Journaliste et historien du cinéma spécialisé dans les questions LGBT, Didier Roth-Bettoni a publié en juin dernier Les Années sida à l’écran, un livre de référence accompagné du DVD du film Zero Patience). Il poursuit aujourd’hui ce travail d’analyse dans Quand la création raconte le sida, une série-documentaire tout aussi passionnante diffusée dès le 9 avril 2018 sur France Culture. Pour Critikat, il revient sur ces créateurs parfois d’un seul film qui se sont emparés de l’image pour réfléchir et représenter la maladie.
Les Années sida à l’écran s’intéresse essentiellement aux représentations de la maladie dans la communauté homosexuelle masculine, à l’époque fortement frappée… Est-ce le reflet de la production d’alors ?
Didier Roth-Bettoni : Ce n’était pas forcément le projet de départ que je voulais plus général. Mais très vite, je me suis rendu compte, en effet, que c’était surtout chez les gays que l’on trouvait une production cinématographique spécifique. À côté des « films de l’extérieur » (réalisés majoritairement pour le grand public avec des cinéastes plus ou moins concernés), il y a eu, notamment aux États-Unis, la volonté manifeste de la part des militants de la lutte contre le sida de faire de l’image une de leurs armes et un de leurs outils de combat. C’est ce que j’appelle les « films de l’intérieur ». Dès les années 1985, par exemple, Act-Up se dote d’une unité de production vidéo chargée de filmer leurs interventions ou de réaliser des documentaires. On a vu, ensuite, l’émergence de réalisateurs qui ont pris à bras le corps leur statut sérologique pour faire des films souvent autobiographiques, plus ou moins engagés mais qui avaient toujours l’ambition de confronter la maladie à l’image. Ces films, majoritairement tournés entre 1985 et 1996, avant l’arrivée des trithérapies, sont souvent restés des « one-shot », car le temps de leurs réalisateurs était compté. Mon livre est une manière de redonner une visibilité à ceux qui n’ont pas vraiment eu le temps de construire une œuvre mais qui s’inscrivent dans notre histoire, de faire une sorte de « tombeau » comme on dit en musique.
Avec le livre Ce que le sida m’a fait d’Élisabeth Lebovici et le film 120 battements par minute de Robin Campillo, vous êtes plusieurs à revenir au même moment sur l’histoire de la maladie…
Je pense qu’il y a deux phénomènes concomitants. Tout d’abord, un aspect générationnel. Des quinquagénaires ou sexagénaires se sentent prêts, vingt-cinq ans après, à se confronter de nouveau à cette question. Un temps de maturation, une prise de distance étaient nécessaires pour trouver une forme permettant de raconter cette histoire difficilement dicible. Ensuite, il y a aussi ce sentiment que l’actualité a abandonné le Sida et qu’il était nécessaire de trouver des voies pour réactiver cet intérêt. Pour Élisabeth Lebovici, Robin Campillo et moi, cette voie passe par un travail historique. Mais attention, ce n’est pas un travail où l’histoire se ferme sur elle-même. On ne cherche pas uniquement à maintenir la mémoire vivante de cette histoire mais aussi à en faire une mémoire vive, agissante sur le présent afin d’ouvrir vers d’autres espaces. Pour paraphraser Kafka, il s’agit surtout « d’utiliser la mémoire comme une hache afin de briser la mer gelée ».
Est-ce qu’il y a eu une esthétique propre aux années sida ?
Chacune des disciplines artistiques a généré des créateurs à ce moment-là. Comment faire autrement ? Le cinéma a tout de suite proposé des formes diverses. On retrouve, néanmoins, deux constantes : la volonté de donner à voir le corps malade et l’importance de l’imagerie act-upienne, cette idée d’une action coup de poing en révolte face à une société discriminante.
Le film Zero Patience de John Greyson est proposé en complément de votre livre. Pourquoi ce choix ?
Même s’il n’a eu qu’une sortie confidentielle en France, c’est un film très important. Réalisé par John Greyson, aussi activiste chez Act-Up, il a déjà fait l’objet de deux livres au Canada. Le film sort en 1993 en plein pic de l’épidémie, au même moment que 23 autres films sur le sida, quelques mois avant Les Nuits fauves ou Les Soldats de l’espérance mais avec un discours bien différent. Je trouvais intéressant de voir comment Zero Patience était la résultante de dix ans de cinéma sur le sida tout en amorçant les problématiques que l’on allait trouver par la suite. Le film aborde beaucoup de problématiques essentielles : l’aspect politique et militant, la dénonciation des boucs-émissaires, les traitements, la mainmise des laboratoires pharmaceutiques, l’histoire d’amour… Le tout avec une esthétique musicale et queer vraiment originale. Peu de films, à part peut-être Un virus sans morale de Rosa von Praunheim, ont osé une forme plus légère.
Quels sont, pour vous, les autres films marquants ?
Le premier film, c’est Un printemps de glace, réalisé en 1985 par John Erman pour la télévision quelques années seulement après les débuts de la maladie. Le schéma narratif est très proche de Philadelphia. Le point de vue est axé sur l’entourage du personnage principal qui revient dans sa famille pour annoncer sa séropositivité. Le film est très bien documenté et propose un vrai discours didactique. Un compagnon de longue date est une autre œuvre importante car, en plus des questions esthétiques, elle apporte une dimension essentielle dans cette histoire : celle du groupe, de la famille de substitution qui créé un cordon de bienveillance autour des malades. On trouve aussi ces films de « la mort en marche » où des créateurs ont le courage de s’auto-filmer ou de filmer leurs amants en train de mourir : Hervé Guibert avec La Pudeur ou l’impudeur, David Weissman avec son très beau court métrage Song From an Angel ou encore Blue de Derek Jarman qui donne à voir de l’intérieur ce que c’est qu’être un malade du Sida atteint du cytomégalovirus. Je pense aussi à la mini-série Angels in America, ou encore à The Normal Heart qui est la première fiction grand public à montrer cette histoire du point de vue des militants.
Vous évoquiez Philadelphia. Justement, n’y‑a-t-il pas quand même un décalage entre la vision que les grands studios ont pu donner de la maladie et celle des « films de l’intérieur » ?
Je ne sais pas s’il faut opposer les films. Ils n’ont pas la même vocation et sont complémentaires. Philadelphia sort en 1993 et son objectif est de parler à un grand public rétif pour le faire évoluer en douceur à l’image du personnage de Denzel Washington qui passe du rejet à l’empathie. Il est évident que nous pouvons nous sentir plus proches de films militants, engagés, plus intimes… Mais ceux-là ne parlent pas au grand public ! Je noterai surtout que ces deux visions existent, se complètent et donnent à voir une palette assez large qui permet à tous les publics de s’y retrouver. Ce n’était pas toujours le cas dans l’histoire du cinéma, par exemple avec l’homosexualité, qui a souvent souffert d’une vision univoque. Avec le sida, il y avait ce besoin vital de prendre en charge notre image, d’imposer une vision de nous-mêmes face à la déferlante d’images souvent biaisées, manipulatrices et hostiles que l’on voyait dans les médias…
L’arrivée des trithérapies au milieu des années 1990 marque un tournant non seulement pour l’espérance de vie des malades mais aussi pour la production cinématographique qui semble se détourner peu à peu du sujet…
On voit déjà une distorsion avec des films postérieurs à l’arrivée des trithérapies qui sont inspirés d’œuvres écrites avant. Je pense notamment à l’adaptation tardive de Rent qui, au-delà de ses faibles qualités esthétiques, propose alors des enjeux dramatiques datés… Si j’étais polémique je dirais aussi que le sida, quand on n’en meurt plus et que les traces de Kaposi disparaissent, il est beaucoup moins cinématographique… Olivier Ducastel et Jacques Martineau sont peut-être les seuls, sur la longueur, à avoir montré les différentes étapes de l’évolution de la maladie. Et aujourd’hui encore, mis à part Théo et Hugo dans le même bateau, le cinéma ou le documentaire s’intéressent surtout à la question du sida par le prisme de l’histoire car il permet des situations dramaturgiques beaucoup plus fortes : Dallas Buyers Club, 120 battements par minute…
Quel regard portez-vous sur 120 battements par minute sorti quelques mois après votre livre et que vous avez accompagné dans de nombreuses projections-débats ?
Le film réussit à être une synthèse des deux courants que je développe dans mon livre. Il a un mode de financement de l’extérieur mais la personnalité et le regard de Robin Campillo en font aussi une œuvre de l’intérieur. Plus largement, 120 battements… a réussi pour le sida ce que Harvey Milk a permis pour l’homosexualité : inscrire l’histoire d’une communauté dans une approche collective et l’intégrer dans l’histoire sociale et politique de la fin du XXe siècle.
En apportant un regard rétrospectif sur les débuts de l’épidémie et en la réinscrivant dans une histoire globale, on serait tenté de dire que la boucle est bouclée…
Oui, on peut considérer 120 battements… comme un point de clôture de cette histoire. Par-là même il ouvre d’autres espaces de réflexion. Il manque des histoires qui se situeraient entre Jeanne et le garçon formidable et Drôle de Félix, qui raconteraient ce moment où, avec l’arrivée des trithérapies, des gens qui pensaient n’avoir plus d’avenir se retrouvent avec vingt ou trente ans devant eux. Ce sujet n’a jamais été traité, aussi bien dans la littérature que dans le cinéma. Le succès et l’écho de 120 battements… va aussi permettre au sida de revenir dans les débats, dans la création… Faire des œuvres, produire un discours autour du sujet, n’est plus voué à l’échec contrairement à ce qui prévalait cette dernière décennie.
Vous poursuivez votre travail autour de la représentation du sida en l’ouvrant aux autres modes d’expressions dans Quand le création raconte le sida, une série documentaire diffusée sur France Culture à partir du 9 avril. Que peut-on dire du cinéma par rapport aux autres arts ?
Cette série documentaire permet de voir les constances et les différences qui existent entre le cinéma et les autres disciplines sur les représentations de la maladie. Et parmi les constances, il y a cette prégnance du « Je ». La littérature du sida en France, c’est la littérature de l’auto-fiction. On le voit aussi pour la danse et le théâtre. Les chorégraphes partent des corps affaiblis et réfléchissent à la manière de les mettre mise en scène. Chez les dramaturges comme Lagarce ou Copie, tous s’inspirent de leur expérience personnelle. Ce n’est pas un « Je » uniquement sacrificiel mais aussi agissant, politique. Et cela vaut aussi, en partie, pour le cinéma de l’intérieur qui est, en grande partie, fait d’auto-fictions.