Après les expérimentations formelles de ses quatre précédents longs métrages (Gerry, Elephant, Last Days et Paranoid Park), avec Harvey Milk Gus Van Sant signe un film « classique », plus proche de Prête à tout, Will Hunting et À la rencontre de Forrester. Il traite ici d’un sujet qui parcourt son œuvre, l’homosexualité, en racontant l’histoire vraie de Harvey Milk, premier homme politique ouvertement homosexuel des États-Unis, qui s’est battu, jusqu’à son assassinat, pour défendre les droits des gays. La force de Harvey Milk réside en son efficacité : le scénario, aussi limpide que la mise en scène, permet de cerner avec précision le contexte dans lequel le combat de Milk a dû être mené, les enjeux de ce combat, les résistances. Gus Van Sant a la finesse de mettre en scène son protagoniste sans surenchérir son héroïsme, l’interprétation qu’en fait Sean Penn (dont la prestation vient d’être récompensée d’un Oscar) nous faisant en outre pleinement adhérer au personnage, crédible et émouvant, et en conséquence, au film qu’il porte.
L’histoire
Se sachant menacé, Harvey Milk a enregistré sur une cassette le récit de sa vie, ses invitations à continuer la lutte, ses recommandations. Retraçant son parcours, de 1970 à 1978, le film est ponctué par ses confessions, off ou micro en mains, faisant d’emblée de sa mort l’horizon de l’histoire. La progression est chronologique, l’articulation en deux temps équilibrée (une heure pour l’accès au pouvoir, une heure pour son travail de politicien élu). En 1970, Harvey a 40 ans : il n’a jamais osé afficher son homosexualité (de peur, notamment, de perdre son travail) et constate qu’il n’a rien construit de sa vie. Voulant y remédier, il quitte New York avec son nouvel amant, Scott (James Franco), et s’installe à San Francisco. Là, il fédère la communauté homosexuelle en ouvrant un magasin d’appareils photo dans le quartier gay du Castro. Sa colère monte face aux diverses discriminations, celles des voisins qui ne veulent pas que les « déviants » troublent le quartier, celles de la police qui tue, lors d’une émeute, l’un de ceux qui « ne marchent pas droit ». Il est grand temps de faire bouger les choses ; Harvey se présente aux élections municipales, et mène, avec ses amis et Scott, une campagne vigoureuse. Plusieurs s’enchaîneront, Harvey perdant jusqu’en 1978 mais ayant à chaque fois des raisons d’espérer, même lorsqu’on lui recommande d’abandonner.
Lorsque la consécration advient et qu’il est élu conseiller municipal, c’est son combat pour faire passer des lois et en empêcher d’autres que le film raconte, ses stratégies, ses confrontations avec ses ennemis politiques officiels (le sénateur Briggs) et avec d’autres plus ambigus (Dan White). Lutte acharnée, couronnée par plusieurs succès : une alliance avec le maire de la ville et surtout, l’échec de la loi Briggs visant à renvoyer les instituteurs homosexuels. C’est peu après que Harvey et le maire se font assassiner par Dan White. Le rythme de la narration est rapide, le film ne souffre d’aucune longueur. Suivant sans surprises les étapes de l’accès au pouvoir et de l’exercice de ce dernier, au fil des échecs et des succès, Harvey Milk est un document efficace permettant de cerner une époque (les années 1970 et 1980), un lieu (San Francisco, les avancées de la ville se répandant peu dans le pays), une communauté, un personnage.
La limpidité de ce récit linéaire, cohérent avec le biopic, n’est pas troublée par des audaces de mise en scène. Gus Van Sant dynamise certes son film en y intégrant des images d’archives (manifestations, témoignages), des inserts de coupures de journaux ou de photographies, des images de vidéo amateur. Mais tout cela vise moins une recherche formelle qu’il ne sert l’ancrage réaliste de la fiction. Le cinéaste et son scénariste Dustin Lance Black ont voulu rester proches de la réalité (l’approche du biopic est ainsi tout autre que dans Last Days). Le magasin d’appareils photo du Castro a par exemple été reconstitué tel qu’il était, à l’endroit auquel il se trouvait à l’époque. Lorsque Milk investit le quartier, nous le découvrons par des images d’archives et des photographies, de rues, de gens, cette authenticité donnant un poids certain au lieu où ont été posées les bases de la lutte à mener.
Harvey Milk, document historique
Si l’homophobie est toujours d’actualité, à travers l’histoire de Milk, peu connue au delà des États-Unis, est rappelée la violence des affrontements de l’époque pour faire reconnaître les droits gays. À cet égard, les rôles du sénateur de Californie Briggs et de Miss America Anita Bryant (qui mène campagne en Floride) sont particulièrement réussis. Le premier tente de faire passer une loi pour que les instituteurs homosexuels soient renvoyés, puisque l’homosexualité est pour lui synonyme de pédophilie donc de perversion. Danger pour la communauté, les gays sont surtout une « force du Mal » qui entrave les lois de Dieu. La sainte icône Miss America, au sourire plus blanc que blanc, met pour sa part dans le même panier les « dégénérés » sexuels, les prostituées, les voleurs et les criminels. L’abjection de leur attitude et les inepties qu’ils profèrent sembleraient presque improbables si l’on ne savait qu’elles sont véridiques. Lors de la représentation d’émeutes, le cinéaste n’insiste pas sur les scènes de passage à tabac, on sait par les discours de Milk que la police envoie les gays en prison et à l’hôpital, mais l’information est donnée sobrement, évitant ainsi tout misérabilisme et sensationnalisme faciles. Il suffit d’une comparaison entre la répression dont sont victimes les homosexuels et celle exercée par les nazis envers les juifs pour que la violence de la situation à l’époque se fasse pleinement sentir.
Même lorsque ce sont des scènes à contenu émotif plus chargé qui racontent la souffrance de ceux qu’une partie de la société rejette, le film ne tombe pas dans le piège d’un pathos excessif et lourd. La scène où Harvey convainc un jeune gay suicidaire (car sur le point d’être interné) qu’il n’a rien fait de mal, que Dieu ne lui en veut pas et qu’il a le droit de vivre ; celle où il évoque les tentatives de suicide de ses ex-amants à qui il avait demandé de cacher leurs relations… sont pudiques et justes, nous adhérons à une souffrance donnée sans emphase. Prenant clairement le parti de la communauté gay, le film évite (parfois) le manichéisme en soulevant des problématiques délicates : ainsi, si Harvey prône le coming out, la révélation par les gays à leur entourage de leur orientation sexuelle (afin que les réactionnaires voient les visages gays et comprennent qu’il ne s’agit pas de malades), pour les amis de Harvey cela menace le droit fondamental qu’est le respect de la vie privée, et fait courir le risque peut-être trop lourd, de voir les homosexuels rejetés par leurs familles. Est ainsi posé le problème complexe de l’équilibre à trouver entre la défense de deux droits fondamentaux, les droits de l’homme et le droit à la vie privée.
Harvey Milk et Sean Penn
Gus Van Sant éprouve une sympathie évidente et légitime envers Milk, à qui il désirait consacrer un film depuis 1992 (à cette époque, il était trop difficile de trouver des producteurs soutenant un tel projet). Pour autant, il évite avec grâce de le présenter trop lourdement comme un héros, risque d’autant plus fort que sa mort annoncée pourrait en faire un saint martyr. Nous le voyons certes haranguer la foule avec virulence, conduire des manifestations, être acclamé, mais de telles scènes restent relativement sobres. C’est son enregistrement au micro qui nous apprend que Harvey se représente contre l’avis de tous, non une scène possible où nous aurions vu le visionnaire téméraire se battre contre la prudence générale. Les menaces de mort qu’il reçoit sont traitées avec la même discrétion, nul besoin d’insister sur le courage dont il fait preuve pour les braver. Il suffit d’un dessin insultant placardé à son réfrigérateur pour que l’on sache que Harvey est conscient de ce qu’il risque mais continue quand même, et d’une belle scène le montrant dans les rues, la nuit, accélérer le pas car se croyant suivi, pour comprendre qu’il n’est pas qu’un héros mais un homme qui a peur. On regrette toutefois certaines utilisations de la musique ou de ralentis qui, lors de scènes de foule, soulignent avec trop d’insistance le lyrisme du moment, l’exaltation collective. On se serait également passé de cette scène à l’opéra, où un zoom avant sur le visage de Harvey souligne lourdement le trouble que provoque en lui La Tosca.
Cette relative sobriété dans l’approche du personnage nous permet de le trouver sympathique, d’adhérer à ce qu’il est et ainsi à sa lutte. Mais si Harvey est courageux, fédérateur, bon (il prend le temps d’écouter et d’aider ceux qui vont mal), s’il a de l’humour, est capable de sentiments amoureux, sait se remettre en question et a le sens des formulations fortes, une part est aussi faite à ses fragilités. Harvey n’a tout d’abord pas toujours été engagé, il construit plutôt sa lutte contre son passé « dans le placard », dont il ne parlera à personne. Face aux discours de ses ennemis ou aux désaccords de ses proches, Harvey semble souvent déterminé et sûr de lui, mais on le voit aussi douter, de ses stratégies, de son possible succès. Il connaît de nombreux échecs (il perd les élections à plusieurs reprises, le puissant protecteur de la communauté gay et patron d’un journal, David Goodstein, refuse d’abord de lui donner son soutien ; Dan White finit par refuser tout compromis avec lui…). Sa vie sentimentale n’est pas non plus qu’une réussite : Harvey se fait quitter par Scott, qui ne supporte pas l’ampleur que prend son engagement politique ; il ne perçoit pas la détresse de son second amant Jack (Diego Luna), qui se suicide. Le rapport qu’il a à ses amants préserve quelques zones d’ombres : dans la scène de rupture réussie en raison de sa sobriété, Harvey ne fait rien pour empêcher le départ de Scott, qu’il aimera pourtant jusqu’à sa mort ; s’il semble attaché au fragile Jack, on s’interroge sur l’authenticité des sentiments qu’il éprouve pour cet enfant désorienté, ni cultivé ni très intelligent. Il semble bien souffrir de sa mort, mais cela n’empêche pas à son action politique de revenir immédiatement au premier plan de ses priorités. On pouvait craindre un excès de maniérisme de la part de Sean Penn mais, outre dans quelques brefs moments, son jeu reste assez sobre, il est très crédible. Le timbre de sa voix frappe notamment pour ce qu’il apporte de spécificité au personnage.
Dan White ou l’opacité
Si la réussite de Harvey réside en sa crédibilité, qui nous permet d’être emporté par son enthousiasme et sensible à ses fragilités, celle de son adversaire et meurtrier Dan White, interprété par un Josh Brolin fort juste, est due à son ambiguïté. Dan est un ancien policier réactionnaire, un bon père de famille qui fait baptiser son enfant. S’il n’est pas tant homophobe que conservateur, il semble logique qu’il voit d’un mauvais œil toute proposition favorisant la communauté homosexuelle qui risque selon lui de troubler l’ordre de la ville. Il n’est pourtant pas certain que Dan se sente vraiment à sa place dans la société américaine qu’il défend : fils d’Irlandais immigrés, il a peut-être, comme le suggère Harvey, autant honte de ses origines que les gays peuvent avoir honte de leur orientation sexuelle. On pourrait aussi penser qu’il est homosexuel mais qu’il ne l’assume pas (cette hypothèse ayant été réellement envisagée). Si son opposition aux idées de Harvey apparaît cohérente, on se demande à quoi il pense lorsque, son bébé dans les bras, il regarde son adversaire revendiquer à la télévision le droit pour les homosexuels de trouver une place pour eux dans le pays. Le trouble du bon père de famille suggère ici que quelque chose s’ébranle. Ses réactions sont de plus en plus insondables après que Harvey a refusé de s’allier avec lui : il démissionne, puis demande à retrouver son poste, semble de plus en plus agité. La trahison et la blessure d’avoir perdu sa place s’ajoutent à des sentiments plus obscurs, jusqu’à motiver son acte criminel. Le meurtre de Harvey, pour lequel Gus Van Sant retrouve une façon de filmer qui lui est coutumière (Dan est suivi de dos dans les couloirs, les sons, déformés, semblant renvoyer à la confusion qui règne dans son esprit) conserve ainsi sa part d’obscurité, s’apparentant moins à l’élimination calculée d’un politique gênant qu’à l’acte déraisonné d’un homme ayant subi diverses frustrations.