Rencontre autour d’un soda, à l’ombre d’un radieux soleil de mai parisien, avec un cinéaste discret mais aussi attachant que ses films, qui vient de rompre dix ans de silence cinématographique avec la sortie en catimini de son étonnant dernier film La Robe bleue. Que l’internaute soit prévenu : l’une de ses réponses ci-après s’est avérée particulièrement abondante (vu la question, ce n’était pas si surprenant), et nous n’avons pas eu le cœur de l’interrompre, tant Igor Minaev semblait désireux de se raconter, de raconter l’époque trouble de ses débuts, avec une faculté contagieuse de rire de l’absurde.
Dix ans ont passé entre Loin de Sunset Boulevard et La Robe bleue, où l’on n’a plus entendu parler de vous. Était-ce une pause ?
Oh non, une pause de dix ans, c’est trop long ! Tout simplement, j’avais des projets, je les ai toujours, mais c’est malheureusement très compliqué de trouver des financements. La Robe bleue, c’est un très vieux projet de mon coauteur Olga Mikhaïlova et moi-même, on en a scénarisé plusieurs versions. Il est vrai que ce n’était pas du tout notre priorité à la suite de Loin de Sunset Boulevard, on a écrit d’autres scénarios, tout prêts, mais les difficultés de financement font que tout cela prend du temps… Pour un de nos autres projets (toujours d’actualité), on a décidé de transformer le scénario en roman, qui est sorti récemment : Madame Tchaïkovski. Vous en avez peut-être entendu parler : un projet avec Isabelle Huppert. Je fais tout mon possible et mon impossible pour que ça se fasse, le scénario circule, mais en attendant on a pensé que ce serait une bonne idée de le sortir en livre.
À quel moment avez-vous eu l’idée d’intégrer dans La Robe bleue vos premiers courts-métrages ?
C’était l’idée initiale : montrer ces trois courts-métrages que personne n’avait jamais vus. Mais je ne voulais pas faire un film « à sketches », et la difficulté a été de trouver un sujet dont les courts-métrages feraient partie intégrante. Comme vous l’avez vu, ces trois courts sont très différents, il fallait donc trouver quelque chose de commun qui les traverse et qu’on puisse intégrer dans le métrage. Cela nous a pris pas mal de temps, avec Olga, on a eu plusieurs idées, mais à chaque fois je sentais que ça ne marchait pas vraiment. Et un jour, ça a été tout simple : cette robe bleue, cette femme seule à Paris aujourd’hui, qui ne parle plus, qui a un secret, dont on ne connaîtra peut-être jamais la vie, sauf si un jour… Et là, c’est parti tout seul !
Parlez-moi un peu de ces trois films si différents…
Je commence dans l’ordre chronologique, si vous voulez. La Mouette, c’était un film d’études, pour lequel tout s’est très bien passé, et après cela, disons que les portes étaient ouvertes. Mais vous imaginez qu’en 1977, c’était une époque un peu spéciale !
J’ai refusé une proposition de long-métrage du studio d’Odessa – je me suis dit ensuite que je n’aurais peut-être pas dû ! après tout, c’était un projet de film fantastique, pas un projet soviétique pur et dur. En parallèle, je suis tombé sur une annonce pour des cinéastes, disant que Mosfilm – le plus grand grand studio du pays, quand même – avait créé à Moscou une « unité » qui s’appelait « Le Début ». Quand j’ai lu le statut de cette société, ça m’a plu énormément ! Ça parlait de liberté totale, et on ne pouvait pas trouver plus séduisant que ça ! Je me suis dit : c’est ça que je veux, je m’en fous des longs-métrages de commande, je veux faire un film que j’ai envie de faire ! Et c’est comme ça que je suis parti à Moscou. Sauf que le statut du « Début », c’était très bien sur le papier… Évidemment, ça a très mal commencé : le premier projet a été rejeté, à la suite de quoi ça a traîné pendant un an, je ne savais plus du tout quoi faire. J’ai proposé d’adapter une nouvelle d’un écrivain ukrainien, en changeant le titre en L’Horizon argenté, et après beaucoup de difficultés ça a été accepté. Ce qui les dérangeait plus qu’autre chose, c’était que j’insiste sur ma liberté de travailler. Et on est partis en Ukraine pour tourner ce film – la production se passait à Odessa. J’ai eu d’énormes difficultés avec le casting – à Moscou, ils étaient tous contre les acteurs que je proposais. J’ai défendu mon choix jusqu’au bout, c’était évidemment très mal vu – et j’ai gagné, sans savoir comment j’allais perdre après, mais bon ! On a tourné en hiver, par moins 40, dans un village ouvert à tous les vents, mais c’était formidable.
C’est quand je suis revenu à Moscou avec le film terminé que le scandale a éclaté. On a prétendu que je me moquais du peuple ukrainien – après, c’était du peuple russe, et puis du peuple tout court – mais la principale remarque était « il est trop libre, il fait ce qu’il veut, c’est un abus ». Une chose que j’ai comprise bien plus tard, c’est que cette société « Le Début » avait été conçue comme un deuxième « filtre » après l’école de cinéma, pour sélectionner les gens à qui ils pouvaient confier du travail dans le cinéma soviétique. Donc, dans cette histoire, je n’étais pas « digne de leur confiance », et les conséquences étaient très graves. Non seulement le film n’a pas été accepté, mais toute la documentation le concernant a disparu, comme s’il n’avait jamais existé. Ils ont demandé à Odessa de faire disparaître le négatif (ils ont fait de même pour celui de La Mouette, parce que quand on détruit une chose, autant tout détruire !), et je ne peux pas vous dire comment on a réussi à sauver deux copies positives qui avaient été tirées ! Quand je suis parti en France, des amis m’ont aidé à faire venir ces copies ; j’ai offert l’une à la Cinémathèque, et gardé l’autre dans une cave.
J’ai été interdit de travailler comme réalisateur, je suis resté sans rien. Et puis un jour, par chance (je vous passe les détails), j’ai eu l’opportunité de faire un autre court-métrage. J’ai proposé un scénario qui a été, bien entendu, refusé immédiatement, et n’en pouvant plus, j’ai voulu proposé quelque chose d’inattendu. Ç’a été Le Téléphone, tiré d’un poème pour enfants très populaire, écrit dans les années 1930 par un grand auteur russe. Ils ont dit « ce sera quoi, ça ? un dessin animé ? », j’ai répondu « non, ce sera un film » ! Et j’ai fini par le tourner. Je l’ai montré au ministère du Cinéma en Ukraine, ça a provoqué un scandale : c’était « trop surréaliste », « n’importe quoi », « pas pour les enfants »… J’étais dans l’incertitude totale sur l’avenir du film et le mien. Mais il s’est passé une chose incroyable, dont je n’étais pas au courant : quelqu’un a présenté le film au festival de Moscou, dans la section « courts-métrages pour enfants », et j’ai reçu un prix, décerné par un jury d’enfants ! Le film s’est quand même retrouvé, comme on dit, dans un placard. Il y avait bien une commission chargée de faire sortir des films du placard, et un papier stipulant que le film était « réhabilité », mais dans cette commission personne ne s’y occupait vraiment des courts-métrages… Il faut savoir que les films mis dans ce placard ne valaient en général pas grand-chose. Ils étaient là parce que tel comédien déplaisait au pouvoir, parce que telle phrase n’avait pas été changée par le réalisateur, etc. Néanmoins, quand on a ouvert le placard à la libération, les réalisateurs qui avaient des films dedans avaient acquis un certain statut d’artistes courageux victimes du système. Mais moi, avec mon court-métrage, je ne rentrais pas dans cette catégorie : je suis passé complètement à côté de cette redécouverte !
C’est cette invisibilité des films qui était le plus douloureux pour moi dans toutes ces histoires – plus que les conséquences sur ma carrière. Ce sont des films que je voulais faire, et pour moi et les gens avec qui j’ai travaillé, c’est comme si ce travail n’existait pas. Je trouve ça absolument injuste, parce qu’on fait des films pour les montrer. D’où l’idée de réunir ces trois courts-métrages – par un sujet qui par ailleurs touche à cette problématique-là, à ces années 80-90, quand tout s’écroule, quand on oublie des choses… C’est ça le sujet de La Robe bleue, pas seulement l’histoire de films jamais tournés ou d’un amour perdu, mais celle d’un pays qui s’écroulait comme un château de cartes. Je ne veux pas du tout défendre l’URSS, mais il y avait quand même des gens, leurs vies, leurs destins et tout. Dans les années 90 (après la Perestroïka qui a peut-être été le meilleur moment dans l’histoire de ce pays), il n’y avait plus de cinémas, plus de studios, et tous ces gens qui ont travaillé pendant des années se sont retrouvés à la rue. C’est une autre époque qui commençait, celle du capitalisme sauvage. Et tous ces gens ont disparu – ils n’ont pas trouvé leur place, et vous ne retrouverez pratiquement personne de cette génération-là parmi ceux qui font des films aujourd’hui. Je ne vais pas pour autant être grandiloquent et parler de « génération sacrifiée » – je trouve que dans ce pays toutes les générations ont été sacrifiées.
Vous savez, Loin de Sunset Boulevard a été tourné en Ukraine, il se déroule en Russie, mais il n’est jamais sorti là-bas. Ils ont joué ce vieux jeu à la soviétique : « le film existe, quelque part, mais personne ne l’a jamais vu »… Il est passé dans un festival en Russie, où il a reçu un prix, mais il n’est jamais sorti en salles. À la place, il a fait son chemin en France.
Le choix de cet ordre non chronologique d’apparition des courts-métrages était-il délibéré ?
La contrainte du scénario était de mettre en premier un court-métrage où la présence d’une actrice ressemblant à Gabrielle Lazure jeune était vraisemblable. Ce ne pouvait être que Le Téléphone, où ils portent tous des masques ! On a rajouté son nom au générique de fin. Et une autre actrice jouait dans les deux autres films, donc on pouvait faire comme si elle était la seconde maîtresse du réalisateur.
Le choix de Gabrielle Lazure s’est donc fait très tôt ?
Il s’est fait tout de suite ! C’est drôle, Gabrielle et moi nous connaissions déjà sans nous connaître. Il y a très longtemps, nous étions représentés par la même agence, et des années plus tard, c’était encore le cas ! Quand j’ai cherché une actrice, je l’ai rencontrée, et j’ai été très touchée par elle. Il n’y avait pas de scénario dans sa forme classique, juste une sorte de plan. J’ai raconté à Gabrielle ce film-là, et j’ai dit « Si tu as confiance… — J’ai confiance. — Formidable ! » Elle n’a découvert les courts-métrages que bien après. Elle m’a cru, c’est ça qui était important ! Et j’ai dû couper sa voix, malheureusement, pour l’intérêt du film ! Et c’est pareil pour Kévin, que j’ai rencontré pour la première fois dans un café : il ne savait rien du tout, je lui ai raconté cette histoire-là, et il a dit « c’est très chouette ! je suis partant ! ».
Les Clairières de lune faisait allusion au théâtre, Loin de Sunset Boulevard mettait en abyme les comédies musicales des studios des années 1930, et avec La Robe bleue on retrouve un film qui parle de films. Sans parler de votre court La Mouette, adaptation d’une pièce de théâtre qui parle elle-même de théâtre ! Qu’est-ce qui vous motive ainsi à revenir évoquer ces deux arts dans vos films ?
Je ne sais pas, c’est peut-être inconscient. J’aime bien parler de cinéma. On y construit quelque chose qui n’est pas tout à fait la réalité, mais qui devient plus vrai qu’elle… En tout cas, ce n’est pas une question que je me pose, ça me vient tout à fait naturellement.