Les vingt-quatre heures dans la vie d’une femme de banlieue pavillonnaire que raconte La Vie domestique commencent en soirée. L’héroïne Juliette et son mari sont en visite chez des voisins. Ça cause enseignement ; la conversation vire vite au clivage gauche-droite, et le voisin (c’est lui qui est de droite) y va fatalement de son couplet raciste, voire sexiste envers son interlocutrice qui a le tort d’être une femme au cœur à gauche et à la tête bien pleine. Le mari, lui, fait profil bas. Voilà comment, en dix minutes, le nouveau film d’Isabelle Czajka (D’amour et d’eau fraîche) étale toutes ses cartes, et ainsi la pauvreté de son jeu. Car cette introduction, dans sa façon de figer les personnages dans des archétypes, établit déjà la vision aride qu’en a la réalisatrice : de plates illustrations du discours sociologique qu’elle s’est octroyé en décidant d’adapter le roman Arlington Park de Rachel Cusk.
Ayant lu le roman, mais peut-être aussi vu American Beauty, Little Children et autres films américains sur les suburbs, Czajka a l’ambition de nous montrer l’enfer terrestre qu’est la ville pavillonnaire française, bulle grisâtre où les habitants se complaisent à tourner en rond dans les mêmes lieux et les mêmes banalités d’une vie aux ternes perspectives. Les mêmes décors dans lesquels on va et on vient à longueur de journée, les intérieurs de maisons clonées se succèdent pour dessiner cet univers clos et étouffant, ce qui pourrait constituer un motif esthétique convaincant, si seulement Czajka ne s’ingéniait pas à le faire occuper par des simulacres d’humanité qui ne sont, en vérité, que des meubles dans cet espace, ne devant leur présence qu’à leur utilité dans le scénario et dans l’exposition d’un propos sociologique pas franchement révolutionnaire. C’est simple : le moindre personnage, de l’héroïne délaissée et frustrée aux élèves de son cours de français issus de l’immigration, ne semble voué qu’à se mouler dans sa part du propos à réciter, dans son bout de portrait familier à afficher. Les femmes au foyer, dans leurs discussions frivoles autour d’un expresso, se clament accrochées à leur train-train rassurant et vaguement émues par les horreurs qui se passent dans le monde (indice sur la chute de l’histoire : tout près de leur cadre de vie douillet, une fillette a disparu) ; l’héroïne, justement, est celle qui prend cette routine moins bien que les autres et, Bovary en puissance, se met à désirer une autre vie, buttant sur l’indifférence générale – en particulier celle de son mari, car les maris, c’est bien connu, ne sont jamais très attentifs aux tracas de leurs femmes. Schémas déjà vus, resservis avec un sérieux et une littéralité désespérants, jamais incarnés en quelque nuance convaincante, et en dehors desquels ces personnages n’existent tout simplement pas, faute d’un film qui les y autoriserait.
Sociologie de supermarché
Car ce qu’il y a de plus désagréable dans La Vie domestique n’est même pas le caractère de cliché de ses constats, mais le fait que la scénariste-réalisatrice leur sacrifie tout ce qui pourrait leur donner une chair, à commencer par ses personnages, figures d’un environnement que de toute évidence elle regarde à distance, l’air de ne pas vouloir s’investir plus avant. Pire : on peut la soupçonner de le regarder de haut, avec un certain mépris. Deux secondes d’un plan plus que douteux suffisent pour accréditer ce soupçon. Dans une scène au supermarché, tandis que les voisines papotent, la caméra s’arrête sur une inconnue au bon embonpoint en train de grignoter, et se met à pivoter autour d’elle, l’air fasciné par la médiocrité banlieusarde à l’œuvre – ou plutôt, par le préjugé de médiocrité que Czajka y projette, du haut de sa posture de cinéaste entomologiste. Et on ne peut s’empêcher de voir là un symptôme tristement familier du cinéma français – plus exactement de son versant à prétention sociologique, mais qui ne sait se défendre d’une certaine condescendance – pour dire le moins – à l’égard de son objet d’étude.