Trois ans après la sortie de son premier long-métrage L’Année suivante, Isabelle Czajka retrouve l’actrice montante Anaïs Demoustier pour dépeindre l’entrée dans la vie active d’une jeune fille diplômée. Avec un engagement certain, elle revient pour nous sur la genèse D’amour et d’eau fraîche, en salles à partir du 18 août.
Pour votre second long-métrage de fiction, vous avez choisi de vous intéresser à la difficile immersion d’une jeune femme diplômée dans le monde du travail : pourquoi ?
Ce qui m’intéressait, c’était de décrire le parcours d’une jeune femme qui rentre dans la vie active, c’est à dire ce basculement des études au monde du travail avec les premières émotions, les premiers sentiments qu’on en retire. C’est assez vertigineux de se lancer dans le monde du travail : c’est à la fois une joie mais aussi une souffrance. On est heureux d’acquérir une autonomie financière et, en même temps, on n’imagine pas à quel point cela va être difficile et à quel point cela va nous demander de nous-mêmes. Je voulais aussi parler du rapport que les gens ont avec le travail. Dans le film, il est particulier à chacun : le père, la mère, le frère mais aussi le garçon dont elle va tomber amoureuse.
Ce qui m’intéressait aussi, c’était de mettre ces constats en rapport avec le sentiment de jeunesse (un besoin d’absolu, une exigence). Au départ, ce projet est parti d’une réflexion que quelqu’un m’a faite à l’issue de la projection de mon précédent film, L’Année suivante. Cette personne m’a dit : « Ce film est terrible, cette fille n’aura pas de jeunesse.» Je me suis alors demandé ce qu’il entendait par « jeunesse », si la jeunesse signifiait pour lui plaisirs et fêtes alors que c’est en fait quelque chose de violent.
Les scènes dans l’agence de communication posent des rapports hiérarchiques très pervers mais sont étonnamment réalistes : comment avez-vous nourri votre regard pour élaborer ces scènes ?
Lorsque j’étais technicienne, j’ai assisté à des tournages de publicité et j’ai donc un peu fréquenté le milieu de la publicité et de la communication. Mais je pense que c’est un peu pareil dans tous les milieux, même si le milieu de la publicité a cette volonté affichée de paraître cool, sympathique et très ouvert alors que le contraste est très fort avec les contraintes professionnelles et les enjeux financiers. Mais je pense qu’on retrouve ces mêmes enjeux dans d’autres domaines, comme par exemple lorsqu’on est stagiaire en cinéma…
L’actrice Anaïs Demoustier incarne à la perfection ce décalage entre aspirations personnelles et souffrance face aux petites humiliations quotidiennes du monde du travail. Comment l’avez-vous dirigée dans l’appropriation de ce personnage ? S’est-elle elle-même nourrie de son expérience personnelle ?
Je connaissais Anaïs car elle avait joué dans L’Année suivante. Dans D’amour et d’eau fraîche, je lui ai donné à jouer un personnage différent, moins introverti, moins en retrait, et pourtant dans la continuité de ce premier film. Anaïs dégage beaucoup de force et cela correspondait à la combativité du personnage. C’est quelqu’un qui veut travailler et s’insérer, mais qui a aussi ses exigences, elle souhaite avoir une vie intéressante. Lorsque je dirigeais Anaïs, je lui disais généralement d’accélérer, de jouer plus vite, d’être plus insolente, de regarder les gens droit dans les yeux, de lever le menton, etc.
La scène de l’entretien d’embauche est très forte, notamment par rapport à la violence des échanges avec les employeurs sur la façon de se vendre, le jugement de la personnalité. Qu’avez-vous voulu faire passer dans ces scènes ?
Personnellement, je n’ai jamais passé d’entretien d’embauche, mais j’en ai suffisamment entendu parler pour savoir à peu près ce qu’on demande aux gens. Je trouve que c’est un exercice extrêmement inquisiteur. C’est bien d’avoir du travail mais on ne peut pas non plus tout accepter. Par des hasards de repérage, on a tourné au même endroit la scène d’entretien d’embauche et celle du commissariat. C’était très bien comme ça car les entretiens d’embauche relèvent presque de l’interrogatoire. Dans le monde du travail, on nous demande souvent d’effacer notre personnalité tout en en ayant une. C’est une contradiction…
Dans la première heure du film, le personnage de Julie semble très isolé : peu d’amis, une stagiaire apparemment sympathique qu’elle évite à la pause cigarette, pas d’utilisation d’Internet ou des réseaux sociaux. Pourquoi avez-vous finalement choisi d’en faire un personnage très solitaire ?
Ce n’est pas un choix, quelque chose de délibéré. Mais plus que de faire un personnage solitaire, je voulais avant tout traduire le sentiment de solitude. Les jeunes, même s’ils font des apéros géants ou participent à des réseaux sociaux, sont souvent confrontés au sentiment de solitude. Ils sortent du milieu familial où ils n’ont plus toute leur place et ils ne sont pas encore tout à fait stabilisés sur le plan relationnel. Julie est à ce passage-là et un peu seule dans la vie.
La relation au père est littéralement esquissée, à peine une scène où il est très en retrait et il disparaît du récit. Pourquoi ce choix ?
Le père a une exigence par rapport au travail. C’était prévu dans le scénario mais ce n’est finalement pas dit dans le film. Il était ingénieur, a tout plaqué et s’est mis à vivre de rien. On est donc face à une autre attitude par rapport au travail. Et Julie a une relation particulière avec son père : elle est proche de lui tandis que son frère prend plutôt le parti de la mère.
Julie est issue de la classe moyenne, ce qui induit souvent une exigence de réussite professionnelle mais surtout une certaine précarité matérielle : que souhaitiez-vous montrer en ancrant votre film dans ce contexte social ?
La classe moyenne est intéressante mais elle est peu montrée alors qu’elle représente une grande part de la population. Au cinéma, on s’intéresse à des choses plus spectaculaires : la misère ou au contraire à ce que vivent les bourgeois. Pourtant, la classe moyenne est très en prise avec la modernité car elle prend de plein fouet la transformation du monde. Elle doit s’arranger avec ces changements en faisant le grand écart avec d’un côté les jeunes qui n’ont pas d’argent et des parents qui attendent d’eux une réussite professionnelle et sociale.
Comme le montre très bien cette scène de confrontation avec la mère et le frère…
Le frère a répondu à la demande parentale quitte à occulter ses propres désirs. Du coup, cela pose aussi la question de ce que vous demande le travail, dans votre corps et dans votre esprit, sur toutes ces choses que vous êtes obligés de mettre en-dehors de vous…
Comment définiriez-vous le rapport du personnage d’Anaïs Demoustier avec les hommes plus âgés qui s’achève systématiquement sur une question d’argent ?
Je voulais faire une allusion douce à la prostitution mais pas à la prostitution professionnelle. Ces scènes sont une façon de l’induire. Ce que je tenais à dire aussi, c’est que l’arrivée dans le monde du travail a des conséquences corporelles. On vous demande de travailler beaucoup. Dans le cinéma, les stagiaires ne dorment quasiment pas sur les tournages ou alors conduisent pendant des heures. Le travail est donc vraiment synonyme de contraintes physiques…
D’un autre côté, le garçon incarné par Pio Marmaï a un rapport très décomplexé avec l’argent. Il vit de petits larcins et dit : « Pour avoir beaucoup d’argent, il faut ne rien foutre », une vision des choses à l’opposé de la pensée officielle qui dit qu’il faut travailler plus pour gagner plus…
Ce n’est pas par hasard que ce personnage dit cela. Il est assez joyeux et léger. Mais cette phrase traduit la pression qui s’exerce aujourd’hui sur les jeunes dans le monde du travail alors qu’il n’y a pas que cela dans la vie. Mais c’est certain que c’est en opposition avec le discours ambiant actuel.
La dernière partie du film marque très clairement le glissement des repères moraux de la jeune femme : pensez-vous que ce sont ses expériences désastreuses dans le monde professionnel qui l’ont amenée à redéfinir son éthique ?
À ce moment-là, Julie va vivre quelque chose de l’ordre de la jeunesse. Elle va s’autoriser un écart et franchir la ligne jaune. Mais cela ne signifie pas qu’elle change d’éthique mais plutôt qu’elle se rapproche des exigences qu’elle a par rapport à ce qu’elle veut vivre à cet âge-là. C’est un peu une réponse au spectateur de L’Année suivante qui m’avait dit que mon personnage n’aurait pas de jeunesse…
La tonalité de votre film est sombre : est-ce le parcours singulier d’une jeune femme que vous vous êtes attachée à décrire ou pensez-vous que notre génération fait face à une violence qui n’existait pas auparavant ?
Je pense que cette violence n’existait pas auparavant même si l’entrée dans la vie active n’a jamais été simple. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, c’est beaucoup plus sournois. Les exigences sont plus fortes. Après, tous les jeunes ne franchissent pas la ligne jaune et ne finissent pas arrêtés par la police. La fin aurait pu être différente : ils auraient pu dire qu’ils étaient bien, qu’ils rentraient à Paris pour s’installer et acheter des meubles chez Ikéa. Peut-être qu’on aurait trouvé cela très sombre aussi…
Et il y a cette scène où, dans la voiture, Julie vide son sac auprès du VRP qui l’a embauchée pour vendre des encyclopédies…
À ce moment-là, elle est en train de tomber amoureuse du jeune comédien, ce qui va représenter un espoir pour elle mais elle ne le sait pas encore. Elle fournit des efforts pour trouver sa place sur le plan professionnel mais rien ne fonctionne. Alors elle craque. Du coup, le VRP retrouve également tout ce qu’il a mis de côté pour travailler, tout ce qu’il a perdu en route. Mais Julie est combative et ne veut pas perdre la même chose que lui.
Le film se clôt sur un flash-back qui est, en quelque sorte, le seul moment de plénitude du film : pourquoi avez-vous choisi d’isoler ce moment du reste du récit ?
Au montage, il y a eu débat sur ce plan mais je voulais absolument le maintenir. Ce plan donne une certaine sérénité au film car il s’y traduit ce sentiment de plénitude amoureux qu’il y a entre Julie et le garçon. Ce n’est pas qu’un flash-back ; c’est aussi une lecture de ce qui aurait pu se passer, de ce qui aurait pu être mieux.
S’agit-il d’un manifeste ?
C’est surtout un appel à la liberté et à garder un peu de révolte et de résistance…