Il y a des questions dont les réponses déchaînent la controverse. Surtout quand il s’agit de religion. David Volach n’a pas froid aux yeux, et pour son premier opus, My Father, My Lord, a décidé de s’attaquer à des interrogations spirituelles : la foi peut-elle se transmettre ? Est-elle innée ou acquise ? Peut-on être puni pour avoir démesurément consacré sa vie à Dieu ? Malgré l’ampleur du sujet, ce jeune réalisateur israélien signe d’un coup, d’un seul, une réussite, un film sensible et poétique, à la fois personnel et énigmatique, dans un mélange de clair-obscur fascinant.
Le cinéma israélien n’est pas tendre avec son pays. Il aime bien, donc châtie bien. My Father, My Lord est un film au regard et à la pensée pudiques, sujet à d’interminables débats idéologiques (aborder la religiosité n’est pas sans danger), magnifié par une beauté plastique et spirituelle saisissante. David Volach réalise son premier film dans son pays originel : la pudeur remplace l’innocence. Cet autodidacte ressent très tôt le besoin de créer, de façonner un monde, une pensée, mais son enfance baigne dans l’étude stricte et exigeante du Talmud, à l’intérieur d’une communauté juive : les Heradim. Les années passent, l’enfant grandit, les restrictions s’alourdissent, et l’incompréhension demeure. Cette recherche de soi à travers la religion se heurte à des désirs intérieurs en inadéquation avec les pratiques religieuses. L’adolescence chamboule tout, peu à peu, le doute s’installe. Il décide d’entreprendre, non sans difficultés, un long processus de laïcisation. L’art vient à son secours et l’aide à forger sa propre identité.
Cette remise en question, sensible et délicate transparaît dans My Father, My Lord. Il ne faut pourtant pas y voir une autobiographie ni une simple histoire de foi, mais plutôt une histoire d’amour et de fascination d’un fils pour son père. Tout est personnel, rien n’est biographique. Seulement des ressemblances troublantes, des souvenirs romancés, des images inconscientes figurent comme sources d’inspirations. Le réalisateur esquisse ici le portrait d’une petite famille juive ultra-orthodoxe dans leur quotidien, avec des faux-airs de documentaire. L’enfance, chez lui, devient autant un terrain de jeu qu’un symbole d’une réflexion athée mené avec brio, charme et volupté.
David Volach a choisi un beau et sage garçonnet (Ilan Grif), adorable cheval de Troie à la tête d’ange, à la moue rêveuse et aux joues dodues. Menahem a le visage de l’innocence et des questions dignes d’un Socrate, comme le demi-chien de Sfar : « Les animaux ont-ils une âme ? » Et son père, le rabbi Abraham, à la lumière des textes sacrés, répond : « Non. Il n’ont ni commandement, ni volonté, ni péché. » Pourtant Menahem aime les animaux. Il regarde toutes espèces de la nature avec des grands yeux écarquillés, veillant à ne pas les toucher, juste les contempler. Il joue à des jeux d’enfants, troque des billes contre des images avec des copains, pense à ses prochaines vacances, rêve en classe et s’interroge sur tout. Il est à l’âge de la connaissance. Guidé par l’éveil de ses sens, il s’émerveille du contact de l’eau avec son corps, des livres avec ses mains, de tout ce qui vit en dehors de lui. La caméra observe le monde à la hauteur de ce bambin haut comme trois pommes, et déambule allègrement dans les rues de Jérusalem. La caméra devient ses yeux puis son avenir et enfin son témoin. Un narrateur différent, un grand Œil omniscient, spectateur de tout, juge de cette histoire qui se penche sur ce trio avec autant de délicatesse que de résistance. Ses parents ne sont pas des tyrans autoritaires, mais au contraire, malgré leur isolement, des êtres gorgés d’amour envers leur progéniture. Leur vie est rythmée par les lois juives et une grande solitude enfermée dans de longues méditations, bercée par une musique aux douceurs mélancoliques.
Pas de cris. Pas de violence. Beaucoup de non-dits. Le calme est un subterfuge, le silence un refuge. Derrière se cache un drame, à moitié explicite dans cette mise en abîme de l’histoire d’Abraham et Isaac. Menahem déambule dans la yeshiva, observe, son père (le charismatique Assi Dayan), enseigner la Torah, l’attend des heures, en silence, quand celui-ci prie. Enfant sage, il trouve refuge dans quelques livres religieux, il les feuillette, sans toutefois les comprendre. Et avec amour et malice, il regarde son père, l’admire en secret. Une fois rentré, l’étude n’est pas finie. Son père l’invite à le rejoindre au milieu de ses livres, dans un lieu poussiéreux, d’où la lumière est sombre mais suave, un peu jaunie, comme des souvenirs. Telle une caresse, la caméra s’approche du ce visage vieilli, comme pour percer le mystère de ses grommellements inaudibles. Il plonge inlassablement son nez dans des lectures dantesques, et les traces du temps qui passe, se retrouve dans cette tasse de thé, recouverte de tanin. Dans cette atmosphère studieuse et nocturne, Menahem a du mal à se concentrer. Son innocence, pure et angélique, fait face à l’austérité de son père. Le rabbi Abraham vit pour sa foi, sans cesse filmé psalmodiant dans des longues arguties, à table ou devant un parterre de croyants. Et comme pour prouver que l’apprentissage doit se faire tôt, Menahem a ses pe’ot, sa kippa, sa yeshiva, ses livres, son Tallit, et l’obligation tant de connaître les grands textes que de s’endormir et se réveiller avec les paroles sacrées de son père. Sans doute enfermé dans un complexe œdipien, sa mère a l’image d’une femme bienveillante, compréhensive, une beauté secrète qui soutient son enfant dans les diverses étapes de sa vie. Elle lui essuie ses larmes. Pour plus tard, en verser. À sa manière, Esther incarne une forme de rébellion. Sa peine est trop grande, et Dieu invisible pour que ses pleurs se taisent le jour du shabbat.
My Father, My Lord est dans la lignée de Kadosh ou Prendre femme. Il porte un regard critique sur certaines dérives religieuses. Mais David Volach n’est pas un homme en colère. Il pointe du doigt une vision de la vie, plus grande que nous, à l’image du cinéma. Et laisse aux autres le temps d’y réfléchir. « Emportez-le chez vous » dit-il. Et « Revenez-y », ajoutons-nous, ce film ne se dévoile pas en une seule fois. Ce cinéaste dessine un portrait réaliste sur une famille imaginaire, évitant le manichéisme, dans un cinéma intimiste, centré sur les individualités, les sentiments et n’hésite pas à secouer certains dogmes. L’heure n’est plus au silence, mais à l’introspection respectueuse.