La destinée et l’ascension fulgurante du réalisateur de comédies musicales Konstantin Dalmatov et de son actrice fétiche Lidia Polyakova, couple mythique de la « Hollywood rouge » des années 1930. Et son envers : l’homosexualité réprimée, la peur constante, les arrangements et compromissions avec les autorités. L’originalité du sujet et de la mise en scène, ambitieuse et parfaitement assumée, fait de Loin de Sunset Boulevard une réussite passionnante et assez bluffante.
Au début des années 1930 à Moscou, Alexandre Mansourov, réalisateur phare, ainsi que Konstantin Dalmatov, son assistant et amant, reviennent d’un séjour officiel aux États-Unis. Alors que leur relation est découverte par les autorités, l’homosexualité étant légalement réprimée par un décret de 1931, Konstantin est amené à conclure un pacte faustien avec le régime via le studio d’État, dans un pays où Lénine avait fait du cinéma le premier des arts pour sa capacité à éduquer les masses. Cet acte contraint fait de lui un informateur mais aussi un cinéaste qui va pouvoir s’adonner à son genre de prédilection : la comédie musicale. Peu de temps après, Mansourov disparaît brutalement après que l’on ait refait les peintures de son appartement. La carrière de Konstantin est fulgurante, et il lance celle de la talentueuse Lidia Polyakova. Comble de la gloire : ses films plaisent au vénérable Staline. Se profile alors un second pacte, celui-ci « vertueux », entre le cinéaste et sa comédienne. Ce contrat fait d’eux un couple, et de lui un respectable hétérosexuel. Ainsi Loin de Sunset Boulevard est-il structuré par ce double pacte contradictoire, autant générateur de tranquillité que de peur.
Ce qui donne au film sa valeur est la capacité d’Igor Minaev à adopter un ton qui confine à l’étonnement et au ravissement. Il tourne allègrement le dos à l’esthétique kitsch et « ostalgique » d’un Good Bye Lenin ou à la fiction dépressive et poisseuse de type La Vie des autres. Il prend le parti d’une reconstitution historique particulièrement soignée et réussie, mais c’était là la moindre des choses. Il adopte surtout une mise en scène faite d’un classicisme assez flamboyant… hollywoodien. Cela particulièrement dans la gestion des lumières ou par la dynamique générale de la composition et de l’évolution des séquences. Le tout est mâtiné d’un je-ne-sais-quoi de folie russe. Les passages, dans un même plan, de la fiction aux scènes de comédies musicales en train d’être tournées sont d’une grande virtuosité. Tout cela donne au film une forme hybride, la grandiloquence et la gaieté de ces reconstitutions font se dégager une véritable allégresse. On écarquille les yeux bien grands devant ces ballets de stakhanovistes endiablés ou ces odes à la grandeur de « Moskva ». L’ensemble est porté par la musique de Vadim Sher qui a réactualisé les partitions d’époque et par les somptueuses chorégraphies (dirigées par Elena Bogdanovitch). La cinématographie d’alors doit faire jaillir la joie et le triomphe du socialisme, tournant le dos au « formalisme bourgeois » des années 1920, virage dont Eisenstein fut l’une des nombreuses victimes. Igor Minaev fait ainsi de Loin de Sunset Boulevard une passionnante réflexion sur le cinéma, qu’il prolonge également en faisant allusion à l’ambiguïté originelle de ce média qui est autant un art qu’une technique et une industrie. Ainsi les studios qu’il filme pourraient bien être des usines et le voyage aux États-Unis des deux amants peut s’apparenter à une forme d’espionnage industriel.
Film sur la nécessité et le désir de créer, la peur est pourtant bien, malgré la forme allègre, le sujet central. Car dans le cadre de ce double pacte, c’est bien la terreur qui l’emporte. Mais tout ceci est inscrit dans la vie : on se drogue, se désire, s’aime et fait l’amour et se trompe. Et c’est là aussi l’intelligence du cinéaste. La noirceur est dans un état de constante latence, et lorsqu’elle surgit, celle-ci n’est que plus atroce, affolante, brisant les existences, faisant s’évaporer les êtres. Les deux flash forward, ouvrant et fermant le film, soulignent très bien cela. À l’heure de la perestroïka, Konstantin et Lidia ont toujours une petite valise qui est prête en cas d’arrestation : ainsi cette peur ne les a jamais quitté, même cinquante ans plus tard, elle continue de structurer leurs liens et existences. Aussi le choix du milieu du cinéma n’est ici pas fortuit, il est une vraie valeur ajoutée. On est bien loin du caprice d’un réalisateur voulant faire « sa » Nuit américaine à lui. Ceci dans le sens où la barrière entre existence publique et privée y est considérablement ténue, une frontière que le stalinisme avait lui fait totalement voler en éclat, à force d’encadrement de la société. Lorsque Konstantin et Lidia reçoivent de la part du régime une magnifique datcha, il devient peu à peu évident qu’il s’agit de celle d’Ada Serebrovskaya, une célèbre actrice, dont on comprend qu’elle fut déchue. Pourquoi ? Là n’est pas l’essentiel. Lidia, passant du ravissement à la peur panique, est alors une puissante évocation de l’ignoble cycle de la vie soviétique, où sur chaque réussite pèse le couperet arbitraire et glaçant de l’élimination.