De passage à Paris pour la promotion de son premier long-métrage, La Nuit de la vérité, la réalisatrice burkinabé Fanta Régina Nacro, connue et reconnue internationalement, a répondu à nos questions.
Ce film est dédié à la mémoire de votre oncle, torturé à mort dans des circonstances atroces. Auriez-vous abordé ce sujet si vous n’aviez pas été directement confrontée à ces horreurs?
Oui je pense, parce que mon oncle est mort bien avant que j’ai eu l’idée de faire ce film; son histoire m’est revenue parce que j’ai regardé les actualités… C’était pendant la guerre en Yougoslavie, des témoignages de femmes qui ont été violées et juste après le viol on leur a mis de l’acide dans le vagin, elles ont assisté à la mort de leur mari, de leurs enfants, et j’ai commencé à réfléchir vraiment sur les atrocités; je ne comprenais pas comment on pouvait prendre un malin plaisir à voir la souffrance de l’autre. Surtout celui avec qui on a peut-être partagé un repas ou un verre, c’est pas un inconnu, c’est pas comme pendant la première guerre mondiale où si le soldat français voit un soldat allemand et qu’il ne tire pas c’est l’Allemand qui tire… Après il y a eu le génocide au Rwanda, et juste après j’ai repensé à la manière dont est mort mon oncle; le fait qu’il soit mort était presque légitimé, parce qu’il était militaire, et pouvait mourir du jour au lendemain… C’est la manière dont il est mort qui m’a interpellée, pas la cause; un soir d’autres militaires ont fait un feu et l’ont brûlé, sans que personne ne sache exactement pourquoi.
Parlons de la mise en scène de la violence dans votre film ; vous dites que vous l’avez exposée sans complaisance, c’est le moins qu’on puisse dire ! Pourquoi avoir voulu tout montrer?
Pour que les gens aient le courage de regarder et qu’ils réagissent. C’était un moment où il y avait pas mal de conflits… J’ai le sentiment, par exemple sur ce qui se passe en Israël, on entend toujours à la radio ou à la télé qu’un kamikaze a fait exploser un bus, qu’on nous montre quelques rescapés, parfois le bus qui a explosé, mais qu’on ne nous montre pas vraiment ce que sont devenues les personnes qui étaient à l’intérieur. On regarde ça avec beaucoup de recul, comme si c’était du cinéma. Alors que je pense, même si c’est très violent, que si on nous montrait des corps déchiquetés et qu’on ait envie de vomir, on réagirait et on serait en mesure d’interpeller les politiques, de faire changer le cours des choses!
Là vous parlez du traitement journalistique des conflits…
Aujourd’hui il n’y a pas vraiment de frontière entre le traitement journalistique et le cinéma parce que les films se nourrissent beaucoup des éléments journalistiques et vice versa, aussi bien dans le fond que dans la forme. Moi, je pars de la manière dont on traite un sujet; La Nuit de la vérité est une fiction inspirée d’éléments de documentaires, la frontière est très maigre.
Cette frontière de moins en moins nette, on a pu l’observer dans de nombreux films au dernier Fespaco…
Même dans le paysage cinématographique mondial, les guerres ont toujours inspiré les cinéastes: tous les films sur le Viêt-Nam comme Apocalypse Now, la guerre en Afghanistan, plus récemment Hôtel Rwanda… Quand on est réalisateur, à un moment donné, les images fictionnelles qui nous arrivent sont forcément inspirées de ce qui nous entoure… Je n’invente rien, je suis là, je regarde autour de moi, peut-être que là je suis en train de vous parler et il y aura une attitude de vous qui va me toucher, que je garde et dont je voudrais faire quelque chose! Quel que soit l’endroit où je suis, j’ouvre bien mes yeux et mes oreilles, et à un moment donné il y a quelque chose qui m’interpelle, qui devient comme une urgence, et tant que je n’en fais pas quelque chose, je ne vis plus.
Avez-vous eu envie d’être journaliste?
En ce moment, j’ai assez envie de faire du reportage d’investigation, pas du documentaire pur et simple, mais aller chercher, enquêter, prendre des risques, et montrer les choses qu’on n’a pas montrées… Je voudrais être une journaliste un peu à la manière de l’émission « Lundi investigation ». J’ai d’ailleurs recruté trois jeunes filles étudiantes en communication à Ouagadougou, qui sont en train de préparer des enquêtes sur des sujets brûlants ; on va créer une série sur des sujets de société, sur la santé, les filles des rues, les cimetières, la stérilité…Dans une premier temps pour la télévision burkinabé, en espérant que si ces sujets trouvent une dimension universelle, ils soient proposés à des télés ailleurs en Afrique ou en Europe.
Revenons à la mise en scène de La Nuit de la vérité. Elle adopte des aspects de la tragédie classique…
On s’est beaucoup inspiré de Shakespeare, mon co-scénariste et moi. On s’est demandé comment raconter l’après-guerre tout en donnant les informations nécessaires, ce qui s’est passé et ce qui pourrait se passer. La première partie du film est d’ailleurs très lente, il y a toute une mise en place, et pour nous cette lenteur dans l’évolution dramaturgique est très importante parce qu’elle symbolise la conscience collective ; souvent, dans les guerres, on ne voit pas les choses, elles se trament sans qu’on se rende compte et un beau jour le feu s’enflamme et on se dit mais comment s’est possible, qui a amené le bois, qui a amené le pétrole, qui a amené le briquet? Le titre du fil questionne : quel est l’instant T, où un petit rien peut déclencher les choses? Quel est l’instant de vérité où on se regarde, qu’on soit un bourreau ou un gentil homme, et qu’on a honte de ce qu’on est ? Parce que souvent, ce qu’on montre à l’autre, c’est du théâtre; dans cette théâtralité de la vie, il s’agissait de mettre le doigt sur un instant de vérité. Avec le risque que ça soit un peu trop théâtral au niveau du jeu…
Vous avez donné une dimension très symbolique aux personnages…
Encore une fois, on s’est demandé comment une femme qui se retrouve devant son bourreau peut réagir, et comment un bourreau qui veut vivre malgré ses tourments peut réagir s’il se retrouve devant elle. Je suis donc partie de cet instant de vérité que chacun doit avoir dans la vie pour se repositionner et repartir sur de nouvelles bases, et la figure de la femme s’est imposée. On s’est demandé de quel point de vue on allait raconter l’histoire, quel était notre personnage principal. Et puis on s’est dit non, on n’a pas envie de raconter l’histoire de quelqu’un, mais de raconter la fragilité de la paix, donc le personnage principal c’est la paix.
Vous avez toujours travaillé dans le registre comique avant ce film…
Je ne m’enferme pas dans un genre, c’est le sujet qui oriente le choix du genre ; tout ce que j’ai fait sur le sida, j’ai choisi l’humour pour faire passer le message. Je me mets toujours en question quand je prépare un sujet ; pour le thème du sida, j’ai regardé beaucoup de reportages, des choses très très dures, avant les trithérapies, et je me suis surprise à arrêter ma réflexion. Parce que c’était tellement dur qu’il fallait qu’après le film je chasse ces idées noires pour vivre et dormir tranquille; je me suis dit que je ne pouvais pas travailler dans ce sens, parce que c’est mettre un frein à la réflexion alors que je voudrais que le public la poursuive pour trouver une manière de lutter. Pour ce film, j’avais envie de dire stop, regarde ce qu’il se passe autour de toi et vois ce que tu peux faire pour permettre un monde meilleur. Souvent dans les conflits, on laisse tout aux autorités, aux politiques, aux intellectuels. Il faut faire un travail personnel et pas obéir à des concepts abstraits, même s’il est important qu’il y ait une réflexion politique.
Il s’agit du premier film sur un tel sujet réalisé par une femme en Afrique ; quelles ont été les réactions dans votre entourage?
Dans mon entourage professionnel, on m’a dit « c’est un sujet difficile, c’est ton premier long métrage, tu devrais le mettre de côté et le tourner après deux ou trois autres longs, te faire la main sur des choses plus simples… » Mais je travaille dans l’urgence et je savais que si je ne le faisais pas, j’aurais été incapable d’en faire un autre. Dans mon entourage personnel, j’ai plutôt eu des encouragements. J’ai toujours eu une manière d’aborder des sujets pas vraiment conventionnelle ! Les gens savaient que je ne ferais pas de langue de bois.
Pensez-vous avoir apporté un regard féminin à ce film?
Je ne suis pas sûre qu’une collègue femme aurait abordé le scénario de la même manière. Mais il y a des choses qui me correspondent plus, que je peux mieux ressentir et traduire que les hommes; par exemple la souffrance d’Edna ou les sentiments de Soumari, je me reconnais dans l’acte de sublimer, d’avancer, ne pas s’arrêter sur des obstacles. Les tourments de Théo, c’est plus difficile pour moi. Alors oui, il doit y avoir une touche féminine.
Avez-vous l’impression que le métier, en Afrique est macho?
Quand on arrive dans ce métier, qu’on soit homme ou femme, on sent un certain machisme; il faut faire sa place, et quand on l’a compris on y arrive.
Et dans le milieu cinématographique occidental?
Quand je parle de mes problèmes cinématographiques avec des collègues français ou américains, je me rends compte qu’on a les mêmes combats, pas les mêmes armes. Nous n’avons pas de moyens et sommes obligés d’inventer de nouvelles formes économiques pour exister, d’où l’importance du numérique. Mais ce n’est pas aux dépends de l’esthétisme, il faut être exigeant avec soi-même et avec son métier, qu’on utilise une caméra professionnelle ou un caméscope familial. Tant qu’on a envie de s’exprimer, on ne doit pas laisser les moyens nous en empêcher. C’est le sujet qui détermine le genre et le format, et après, en fonction de l’économie que j’ai, je m’adapte.