Écrivain, lecteur, cinéphile, cinéaste, nostalgique et critique, Éric Cherrière a mis modestement de tout cela à la fois dans son premier long-métrage Cruel, film noir singulier qui sort cette semaine. Il a fait de même dans l’entretien qu’il nous a accordé.
Qu’est-ce qui vous a inspiré le personnage [principal] de Pierre ?
Avant Cruel, j’ai écrit deux romans, qui mettaient aussi en scène des personnages de tueurs en série. Il y a sûrement un intérêt là-dedans, de ma part – je pense qu’il se situe dans le fait de voir dans ces personnages des gens normaux, de voir en eux ce qu’il y a de normal plutôt que d’anormal, ce qui peut être le lien entre des gens qui font le choix de tuer et nous. Donc Pierre vient de moi, de ma vie, des choses auxquelles je dois faire face comme tout le monde, les angoisses, les frustrations… À la base c’était ça : aborder ce genre que j’aime – la fiction sur des tueurs en série – à travers un prisme très personnel. Se dire « ce personnage-là, c’est moi », et lui faire véhiculer la violence qu’on peut tous avoir – en poussant les boutons au maximum, pour parler de quelqu’un qui fait le choix de supprimer la vie d’un autre.
Des spécialistes pourraient objecter qu’il ne s’agit pas vraiment d’un tueur en série : il n’obéit pas spécialement à des schémas, il n’a pas de « victime-type »… Il est juste poussé par sa pulsion de tuer.
La définition d’un « tueur multirécidiviste » est celle de quelqu’un qui va tuer plus d’une fois. Mais le fait qu’il soit organisé (avec un rituel, etc.) ou désorganisé ne joue pas sur l’emploi ou non du terme « tueur en série ». Par contre, tous les tueurs en série qui existent tuent parce que le fait de soumettre l’autre va leur procurer une excitation sexuelle – c’est cette idée que leurs fantasmes associent le sexe et la mort. Ce n’est pas du tout le cas du tueur de Cruel. C’est là où il est totalement différent des véritables tueurs en série, où l’on est plutôt dans la métaphore de notre propre violence dont on a parlé.
Je trouve le film assez ambigu sur la question sexuelle – vous me direz ce que vous pensez ! Lors du premier enlèvement suivi d’un meurtre, on le sent sexuellement tenté par sa victime, avant d’apprendre une ellipse plus tard qu’il a réagi en la tuant – comme s’il refoulait son désir, justement. D’ailleurs, cette victime est une femme, et toutes les suivantes sont des hommes, comme suite à cette expérience-là !
Sur la question des victimes… Je voulais qu’au début on parte des clichés du thriller, de ce à quoi le spectateur va s’attendre : un parking, une jeune femme blonde, un homme solitaire… On est vraiment sur des rails de clichés – que par ailleurs j’aime voir en tant que spectateur – et puis après on va aller ailleurs. C’est pourquoi, au début, on a une femme. La raison pour laquelle les deux autres victimes sont des hommes, c’est que je suis très fidèle envers les acteurs avec lesquels je travaille, quand je m’entends bien avec eux, et j’avais envie d’écrire pour ces deux personnes – pour Matila Malliarakis qui joue la deuxième victime, pour Richard Duval qui joue la troisième (j’avais fait des courts-métrages avec eux). C’est une réponse un peu prosaïque, pardon ! mais la vérité est là.
Effectivement, on peut croire au début qu’il est attiré par elle, qu’il va la violer, mais finalement ça ne se passe pas ainsi… Je ne sais pas si vous connaissez ce texte extraordinaire de Sartre, La Mauvaise Foi, qui raconte que pour vivre, on s’emprisonne nous-mêmes en devenant le rôle qu’on joue dans la société – comme là, je joue le réalisateur et vous le journaliste – et ce faisant, on nie notre liberté. Mon principe, quand j’écrivais ce personnage de tueur, c’était qu’il « faisait Sartre », si vous voulez : il tue des gens dont il considère qu’ils sont des caricatures d’eux-mêmes, des rôles qu’ils ont dans la société. Une société dont lui est exclu : il n’arrive pas à y vivre, à faire advenir ses projets, à aimer, à avoir un travail qui dure plus de vingt-quatre heures… Et à cette frustration, il va répondre par la violence, en tuant des gens qui, à ses yeux, s’emprisonnent dans leurs vies.
Sur cet aspect des « rôles », la relation du tueur à son propre rôle m’interpelle. On apprend à un moment qu’il s’est fixé un certain nombre de règles pour ses meurtres, or une scène plus tard il décide de les transgresser, de ne pas chercher, à ce moment-là, à réguler ses pulsions. C’est comme s’il commençait par se refuser à jouer le « rôle » que son mal-être lui donne, mais que finalement il ne pouvait pas lutter…
C’est un jeu avec ce cliché des personnages de tueurs en série dans les films. Écrire ces règles a été un bonheur pour moi – j’en éprouve un vrai plaisir et je me dis qu’elles parlent ensuite à la personne qui va les entendre. Effectivement, il les brise juste après… Il y a beaucoup de choses comme ça dans le film, où l’on prend une direction, et hop ! finalement, par rapport à l’attente que peut avoir le spectateur, on va essayer de la satisfaire (mon but n’est surtout pas d’être hermétique), mais aussi de la rendre malade, de lui inoculer une sorte de virus. On va jouer avec ça, aller ailleurs. Il n’y a pas vraiment de suspense dramatique dans le film, d’enquête, de dramaturgie bien vissée. Par contre, mon but est qu’on ne sache pas du tout ce qui peut arriver. On est sur des rails de film noir, mais on perd pied, on ne voit pas exactement la suite.
Il y a au départ une difficulté à interpréter le film : on a l’impression que c’est une histoire qui commence, par la rencontre de Pierre avec la victime féminine, et puis il enchaîne, et c’est quelque temps après qu’on apprend qu’il fait cela depuis dix ans. C’est très étrange, cette sensation d’assister à un commencement tout en apprenant que c’est déjà une routine… Aviez-vous calculé cet effet-là ?
Tout à fait. C’était très important pour moi de savoir à quel moment de son parcours meurtrier j’allais commencer à le raconter. J’étais plutôt intéressé d’arriver sur la fin. Je voulais que le film se passe sur une année – la dernière -, parce qu’ainsi ça nous parlerait d’une certaine manière. Et puis, vivant à Toulouse, dans les lieux exacts du tournage, qui sont ceux de mon quotidien et de celui de l’acteur [Jean-Jacques Lelté, ndlr], je pouvais filmer cette ville aux mêmes endroits, à plusieurs saisons – soleil, neige, froid. C’est quelque chose d’assez compliqué à faire dans un film de production plus traditionnelle, où vous ne bloquez pas les gens pendant un an. Là, on a pris le risque de tourner, puis de tourner six mois plus tard, puis encore six mois plus tard, ce qui est un risque de production – les acteurs peuvent avoir des accidents, etc. Ce n’est pas du tout stable, ni agréable.
Et surtout, ce que je ne dis pas dans le film va être aussi, voire plus important que ce que je dis. Donc je ne dois pas tout donner d’emblée, pour que le spectateur découvre de lui-même certaines choses, qu’il puisse surtout barjoter [sic] dans sa tête avec les règles qu’il connaît du genre, et commencer à construire son propre chemin. On est encore sur cette idée-là, de prendre un chemin et puis de… En fait, la métaphore exacte, c’est que je voulais commencer par prendre une autoroute, et puis hop ! on part sur un chemin de traverse, on prend une autre route, mais non ! un autre chemin de traverse. Pour tout simplement essayer de procurer au lecteur ou au spectateur un sentiment dont il aura lui-même un peu de difficulté à éprouver la nature – vous voyez, on n’est pas dans le suspense… C’est plus proche du sentiment éprouvé à la lecture d’un livre que devant un film. Bien souvent, aujourd’hui, les films sont horriblement écrits, surtout les thrillers, avec ces manuels d’écriture, tous ces trucs atroces. Quand vous parlez avec des producteurs, ils vous demandent quel manuel vous lisez, et vous, pour faire votre snob, vous répondez « Alexandre Dumas » – là, les relations commencent à être difficiles ! Il y a donc cette idée-là de liberté, de ne pas trop savoir où on est, et surtout de ne pas rester sur ces rails – même si je les connais et je peux les aimer, donc je ne vais pas forcément les écarter ! C’est une sorte de jeu…
Comment avez-vous construit l’univers visuel du film ? Pas seulement les décors de Toulouse que vous connaissez bien, mais aussi l’univers plus intime de Pierre – je pense à ces photos au plafond…
Je voulais montrer un personnage qui « descend ». Quand vous parlez à un producteur ou à un distributeur, ils n’ont pas envie d’un film où un personnage va « descendre » dans sa vie. La musique, si vous vous en souvenez, il y a toujours des thèmes descendants… Et derrière ce récit de descente jusqu’à la disparition, il y avait cette idée que le bonheur, pour moi, était passé. Mon tueur est peut-être un des rares tueurs en série de l’histoire du cinéma qui aient eu une enfance heureuse – je ne sais pas s’il y en a d’autres, je ne pourrais pas les citer. Donc, au niveau de l’aspect visuel, c’était aussi important d’être tourné vers le passé. Moi-même, je ne me reconnais pas spécialement dans le cinéma contemporain, plus dans l’ancien – ce qui m’a amené, pas forcément à faire des clins d’œil (même s’il y en a), mais à filmer un monde en train de disparaître, lui aussi. Tous les décors dans lesquels nous avons tourné sont des décors en voie de disparition. Le quartier de la gare, par exemple, est promis à une proche destruction pour faire place à une gare TGV, la modernité va le raser.
Il y a une sorte de mélancolie, de nostalgie – ce qui pour beaucoup peut être considéré comme un gros mot. Le nombre de fois où je lis dans les critiques « mais non, rassurez-vous, le film n’est pas dans l’écueil de la nostalgie »… Pourquoi ne pourrait-on pas être nostalgique, ou mélancolique ? Même si on sait qu’avant n’était pas forcément mieux, ce n’est pas la question, c’est l’idée qu’on se fait d’avant. Je voulais que le film soit un peu amoureux de la nostalgie, de la mélancolie, de la tristesse, et tout cela a participé à la dimension visuelle, pour ne pas faire un gros mot du passé. La maison de Pierre est celle de mon arrière-grand-mère, sa chambre est celle où je dormais quand j’étais enfant. D’où tous ces papiers aux murs, cette idée que le bonheur est derrière. Ses vêtements ne sont que de la vraie matière – il n’y a pas de T-shirts, ou alors ils sont en coton. On a fait attention au cuir. Ses habits de travail ne sont pas fluo comme on peut en voir aujourd’hui, mais des bleus de travail d’il y a trente, quarante ans.
Cette idée du bonheur passé, on la retrouve dans les films et les romans noirs ; on y suit des personnages à la recherche du bonheur, mais c’est derrière, c’est fini.
Tout cela colle assez bien avec l’interprétation qu’on peut avoir au début, quand on découvre dans le garage de Pierre une Citroën DS criblée de balles qu’il retape avec dévouement, apparition qui rappelle un peu les polars français des années 1960-70. Et pourtant, plus loin, le film présente un semblant d’explication sur la présence de cette DS [prétendument celle où roulait le président De Gaulle au moment de l’attentat du Petit-Clamart en 1962, ndlr], si bien qu’on ne sait plus tôt où situer cet élément-là ! Pourquoi ce choix de justifier la présence de ce vestige ?
Il y avait la volonté de dire le bonheur que j’ai au souvenir des films de Robert Enrico, d’Yves Boisset quand il fait Un taxi mauve, ou de Melville, et l’espèce de mélancolie fantasmatique qu’il y avait dans ce cinéma-là. Et aussi de chercher des petites passerelles romanesques – totalement – entre la petite et la grande histoire. Un jour, quelqu’un a vraiment acheté la DS de De Gaulle ; elle est aujourd’hui dans un musée en Bourgogne. Et puis, ce détail complètement délirant sur le personnage qui aurait cette DS dans son garage m’aidait à ce que finalement, les flics le relâchent. Tout est alors tellement absurde que cela permet de perturber un peu l’intrigue de pur polar, qui n’est pas ce qui m’intéressait le plus. Cela me permet aussi d’arriver à cette réflexion : on croit qu’on va trouver des réponses sur cet homme, mais il n’y a pas de réponses, si on ouvrait sa tête on ne trouverait rien.
On me parle énormément de cette DS ; je sais que cela crée chez le spectateur quelque chose qui ne m’appartient plus. Cela active chez lui une sorte d’inconscient… ou pas !