Jennifer Rainsford et Pella Kågerman ont réalisé, respectivement, les segments For the Liberation of Men et Body Contact du projet collectif Dirty Diaries conçu par Mia Engberg. Pas les plus réussis, loin de là, mais ce n’était pas une raison pour ne pas rencontrer les deux artistes de passage à Paris et engager la discussion avec elles.
Quel a été votre parcours jusqu’à la réalisation de votre contribution à Dirty Diaries ?
Jennifer Rainsford : J’ai étudié à l’académie des Beaux-Arts de Stockholm. Il y a un atelier de post-porn, là-bas, où les gens peuvent faire leurs films. C’était un peu le bordel ! J’y ai invité une artiste de Barcelone, du collectif Girls Who Like Porn, Maria Llopis, une fille super. Voilà, ça a commencé un peu comme ça pour moi, avec la question de comment fabriquer, et surtout de qui fabrique, les images de la sexualité. Par exemple, la manière dont c’est connecté avec nos rêves, notre subconscient. Mes films fonctionnent un peu de cette manière. Je voulais recréer un dialogue sur ce qui se passe dans ces parties de notre cerveau. Et puis Mia Engberg m’a proposé de faire un film pour ce projet. Je suis arrivé assez tard, d’ailleurs, quelques mois avant la finalisation du projet.
Donc vous avez toujours été dans l’art porno ou post-porno ? Ou vous avez exploré d’autres formes d’art ou de cinéma ?
J’ai fait diverses sortes de performances et de vidéos.
Comment le film a‑t-il été tourné ?
Avec un téléphone portable. Quelques films ont été faits différemment, mais au début, c’était une contrainte du projet, on pouvait même en emprunter un à Mia.
Comment le projet a‑t-il été financé ?
Avec des fonds de l’État suédois. À un moment, Mia a dû mettre un peu d’argent de sa société de production, mais l’argent vient principalement du centre du cinéma suédois. Ça doit être la première fois qu’il finançait un projet de ce genre.
Il n’y a que des réalisatrices dans ce projet. Pensez-vous que du porno féministe ne peut être tourné que par des femmes ?
Je pense que toutes sortes de gens devraient produire leurs propres images de la sexualité. C’est peut-être important que pour commencer, les gens aient ce label « porno féministe », mais pour moi il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de prendre d’assaut le langage du cinéma et du sexe. Je veux dire, il doit y avoir tellement plus de monde avec des visions différentes de ce que doit être la sexualité que d’images existant réellement, étant donné que l’industrie a, ou du moins avait, la mainmise sur la description des actes sexuels… Pour moi, c’est comme une structure de pouvoir caché, les images de ces films porno, avec une hiérarchie, un ordre. Ça structure la société, même si on n’en parle jamais en ces termes, puisque c’est relégué aux marges de la culture pop et de la culture filmique. On n’en parle jamais, comme si c’était dégoûtant, impossible à toucher. Mais je persiste à penser que c’est un socle important des structures de genre et de pouvoir.
Pensez-vous du mal de tous les films porno industriels, qu’ils sont tous fondés sur des clichés, ou est-ce qu’ils vous intéressent quand même ?
Pour moi il ne s’agit pas du tout de ça. Je crois que tout peut et doit exister en parallèle. Mais je ne suis juste pas intéressée par ce type d’images. Je crois qu’il y a d’autres moyens de décrire la sexualité, de créer des images. Et je ne sais rien de l’industrie porno, pour être honnête ! Elle ne m’intéresse pas. Mais c’est pour ça que j’ai été intéressée par ce projet, et par le post-porno en général : on se dit « OK, ça existe, mais ça n’est pas la seule façon de faire » et on crée une nouvelle plateforme de création d’images explicites. C’est ça qui est important, pas de reléguer encore plus loin le porno qui existe.
En règle générale, le porno est supposé exciter et servir de support masturbatoire. Est-ce que le post-porno veut s’éloigner de cet objectif « primaire » ?
Non, je crois qu’il peut être les deux à la fois. Si vous parlez à Maria Llopis, par exemple, elle vous dira « bien sûr que je veux exciter les gens, c’est pour ça que j’appelle ça porno ! ». Mais il s’agit justement de questionner les images qui sont programmées pour exciter. C’est vraiment une question de programmation, de quels corps sont autorisés dans le porno, quels corps sont supposés être « sexuels » et qui deviennent la norme. Mais un homme avec une perruque ou, je ne sais pas, n’importe qui n’ayant pas une apparence stéréotypée, m’intéressent plus. Pour moi, tant qu’il y a de la diversité, c’est bien.
Pourquoi votre film s’appelle-t-il Pour la libération des hommes ?
Une des raisons pour lesquelles j’ai été intéressée par le porno en tant qu’artiste, c’est que j’ai d’abord été intéressée par les films expérimentaux des années 70, qui, tous, d’une manière ou d’une autre, prônaient la libération, voulaient changer quelque chose à travers les images en mouvement. Mais dans ces films, il y avait surtout des femmes nues, et il était toujours question de libération des femmes. Quand on les regarde et qu’on n’a pas vécu cette époque, c’est ça qu’on voit principalement. Je savais aussi que dans les années 80 et 90, il y avait des questions féministes plus centrées sur la libération des hommes : qu’est-ce que cela voudrait dire ? Parce qu’il y a toujours eu un effort autour de comment les femmes devraient être libérées, mais pourquoi pas les hommes ? Où est la libération des hommes ? Qu’y aurait-il à changer ? Si je regarde les films sur la libération des femmes, elles enlèvent leurs vêtements… Alors je ne sais pas, c’est ma façon de jouer avec ça, je ne sais pas si c’est cynique…
Donc la libération des hommes passerait par la perruque ?
(Rires) Je ne sais pas, peut-être ! Je veux dire… C’est tellement individuel. Ça aussi, c’est important : on ne peut pas dire que la libération de tous est comme ci ou comme ça.
Pella Kågerman nous rejoint.
Quel est votre parcours avant la réalisation de votre contribution à Dirty Diaries ?
Pella Kågerman : Mia Engberg est mon mentor depuis longtemps. J’ai fait des documentaires et vécu à Berlin un bout de temps. Puis j’ai intégré la même école que Jennifer, l’Institut National des Beaux-Arts de Stockholm.
Comment avez-vous eu l’idée de votre film ?
Ça faisait très longtemps que j’avais envie de faire un film porno. J’avais déjà essayé, mais c’est super difficile de trouver des acteurs et tout… C’était à Berlin, et les gens étaient plus excités par l’idée de le faire que par le faire réellement ! Je crois que j’avais besoin d’une organisation plus grande au-dessus de moi pour rendre le projet concret. Et je savais que Mia était intéressée par ça aussi, j’ai vu le développement de ses différentes idées dans ce sens. Quand elle a décidé de monter ce projet, j’ai dit « Ah ! je veux absolument en faire un ! » Je suis parti de l’idée de ces gens qui ont envie de faire un porno, j’avais très envie de tourner dans cet immeuble, et je viens du documentaire donc ça a été facile pour moi d’arriver à ce résultat. Je voulais faire quelque chose où la question du pouvoir devient très claire.
Mais ce n’est pas vraiment un documentaire, l’homme est un acteur qui joue un rôle, n’est-ce pas ? Pourquoi cette forme de faux documentaire ?
C’est une forme intéressante que j’avais envie d’essayer. Et puis j’étais obsédée par ce site de rencontres sexuelles, Bodycontact, j’avais envie de l’utiliser. Et parfois on obtient quelque chose de plus authentique en le simulant. On n’est pas vraiment obligé d’appeler ça un documentaire, en fait.
Ça rend quand même l’utilisation du personnage masculin très dérangeante…
C’est l’idée ! Cela dit, pour moi, pendant l’acte sexuel, il reprend le pouvoir d’une certaine façon. Je voulais que les choses s’inversent, que le pouvoir circule. Peut-être que je n’ai pas réussi…
Étiez-vous intéressée par le porno industriel, avant ça ?
Non, enfin j’en ai vu quelques uns, mais ça me fait un peu peur ! Et là j’ai fait quelque chose qui vous fait peur à vous ! (rires) Non, mais je crois que mon film n’est pas si sexy que ça, je crois qu’il fonctionne plus comme un commentaire sur des pratiques contemporaines, mais ce n’est pas non plus ce qui moi m’excite.
Et dans les autres segments du projet, lesquels aimez-vous particulièrement ?
Pella Kågerman : J’aime beaucoup celui de Mia, qui est en fait le film à partir duquel est né le projet et qui est présenté en bonus, après tous les autres. Des filles qui filment leur visage au téléphone portable pendant qu’elles se masturbent. Il est très efficace. Et en même temps il est intéressant parce qu’il a suscité des réactions du genre : « Oh mais ces filles sont moches ! », des choses qui m’ont fait flipper. Ca fait partie des raisons pour lesquelles ce projet existe. Et ce qui est intéressant avec Dirty Diaries, c’est les discussions qu’il suscite. En Suède, il y a même eu des essais universitaires dessus, et ça c’est encore plus intéressant. Plus que le film lui-même, ce qui se passe aujourd’hui autour du film est intéressant.
Jennifer Rainsford : C’est aussi que les films ont des formes qui suscitent des réactions forcément différentes que si c’était un simple documentaire ou un pur porno.
Comment le film a‑t-il été diffusé en Suède ? Dans beaucoup de cinémas, à la télévision ?
Jennifer Rainsford : Il a été projeté pendant une semaine dans un cinéma indépendant. Mais il a plutôt été pensé pour être distribué et vu en DVD.
Pella Kågerman : Mais c’était tout le temps complet aux séances de ce cinéma ! L’idée de départ était effectivement de dire que c’était quelque chose à acheter et à regarder tout seul chez soi, ça a fait un certain buzz dans les vidéoclubs… Mais ça ajoute un aspect intéressant, de le voir avec plein de gens autour de soi ! Il y a douze films, donc on va probablement en aimer que certains, en détester d’autres. Et en même temps il y a un voisin à côté de soi…
Jennifer Rainsford : C’est une expérience collective, et c’est intéressant de partager quelque chose qu’on n’est pas habitué, voire autorisé à voir collectivement. A moins d’être habitué aux cinémas spécialisés, c’est une expérience étrange.
Et vous, lequel vous aimez ?
Jennifer Rainsford : J’aime beaucoup On Your Back, Woman !, je pense qu’il fonctionnerait même sans être vu comme un porno. Mais je pense surtout que c’est bien qu’il y ait des films si différents. Tous de qualité, mais très différents.
Propos recueillis (le 17 juin à Paris) et traduits par Raphaël Lefèvre.