Jean Dewever nous reçoit dans le bureau parisien des Actions Écoles. La discussion se fait vite passionnée et passionnante, souvent cynique, drôle, mais aussi un peu désabusée. Le cinéaste a beaucoup de choses à raconter, et une heure d’interview, c’est trop peu. Il évoque ses maîtres, Renoir, Flaubert, Molière, Shakespeare, raconte des anecdotes avec un humour communicatif – sur Carette, sur ses démêlés avec Arte ou avec l’INA, sur la façon dont Renoir a roulé son producteur en faisant volontairement de Partie de campagne un court-métrage plutôt que le long attendu – et effectue de multiples digressions qui en reviennent toujours, finalement, au même sujet : l’amour pour le cinéma d’un homme à qui on a beaucoup coupé la parole, parce que ses films ne correspondaient pas au cadre bien-pensant de la cinématographie française.
Qu’est-ce qui vous a donné envie, en 1961, de réaliser un film sur l’occupation allemande ?
La folie des hommes. Parce que je suis d’une génération qui a connu la guerre. J’avais neuf ans pendant la guerre d’Espagne, et ça s’est terminé dans les années 1960 et quelques. J’ai vu la France se battre contre tout le monde, avec tout le monde… C’était une sorte de bataille navale démente, où les gens étaient ballottés d’un côté à l’autre. Au moment des Honneurs de la guerre, je voulais faire un film sur la guerre. Je n’avais pas d’idée préconçue, je voulais simplement étudier la chose. Je suis un homme de spectacle : je voulais à la fois traiter de la guerre sur un plan sociologique, et aussi comme un élément d’agrément, d’intérêt pour le public. Je ne fais pas des films engagés, ils s’engagent eux-mêmes. Je ne vends rien, j’essaie de raconter honnêtement ce que je vois. Et ainsi, j’arrive à des films honnêtes, qui ont parfois une certaine qualité, parce qu’ils vont au tréfonds des choses.
Mais d’un autre côté, moi, j’aime la vie. Et mes films sont plutôt des comédies que des drames. Cette vie, je ne pouvais pas la retrouver dans la guerre, parce que dans la guerre, il n’y a pas de vie. Dans tous ces films de guerre, La Bataille des Ardennes ou autres, on voit des gens en uniforme, des belles dames avec un petit peu de boue dans les cheveux mais pas trop, et c’est magnifique. On se dit : « oh là là, le repos du guerrier… » Mais ce n’est pas du tout ça, la guerre, ce n’est pas sexuel, ça n’a aucun attrait. Les gens sont en uniforme, et du jour au lendemain, ils n’y sont plus, il y a du sang, des excréments : c’est l’horreur. Je n’aime pas cet univers. On m’a beaucoup reproché de ne pas avoir mis de nazis dans les Honneurs de la guerre. Mais les nazis ne m’intéressent pas. Ce fou furieux, ce type qui viole dix-huit filles et qui en tue quatorze, je préfère ne pas me trouver sur le même trottoir que lui – quoique s’il me prenait pour une jeune fille, il serait encore plus dingue que je ne le croyais.
Dans Les Honneurs de la guerre, je voulais montrer un cadre dramatique, mais en même temps la vie, la joie. Parce que, pour bien comprendre la guerre, il faut comprendre tout ce qu’on perd quand on fait la guerre. Si les gens le savaient mieux, peut-être qu’ils la feraient moins. C’est un peu la quadrature du cercle : à la fois faire un film gai, joyeux, un hymne à la jeunesse – « on n’a pas tous les jours vingt ans » chante Gaby Basset dans le film – et montrer que ces gens merveilleux vont tomber dans un gouffre idiot. C’est Kafka, mais un Kafka organisé, une comédie qui peut plus ou moins bien tourner. Car, généralement, la guerre, ça tourne mal.
Donc, pour vous, ce n’est pas un film politique…
En fait, je ne me suis pas rendu compte de l’endroit où je mettais les pieds… Pour moi, c’était un spectacle. D’ailleurs, je voulais faire ce sujet-là en Algérie, avec des soldats français qui occupaient le pays et l’Algérie qui en était contente. Au ministère de la Culture, ils m’ont sorti les bazookas en me disant que si je n’arrêtais pas tout de suite, je n’en ressortirais pas vivant. Alors, je me suis dit que la libération de la France, c’était un sujet plus facile. Et ça a été la rage, la folie…
Vous avez été soutenu par des critiques dithyrambiques – Truffaut, Resnais – et pourtant, le film a été censuré…
Les braves gens n’étaient pas au pouvoir, ou du moins, ils étaient braves parce qu’ils n’avaient pas de pouvoir. Il y a des gens qui m’ont beaucoup soutenu au départ, qui me trouvaient du génie, seulement, quand ils sont devenus ministres, devant la réalité des choses – les réactions éventuelles que le film pouvait provoquer –, ils se sont tous défilés. Vous êtes très seul dans ces moments-là.
Au départ, on a organisé une projection pour la censure. Deux heures plus tard, Louis Daquin – qui était à l’époque le responsable communiste de la culture avec Sadoul – m’appelle pour me dire qu’il est désolé, que le film est interdit dans tous les pays de l’Est. Ça a commencé à me miner. Les fayots me disaient « mieux vaut mourir debout que vivre couché ». Personnellement, je préfère vivre couché que mourir debout. J’ai vu peu de gens mourir debout… Ils croient qu’ils sont debout, mais ils sont presque tout de suite couchés. Donc, il y a eu ces gens-là, qui sont aujourd’hui plus puissants que jamais, et qui ont surtout peur du qu’en-dira-t-on. Il faudrait presque faire un film sur la censure pour montrer que la censure est aussi inévitable que ne l’est la guerre dans Les Honneurs de la guerre. C’est une espèce de pourriture, ce que j’appelle le mur de coton.
Le film n’a pas pu être diffusé en salles ?
Il a été diffusé début août, dans une seule salle. Les exploitants ont sûrement cru qu’on allait mettre le feu dans leurs salles. Il faut dire que moi, je recevais des petits cercueils. Je ne les ai pas tous gardés. J’aurais dû : en les mettant en petits morceaux, on éviterait à ma mort de payer un gros cercueil. Je dis ça pour ceux qui en reçoivent maintenant : ne jetez pas vos petits cercueils, ça peut toujours servir. On pourrait en faire un Commissariat au plan, ou même un film…
Que vous a‑t-on reproché ?
On m’a dit : les Allemands sont trop bien dans votre film pour être montrés en France. Un autre exemple : au Japon, il y a eu des kamikazes. Si les Japonais avaient vu les images de mes soldats allemands, ils seraient devenus fous : « Alors nous, on se suicidait pour garder notre honneur, et eux, ils ne pensaient qu’à se rendre ! » On ne voulait pas démoraliser la nation, donc au Japon, c’était non. Selon les pays, il y avait toujours un clan qui était trop bien présenté. Ce qui faisait que vous aviez toujours quelqu’un contre.
Vous vous attendiez à ce genre de réactions ?
Je n’attends jamais rien. C’est pourquoi je ne suis jamais surpris. Ma candeur était telle – et j’y tiens beaucoup – que je voulais simplement faire un spectacle. C’est pour enchanter que je fais des films. Finalement, c’est toujours l’éternel problème de la dispute entre Sand et Flaubert. Sand a écrit à Flaubert, après la deuxième version de L’Éducation sentimentale : « Mon cher maître, j’ai lu L’Éducation sentimentale, c’est magnifique, mais je ne comprends pas pourquoi vous écrivez un texte d’une telle qualité pour si peu de gens. » Et le vieux maître de lui répondre : « Mon cher maître, j’ai lu avec beaucoup d’attention votre lettre, et j’avoue que je ne la comprends pas, car j’écris, moi, pour tous ceux qui liront la langue française jusqu’à la fin des temps. » Et ça m’a toujours stupéfié, qu’un type puisse se permettre d’écrire ça à une dame qui a un succès phénoménal, qui vend 200 000 exemplaires alors que lui n’en vend que 50… Dans ma vie, j’ai toujours eu l’envie que les choses perdurent. Si vous faites quelque chose, allez jusqu’au bout, cherchez la motivation, écoutez tout le monde, ne méprisez aucun point de vue. Dans mes films, je présente toujours les deux côtés, je gratte un peu. C’est ça qui fait mal.
Comment avez-vous vécu ce déchaînement des passions ?
La vie est belle. J’ai eu une vie pleine de bruit et de fureur. Car je suis parti avec de mauvais exemples : Molière, Flaubert, Shakespeare… Il ne faut jamais lire ces gens là. Il faut lire Voici, des histoires de people, c’est bien, ce n’est pas fatiguant. Mais moi, j’avais envie de faire des choses où je creusais ce que j’avais envie de dire.
Après Les Honneurs de la guerre, j’ai fait un film qui s’appelle Les Jambes en l’air. C’est un titre qui peut prêter à confusion mais c’est un film sur Mai 68. Il n’est jamais sorti. La Gaumont l’a racheté, car ils aiment beaucoup mes films, mais pas ceux que je fais. En fait, ils aiment beaucoup les films que j’aurais fait si j’avais fait des films de la Gaumont. Moi j’aime beaucoup les films de la Gaumont, mais s’ils avaient fait mes films. Le malentendu a toujours été total entre nous. Souvenez-vous que L’Atalante a été produit par la Gaumont, qui a changé le titre, la musique, à la mort de Vigo. Je pense qu’ils attendent ma mort pour changer mes titres. Il semblerait que mes films ne sont pas montables dans une perspective commerciale ! Ce qui est finalement curieux, car ce ne sont pas des films politiques, mais des cadres… Quand Shakespeare fait Roméo et Juliette, il ne fait pas un film politique, il utilise un cadre. On peut y voir tout ce qu’on veut, mais Shakespeare fait avant tout un spectacle. Autre exemple : La Règle du jeu, qui traite des relations entre individus, de la façon dont se construit une société. Quand vous voyez La Règle du jeu, vous voyez la société qui a fait la guerre de 1940. Mais ce n’est pas un film politique, en fait, c’est trop politique pour l’être. C’est ce que j’ai toujours cherché.
Vous avez fait peu de films pour le cinéma et vous vous êtes ensuite tourné vers la télévision. Parlez-nous de votre carrière…
Je suis un homme de cinéma, mais ce qui me stupéfie en France, c’est que si vous êtes édité au Fleuve Noir ou à Gallimard, vous n’êtes pas le même écrivain. Alors, parce que j’ai tourné pour la télévision des choses que je considère personnellement comme largement équivalentes aux Honneurs de la guerre, c’est mauvais. J’ai fait de la télévision, parce que j’étais frustré. J’avais l’envie de faire des films difficiles, et je ne pouvais pas les faire, car ce n’était pas montable au cinéma. Après Les Honneurs de la guerre, j’ai fait une adaptation de Lettre morte, un ouvrage d’un auteur suisse, Robert Pinget. Lettre morte raconte la quête d’un père qui recherche son fils. C’est très beau, mais qui va faire un film d’une heure et demie avec des acteurs inconnus et un sujet aussi pointu ? Personne, sauf la télévision. Malheureusement, ça a été diffusé en mai 68 pendant qu’on faisait les zouaves avec Pinget place Denfert-Rochereau.… Après, j’ai fait deux heures de feuilleton policier, puis un autre qui a été coupé dans tous les sens. Au fur et à mesure, je me fâchais avec les gens, parce qu’ils voulaient m’enlever toutes les scènes importantes. Pour Les Honneurs de la guerre, on m’a dit que j’aurais dû ajouter une scène avec Danielle Godet où elle fait l’amour et une scène de la bataille à la fin. Faire ce cinéma-là, c’est relativement facile, et si je l’avais fait, vous pourriez voir mes films en salles ou à la télévision. Mais si on admet qu’on puisse considérer les films comme des sortes de folies individuelles, ce sont comme des « tirages à part ».
Le film
Pouvez-vous nous parler du titre…
Il part d’une réalité : des gens ont fait la guerre, en sont fiers et ont des médailles. Ces gens s’estiment honorables, alors je rends à César ce qui est à César… Mais connaissez-vous une seule personne qui aie de l’honneur ? Ce titre est bien sûr ironique. La Légion d’honneur, c’est une folie. Ce sont ceux qui ont la Légion d’honneur qui m’envoient des cercueils…
Il y a des influences évidentes du cinéma de Renoir dans votre film…
C’est Renoir qui m’a donné l’ambition. Les Honneurs de la guerre, sur le plan du cinéma et de la pensée, c’est très proche de Renoir. Mais je n’ai pas la folie de Renoir, son allégresse dans l’écriture. Je suis un peu pataud, un peu classique. Dans mon film, il y aussi du René Clair du Million, d’À nous la liberté, du Carné de Drôle de drame, de Vigo, c’est toute la pensée anarchiste… Ces artistes ne sont pas des anarchistes dans un sens politique, mais plutôt dans la volonté d’indépendance et de liberté. Sur le plan plastique, la filiation de mon univers est évidente : Stroheim, Murnau, Lang, Pabst… Ce sont des gens chez qui il n’y a rien à jeter. Quand vous voulez essayer de mettre votre petit grain de sel là-dedans, vous êtes obligés de monter la barre très haut, et c’est difficile… Il y a des cinéastes qui cherchent à aller vers ce genre de films, et d’autres qui vont vers De Funès…
Sur le plan littéraire, mes sources d’inspiration sont Faulkner et Molière. Quand Georges Dandin a été monté à la Comédie française, on ne montrait en fait qu’une moitié de la pièce. Molière avait écrit une pièce en vers et une pièce en prose, qui n’avaient pas de rapport entre elles. C’est la chose la plus extraordinaire qu’on ait jamais fait. Ça a provoqué un scandale extraordinaire, et ça n’a été joué qu’une fois, devant le roi. Les Palmiers sauvages de Faulkner m’a également beaucoup troublé : il s’agit là encore de deux romans en un seul, avec alternativement un chapitre de l’un, un chapitre de l’autre, qui n’ont aucun rapport entre eux. Ce principe m’a beaucoup intéressé. Évidemment, je n’ai pas eu le génie ni le courage de faire comme eux, parce que là, ce ne sont pas des cercueils qu’on m’aurait envoyés, ce sont des bombes atomiques ! Mais je suis parti des Palmiers sauvages pour construire un récit sur la base d’histoires parallèles ayant lieu dans la même journée.
En 1960, on commençait à parler de la Nouvelle Vague. Or, vous faites un film plutôt inspiré du Front populaire et du cinéma des années 1930. Comment vous positionniez-vous à l’époque par rapport à ce courant ?
J’ai trouvé la Nouvelle Vague formidable, parce que ces gens n’avaient rien à dire, mais ils le disaient admirablement. Ils m’ont beaucoup apporté. D’un autre côté, un des moyens de la Nouvelle Vague, c’était de tourner à l’œil. Or, mes films sont très chers, parce que ce que vous croyez avoir vu n’est pas réel. Les arbres ont l’air blancs, mais dans la vie, ils ne sont pas blancs. La guinguette et le restaurant des Allemands ont été complètement construits. On a habillé le village avec un monument aux morts. Car je ne veux pas que ma mise en scène se voie, il faut qu’elle vienne comme l’eau coule.
Vous ne montrez pas les combats, vous les évoquez seulement. Ainsi, dans la scène d’introduction, l’histoire est résumée en quelques plans : celui d’un magasin brûlé, d’un pendu…
Le pendu, c’était pour donner l’heure, car je suis toujours serviable. Si vous faites bien attention, l’ombre se déplace avec les trois plans du pendu : le matin, le midi et le soir. Prévert disait : « Il vaut mieux être pendu que pendule. » Mais on peut être les deux ! Alors, j’ai décidé de faire un pendu pendule. C’est une mise en scène sournoise… Le spectateur ne le remarque pas, mais tout est fait comme ça : sans que vous en ayez conscience, on vous trompe, on vous embarque.
Pour revenir au fait de ne pas montrer les combats : quand vous allumez votre télé, vous avez toutes les batailles que vous voulez, de chaîne en chaîne, et ce sont toujours les mêmes. Or, je ne tourne jamais une scène qui a déjà été tournée, je ne veux pas faire « à la manière de ». Car de toute façon, je l’aurais fait moins bien que le premier…
Comment avez-vous travaillé avec les acteurs allemands ?
Je parlais un peu allemand, mais très peu, car j’avais vécu l’occupation. En fait, je ne savais pas suffisamment la langue. Mais il y avait deux comédiens allemands qui parlaient français. Finalement, ils avaient occupé la France ! Ils connaissaient beaucoup de choses, ils savaient comment placer un fusil, car ils avaient eux-mêmes fait la guerre. Ils mettaient tout en place eux-mêmes. Ils ne pouvaient pas supporter, par exemple, qu’un casque ne soit pas bien posé. Mais un jour, l’un des acteurs me dit : « On va travailler entre nous, on va répéter les scènes et puis on les jouera, comme ça il n’y aucun problème ! » Mais moi, je voulais qu’ils parlent normalement, pas comme ils avaient l’habitude de le faire au cinéma, fort et de façon brutale. J’ai essayé de renverser la façon de jouer des acteurs allemands.
En fait, il n’est pas besoin de connaître la langue, car on dirige à la sensibilité et à l’oreille. C’est le rapport de la musique et du solfège : vous pouvez connaître le solfège et chanter comme une noix. Des notes les unes à côté des autres ne font pas un air. C’est pareil dans la vie : il faut écouter. C’est la méthode Renoir.
Les comédiens français, comment les avez-vous choisis ?
D’une façon générale, j’ai toujours travaillé avec les gens qui acceptaient de tourner avec moi. J’étais ami avec Lino Ventura, mais on est arrivés à la conclusion qu’on arriverait jamais à tourner un film qui nous convienne à tous les deux. On était d’accord pour faire d’abord le film de l’un, puis le film de l’autre. Mais on ne s’est jamais mis d’accord sur quel film avant l’autre. J’ai connu les acteurs sur des films que j’avais faits comme assistant. Et puis, il y a des gens connus comme Ardisson (acteur dans La Marseillaise de Jean Renoir, NDLR), qui voyait mon film comme de l’avant-garde !
Aujourd’hui, qu’est-ce que la reprise des Honneurs de la guerre peut apporter ?
Je voudrais que ce soit un spectacle qui réjouisse les gens. C’est un film de poète, d’un homme qui aime la vie par dessus tout. Je serais ravi si le film perdure. C’est de toucher des gens comme vous qui me bouleverse.