Pierre, le tueur en série de Cruel, se distingue par le flou que lui et son créateur Éric Cherrière entretiennent. En dehors des enlèvements et des meurtres qu’il perpètre, il semble mener une vie presque normale, quoiqu’un peu solitaire auprès de son père malade avec qui il a des conversations à sens unique. Comme tout tueur en série, il a un protocole ; mais celui qu’il énonce est censé lui permettre d’échapper au profilage facile appliqué aux prédateurs comme lui… sauf qu’une fois ses règles énoncées il en enfreint une. Son premier meurtre (d’une femme) est monté comme s’il s’agissait d’une réaction à une tentation charnelle ; pourtant, ses victimes suivantes seront des hommes qu’il accablera de leur propre médiocrité, se raidissant en une posture de justicier social. Écart plus troublant : Cherrière découpe son récit comme celui de la naissance et du déclin d’un tueur, tandis qu’on apprend qu’en réalité cela fait dix ans qu’il tue, sans être inquiété.
Le parcours de Pierre (une lente, presque tranquille descente vers l’autodestruction, appesantie par le regret d’une enfance sans doute fantasmée) prend un malin plaisir à reprendre les règles des films de son genre pour mieux jouer avec, les suspendre, escamoter la jouissance de la violence pour lui substituer celle de savoir ce qui se passe ensuite, dans cette ellipse ou dans notre connaissance contrariée de ces mêmes règles. En fait, le film semble essentiellement dicté par cette envie du réalisateur-scénariste, amoureux avoué du genre noir (il en a même écrit quelques romans), de tourner un film noir à petit budget dans une ville familière (Toulouse) tout en s’y autorisant quelques écarts de conduite pour amener le spectateur averti à réévaluer ses attentes. Quelques digressions cinéphiles s’en mêlent même, comme la présence dans le garage de Pierre de cette étrange Citroën DS criblée de balles véhiculant avec elle une mythologie particulière. Ainsi Cruel se trouve-t-il dans un curieux entre-deux, entre une conformité déférente à une ambiance, à des ressorts narratifs bien connus, et un plaisir de conteur à manipuler sournoisement ces ressorts pour suggérer une intimité cachée dessous. Même situation intermédiaire pour le personnage de Pierre : fascinant en lui-même, quoique flou, joué tout en retenue par Jean-Jacques Lelté, mais auquel se superpose la figure théorique qu’il incarne, soit une variation de l’archétype du tueur en série louvoyant d’une échappatoire à l’autre pour ne pas être trop commune.
Insaisissable
À l’arrivée, ce film aux intentions mélangées suscite des sentiments qui le sont autant : relative déception, et intérêt certain. S’il esquisse une figure crédible du Mal à l’œuvre dans les pulsions meurtrières humaines (en rejetant le grand-guignol que Hollywood a imprimé au genre), celle-ci ne marquera pas vraiment, ni par quelque vertige de réalisme dans la violence et dans la plongée psychologique (comme dans, disons, Schizophrenia de Gerald Kargl), ni par une abstraction désarmante (comme par exemple chez John Carpenter). D’une manière générale, sa narration de la pulsion violente, de la mélancolie, du désir de régression à l’enfance, est évocatrice mais sans doute trop transparente et « à la lettre » pour impressionner vraiment. Or, ces limites constituent aussi la dimension sympathique de ce film modeste, notamment par certains aspects qui échappent à sa maîtrise. Son jeu d’équilibriste fuyant, entre intention de faire le portrait d’un marginal singulier et marottes de conteur jouant avec des codes, le flou qu’il laisse flotter sur sa figure criminelle, se confondent finalement avec une certaine idée de l’insaisissabilité du Mal. Quelque part, on sent Cherrière tout à fait conscient et admettant que ses modestes moyens ne lui permettent pas d’aller en profondeur sur les pistes qu’il explore et les abîmes qu’il ouvre — qu’il ne pourra en tirer que cet exercice narratif somme toute captivant, aux ressorts littéraires, mû par le plaisir de mêler une voix prégnante au concert du genre.