De la genèse au trésor retrouvé
On connaît déjà tout du contexte de Partie de campagne, ou presque. On sait que le projet de Renoir était de rendre hommage à la peinture de son père en tournant dans un des hauts lieux de l’impressionnisme, sur les rives du Loing, un récit contemporain à ce courant pictural. On sait que ce dessein fut largement mis à mal par une météo capricieuse lui empêchant de trouver l’atmosphère solaire tant recherchée, et que la forte tension au sein de l’équipe occasionnée par les retards du tournage amenèrent le cinéaste à fuir sur la préparation de son film suivant, Les Bas-Fonds, pour éviter le conflit. On connaît l’équipe prestigieuse et hétérogène qui vit passer Visconti et Jacques Becker ou encore Brunius (qui joue également le rôle du fantasque Rodolphe) comme assistants, de la présence de Marguerite Houllé, la compagne qu’il n’a jamais pu épouser puisque sa femme refusait le divorce malgré la séparation, mais à laquelle il donne son nom au générique.
On connaît aussi la genèse de ce projet : l’amour du producteur Pierre Braunberger pour Sylvia Bataille, récemment séparée de Georges Bataille, et la volonté de Jean Renoir de lui rendre justice dans un rôle taillé à sa mesure après sa petite apparition dans Le Crime de Monsieur Lange.
On sait que le contrat de cession des droits de la nouvelle de Maupassant imposait un important supplément si l’adaptation excédait quarante minutes, ce qui donne au film sa durée particulière et qui faisait douter Renoir de sa volonté que le film terminé soit montré.
On sait également que c’est Braunberger qui arrêta brutalement le tournage suite à une dispute entre le cinéaste et Sylvia Bataille, puis que c’est lui qui mit tout en œuvre pour que le film soit fini malgré l’absence de Renoir, puis sorte en salle, où il reçut un accueil critique mitigé.
On sait, enfin, qu’un jour, à la Cinémathèque française, fut découverte une malle, déposée jadis par Pierre Braunberger, et qui contenait tous les rushes en son direct du tournage. Il résulte de ce trésor deux magnifiques films sur le tournage de Partie de campagne, sur le cinéma de Jean Renoir, et sur le fabrique du cinéma en général que sont Un tournage à la campagne d’Alain Fleischer et La Mise en scène de l’acteur dans « Partie de campagne » d’Alain Bergala.
Mais il est étonnant de constater que l’œuvre finie ne laisse pas du tout transparaître la douleur de sa fabrication et que le chef d’œuvre de Jean Renoir est loin d’être soluble dans sa passionnante genèse. Ce qui frappe en revoyant aujourd’hui Partie de campagne, c’est son immense liberté. Il y a une dimension enjouée dans la façon dont Renoir, devant la caméra pour le rôle de l’affable aubergiste, le père Poulain, accueille lui-même dans le décor la troupe de Parisiens venus en villégiature pour la journée. Une joyeuseté brouillonne se diffuse de cette petite bande dépareillée, à la fois dans la rencontre entre des personnages hétéroclites (les canotiers d’une part, la famille de boutiquiers de l’autre) et dans son casting lui aussi disparate, mêlant acteurs professionnels et techniciens ou amis de passage. L’ambiance de fête qui accompagne l’arrivée de la famille Dufour installe d’emblée le climat propice à l’éveil des sens de la jeune Henriette.
Alchimie du désir
La mise en scène se déploie autour du principe du récit : suivre l’aventure sensorielle décisive (et unique) dans la vie corsetée d’une petite-bourgeoise du XIXème siècle. Déjà, dans On purge Bébé, en 1931, alors que le cinéma sonore était encore des plus timorés, Renoir avait tenu à inclure à la bande-son un bruit de chasse d’eau qui lui avait valu les gémonies de la critique. Il insiste dans Partie de campagne, pour utiliser du son direct à une époque où cela se faisait peu encore, et dans un contexte où la contrainte technique que cela impose complique très sévèrement le tournage. En effet, le caractère historique du récit oblige à retourner tous les plans où l’on entend au loin le grondement d’un avion ou d’une voiture. L’entêtement de Renoir était bien sûr totalement légitime, puisque le bruit du vent dans les arbres, de la barque sur l’eau, et bien sûr, du rossignol dont le chant d’amour sert de prélude à celui des deux amants, agissent comme les éléments déterminants qui préparent Henriette à l’amour, et participent à composer le théâtre des amours éphémères, tout comme c’était le cas dans la nouvelle de Maupassant.
Dans ce bruissement de la bande son émerge aussi tout un concert de voix dont Renoir organise la disharmonie. Les criaillements aigus de Juliette Dufour, les grognements de l’imbécile Anatole, la voix rauque du père Poulain créent une variété dans la diction des dialogues qui contribue à faire monde. L’utilisation du terme improbable de yole (« C’est donc ça une yole, c’est tout pointu », minaude Mme Dufour) pour désigner les barques qui emmèneront Mme Dufour et sa fille loin de leurs frustes maris et promis, montre combien Renoir attache de l’intérêt aux mots, tout autant qu’au jeu, à la façon dont ils cohabitent avec les bruits, dont ils offrent une partition variée. La volonté de Renoir de faire du son un élément aussi important et complexe que l’image montre bien son génie à une époque où le cinéma parlant se résumait en majeure partie à des dialogues débités par des acteurs figés devant une caméra de studio.
De ces voix discordantes émerge le discours amoureux de Henri, qui contraste avec la crudité avec laquelle Rodolphe évoque les transactions charnelles (« Tu as peur des maladies ? » demande-t-il à son complice) et avec la vulgarité et la bêtise de la famille petite-bourgeoise. C’est par cet aller-retour permanent entre la beauté épanouie de Henriette Dufour, jeune fille naïve à l’orée de sa vie et de son désir, et la lourdeur empesée de ceux qui l’entourent que Renoir peut faire naître la grâce absolue de la scène du baiser dans l’île. Alors que le film a pris tout son temps pour installer l’atmosphère de gaité, de légèreté et de liberté qui va permettre à Henriette de connaître son premier émoi amoureux, la larme qui coule sur la joue de la jeune fille révèle la fugacité de ce bonheur. La réussite absolue du film réside dans cet effet de dilatation/ concentration du récit qui étale la mise en place de l’arrivée des Parisiens et de la plongée de Henriette dans un univers sensoriel propice à la naissance de l’amour pour ramasser ensuite en quelques instants les mois qui font suite à cette aventure en une ellipse suivie d’un épilogue mélancolique.
Rodolphe, hier et aujourd’hui
Partie de campagne demeure un film parfait précisément parce que Renoir y assume pleinement l’imperfection (celle du son, celle du mauvais temps qui s’invite dans le montage final avec de magnifiques plans de pluie tournés, dans le désœuvrement des interruptions de tournage, par le chef opérateur Claude Renoir). Sa résurrection dans l’un des courts métrages les plus primés en France cette année, Peine perdue d’Arthur Harari, peut valoir pour preuve, s’il en fallait une, de sa modernité toujours actuelle. Peine perdue reprend au film de Renoir son format, son ambiance festive et familiale de guinguette au bord de l’eau pour raconter l’histoire d’une machination amoureuse ourdie par un certain Rodolphe qui finira pris au piège de son propre complot. C’est au personnage de Brunius que l’on associe d’abord naturellement ce grand type énigmatique à la voix grave qui ausculte les gestes de la séduction, le mystère de la naissance du désir et de sa circulation d’un personnage. On se rend compte que c’est, contre toute attente, le costume d’une Henriette contemporaine qu’il endosse, et que, victime non pas des diktats sociaux, mais de la douleur de savoir son désir non partagé, il revit près de cent ans après elle, la mélancolie du temps qui passe.