signification particulière dans mon film. Je l’explique ainsi : nos pensées sont pareilles aux branches qui sortent de l’arbre. Elles prennent du temps, des années pour se former. Le cinéma est le corps de ces pensées, il est cet arbre de la pensée, son but consiste à faire resurgir ces « branches » à l’écran. Et pour ce faire, ces sortes de ramifications doivent retourner au cœur de l’individu pour mieux le (re)définir.
Dans ce film, Menahem représente-t-il une forme d’athéisme ?
Je veux montrer dans ce film deux tensions qui sont deux approches de la vie. Une qui est la curiosité et l’autre qui est le commentaire sur la vie dont son père, le rabbi Abraham, est l’emblème. J’oppose ainsi la nature et la pensée. Menahem veut saisir le monde à bras le corps, le toucher de manière charnelle. Son père a un regard plus théorique et dogmatique sur le monde où la nature est le dogme.
D’où cette relation de Menahem avec la Nature ?
Effectivement, et c’est seulement dans le monde athée que chacun peut développer une sensibilité pour la souffrance de l’animal comme pour celle d’un être humain. A l’inverse, croire en un Dieu nous en empêche. Car dans cette manière de créer le monde, l’animal n’est là que pour se servir. Toutes les religions défendent au curieux de prendre leur liberté. L’athéisme est une approche curieuse du monde, très sensible. Je trouve que cela correspond à merveille au monde de l’enfance.
Vous avez choisi de tourner avec des acteurs professionnels, et d’autres non, cela fait-il une différence ?
Je n’aime pas cette dissociation. Je les différencie plus par rapport à leur domaine : le théâtre ou le cinéma. Mais je ne pense pas qu’un comédien qui a moins d’expérience soit plus naturel. On ne va pas choisir une comédienne très belle si on a besoin d’une très laide. Même si elle est très bonne comédienne, elle n’arrivera pas à s’enlaidir.
Donc, sur quels critères avez-vous choisi vos acteurs ?
Il y en a deux. Il faut qu’ils puissent totalement s’adapter aux personnages et qu’ils le fassent sans honte ni tabou. Assi Dayan, un jour, m’a posé cette question : « Tu sais pourquoi je suis comédien ? Parce que je ne suis pas un comédien ! » En effet, il s’investit totalement dans son rôle. Son jeu a un caractère entier et cela fait de lui un grand comédien.
My Father est un film tendre, autant dans ses images, que dans la description de cette famille…
Je souhaitais pénétrer à l’intérieur de mes personnages, connaitre leur intimité profonde et vivre à proximité d’eux. Malgré tout, un certain moment je recule, la caméra prend de la hauteur, et s’en éloigne. Je dirai que d’une part ce film représente une sorte de mythologie et d’autre part il filme la réalité concrète de cette famille. Cela correspond aussi à ma relation avec ce monde là. D’un côté j’ai une envie profonde et sincère de l’embrasser mais de l’autre je le rejette et le critique. Les deux passent dans le mouvement de la caméra.
Cette caméra est aussi le regard de l’enfant ?
Dans le mouvement de la caméra, j’ai voulu faire exprimer l’enfant et l’enfance. Menahem est en proie à une dualité dont il ne trouve pas le juste milieu. Il est autant heureux d’avoir une famille si aimante qu’angoissé des restrictions qu’on lui impose.
J’ai volontairement plaqué la caméra sur ces yeux. Mais ce n’est pas le seul regard. Il existe aussi celui du narrateur, spectateur de ce drame familial en devenir. La caméra intime vient relater l’histoire comme elle est, et l’autre peut être vue comme l’œil de la Providence. Aussi bien appelé à la barre des témoins qu’au banc des accusés. Elle est la preuve, à la mort de l’enfant, que toutes les choses étaient prêtes pour que ce drame arrive.
Esther semble plus complice avec son fils que son mari, le Rabbi ?
Il y a bien sur une relation œdipienne. Face à la théorisation paternelle de la vie, la mère va jouer le rôle de médiatrice, une passerelle entre un père et son fils. Il y a une tension entre Menahem et Abraham que la mère cherche à atténuer, pour maintenir une cohésion au sein de ce trio. Mais elle échoue, puisque Menahem meurt. Il meurt mais il gagne aussi.
La mort est une victoire ?
Non, il n’y a aucune victoire de la mort dans ce film, à partir du moment où ce contact avec le monde de la nature va prendre toute sa dimension lorsque Menahem meurt.
D’autant plus qu’il meurt dans la nature…
Absolument. Mais pour aller plus loin, cette mort est relative à deux concepts : la croyance et l’athéisme. Dans la première tout ce qui nous entoure perd de son importance. Tandis que dans la seconde, la nature est essentielle.
La mort rôde dans votre film, rien qu’à travers le nom de la mer Morte…
Je me rappelle avoir toujours été impressionné par la mer Morte, elle représente une force de la nature. Non loin d’elle se trouve le désert. Étrange antagonisme, non ? Face à elle, je ressens une puissance inexplicable. Je pense à des villes telles Sodome et Gomorrhe qui jouxtaient la mer Morte. Je pense à cette femme de Lot qui se retourne et se transforme en statue de sel, ne lui ressemblerais-je pas ? Son silence à cette mer Morte m’invite à un je-ne-sais-quoi d’inexplicable, un désir de création, comme le metteur en scène est le créateur de son film, une sorte de Dieu si j’ose dire…
Une chose est sure : la religion n’a de sens que si la mort existe. Elle a été créée parce qu’il y a la mort. On ne peut pas en parler sans prendre conscience que nous allons mourir.
Pour autant, on ne peut pas être dans l’athéisme si on n’a pas conscience qu’on est éphémère. Menahem développe cette approche car il vient de naître. Le père, lui, développe un commentaire sur la vie puisqu’il va mourir.
À la lumière du sacrifice d’Abraham et d’Isaac et d’après votre film, peut-on dire que Menahem est mort à cause de son père ?
Je ne peux pas laisser dire ça. Abraham n’y est pour rien. Ce qui a tué l’enfant relève bien plus de la dévotion au culte que de son père. Je donne mon film à mon public. Qu’il l’emporte avec lui, qu’il prenne ce qui lui est nécessaire. La tristesse existe chez les ultra-orthodoxes, et mon objectif a été de la dévoiler. Mon peuple connait ses dérives, je respecte cette communauté, je remets en cause leur croyance, non leur intégralité.
On parle d’une nouvelle vague israélienne, Amos Gitaï, Shlomi et Ronit Elkabetz, Eytan Fox, Eran Riklis, un cinéma au regard à la fois tendre et critique sur son pays, pensez-vous y correspondre ?
Instinctivement, je dirai non. Je n’y crois pas. Pourtant j’aime ces réalisateurs. Mais je ne me sens pas comme tel, ni identifiable à ce courant. En tant que créateur je ne me sens pas représentant de ce terme, mais je comprends qu’en tant que spectateur on puisse m’assimiler à ce mouvement. En tant que créateur, je ne sais même pas ce que je fais demain… alors rentrer dans un mouvement !
Israël fête les 60 ans de la création de son État, d’un point de vue cinématographique, qu’est ce qui a changé chez les réalisateurs israéliens depuis 1948 ?
J’ai envie de voir ça comme cette maturation dont j’ai déjà parlé. Une nouvelle naissance qui utilise le cinéma pour s’exprimer. Et puis, pour l’avenir de mon pays, je voudrais formuler un vœu : j’aimerais que l’approche de la vie et l’amour de la vie puisse prendre son essence dans la chambre à coucher des parents. Si My Father, My Lord peut y contribuer, j’en serai heureux.