Pour sa troisième édition, organisée du 5 au 8 octobre dans des salles du Quartier latin, le jeune Festival Henri Langlois a consacré une rétrospective à John Smith, avec qui nous avons pu nous entretenir. Habitué des installations muséales ou des festivals de films expérimentaux, Smith a réalisé, depuis près de cinquante ans, une série d’œuvres éclectiques, de son unique long-métrage Home Suite (1993 – 94) à ses récentes vignettes de quelques minutes tournées durant le confinement. Son cinéma d’avant-garde, mâtiné d’une ironie britannique qui fait sa singularité, cultive sans cesse un art du faux semblant.
Outre leur dimension satirique, vos films tendent à déconstruire leur propre processus de mise en scène, notamment par la voix-off. C’est le cas par exemple de The Girl Chewing Gum (1976), l’un de vos films les plus connus, dans lequel un réalisateur décrit les passants d’une rue londonienne comme s’il était en train de diriger des figurants. Le procédé crée une forme de transparence, voire de pédagogie : le film prévient le spectateur qu’il faut prêter attention à ce qui se joue derrière la caméra.
J’ai commencé à faire des films au début des années 1970, en plein essor de la London Film-Makers’ Co-op, un groupe de cinéastes influencés par la pensée structuraliste. Ils étaient très sensibles à l’idée de la distanciation chez Bertolt Brecht et partageaient l’ambition de pointer du doigt l’illusion créée par le cinéma, plutôt que de simplement embarquer le spectateur dans une fiction. J’étais alors un jeune étudiant en art désireux de m’intégrer dans les courants de mon époque mais en même temps, je voulais faire des films que mes amis n’ayant aucune connaissance particulière en art puissent comprendre. J’ai donc continué à recourir au pouvoir de la narration, rejeté par les cinéastes structuralistes, tout en dévoilant la façon dont il opère. Mon travail se base moins sur des références à la théorie du cinéma que sur les films populaires et s’amuse des attentes que ces derniers suscitent. Je pense que The Black Tower (1985 – 87) est mon film qui présente la ligne narrative la plus claire : un personnage remarque un jour une tour sombre et a ensuite l’impression de voir ce bâtiment partout, comme s’il le poursuivait. La voix-off développe presque une intrigue de film d’horreur, alors qu’en réalité, je me contente de cadrer différemment une même tour pour donner l’impression qu’elle a changé d’emplacement. C’est donc à la fois un film narratif et une forme de pastiche. Tout découle d’une manipulation par le langage. C’est un aspect fondamental de mon travail : toujours rappeler au spectateur qu’il est en train de regarder un film.
The Black Tower (1985 – 87)
Ces allers-retours entre images et voix-off, qui constituent l’une de vos caractéristiques, témoignent aussi de votre capacité à construire des films parfois complexes à partir de procédés très simples. Certains de vos travaux les plus récents, comme Jour de fête (2017) ou Twice (premier épisode de la série Covid Messages, 2020), reposent seulement sur le raccord entre deux plans, le second contredisant ou complétant le premier.
Mes films sont très économes, à la fois au niveau de leur budget et de leur mise en scène. J’ai enseigné pendant près de quarante ans et j’ai toujours voulu faire des films devant lesquels de jeunes cinéastes pourraient dire : « je serais capable de faire ça. » J’ai envie que le public s’interroge d’abord et se demande ce qu’il regarde, puis se rende compte que tout repose finalement sur un dispositif très simple.
Images contemporaines
C’est le cas de votre série des Covid Messages (2020), tournés durant le confinement, qui poussent encore plus loin cette modestie du dispositif. Ils sont constitués presque intégralement d’images piochées sur internet, ce qui semble dénoter chez vous un certain intérêt pour la façon dont la circulation des images évolue.
L’avancée de la technologie a toujours été déterminante pour moi, notamment parce que j’ai toujours travaillé seul. Quand la vidéo est arrivée, c’était la première fois qu’on pouvait obtenir, sans aide extérieure, un son et une image de qualités raisonnables. J’ai pu tourner Home Suite pour un budget de vingt livres, soit seulement le prix des cassettes ! Par la suite, l’avènement de la HD a changé la façon dont je cadre. Avec l’accroissement de la définition, j’ai davantage tendance à faire des plans larges. Beaucoup de choses laborieuses sont aussi devenues extrêmement faciles par ordinateur, comme faire correspondre deux cadres pour pouvoir les superposer. J’ai même fait un film, Steve Hates Fish (2015), entièrement à partir d’une application de traduction. Mais la façon de consommer les images est aujourd’hui très différente, certaines publicités ressemblent presque à des films expérimentaux. Comme le nouveau logo animé de Channel 4, hypnotique, en forme de poupées gigognes labyrinthiques. Le temps change complètement la façon dont on regarde les films : quand j’ai fait The Girl Chewing Gum, je voulais capter la vie quotidienne la plus banale, mais elle apparaît, quarante-sept ans plus tard, comme parfaitement exotique. Quand le film est montré dans des écoles pour illustrer ce que peut être un film documentaire, certains élèves croient qu’il date d’avant l’invention de la couleur au cinéma ! Pour des personnes âgées de quinze ans aujourd’hui, ces images sont si anciennes qu’elles pourraient aussi bien dater des frères Lumière. D’ailleurs, tout le quartier où j’ai tourné, dans la banlieue est, a totalement changé au fil de sa gentrification. C’est pourquoi j’ai réalisé The Man Phoning Mum (2011), qui superpose des images prises au même endroit aujourd’hui à celles de 1976. C’est une façon de mesurer à quel point le décor s’est transformé, à quel point le temps a passé. Mais il est très difficile de rester à jour. À la même époque, j’avais réalisé unusual Red cardigan (2011) dans lequel je m’amuse à commander sur eBay, puis à déballer, plusieurs articles vendus par un compte qui propose également une VHS de mon travail à un prix exorbitant. Je ne me doutais pas du tout que l’« unboxing », le concept de se filmer alors que l’on ouvre des colis, proliférait sur Internet !
The Girl Chewing-Gum (1976) / The Man Phoning Mom (2011)
D’une façon amusante, ce film préfigure presque aussi le principe du « desktop movie », comme on le trouve ensuite dans le travail de Chloé Galibert-Laîné ou plusieurs productions horrifiques récentes, par sa première partie intégralement racontée face à l’écran de votre ordinateur. J’ai l’impression que plusieurs de vos films incorporent des formes très actuelles, qu’il s’agisse du journal filmé dans les Hotel Diaries (2001 – 2007) ou de l’utilisation et du détournement d’images télévisuelles, comme dans les Covid Messages.
Le tournage a eu lieu pendant le confinement. Mon sens de la réalité commençait à s’étioler et mes seuls repères étaient ces messages télévisés du gouvernement qui semblaient complètement surréalistes. C’est de là que part Twice : Boris Johnson recommandait de se laver les mains durant le temps qu’il faut pour chanter deux fois de suite « Joyeux anniversaire ». C’est ridicule ! Pourquoi ne pas avoir pris directement un morceau de la bonne durée, ou qui soit plus approprié aux circonstances… Donc je me filme en train de me laver les mains en chantant, mais sur l’air de la « Marche funèbre » de Chopin, avant de diffuser l’extrait télévisé où Johnson donne les instructions. J’ai récupéré sur YouTube toutes ces images qui servent de matière aux Covid Messages.
Le monde depuis chez soi
J’aime cette idée de répondre à la communication officielle par des images intimes, tournées chez vous. On trouve une même dichotomie dans Citadel (2020), dans lequel, au milieu de plans d’ensemble de Londres, les petites fenêtres éclairées des appartements contrastent avec la lumière des tours gigantesques du centre-ville.
C’est aussi un film de confinement, tourné depuis la fenêtre de ma salle de bain. Je filme le centre d’affaires, en synchronisant le montage sur un enregistrement de la voix de Boris Johnson, à nouveau tiré de ses allocutions. L’idée était de montrer qu’au regard des mesures gouvernementales, qui faisaient primer les intérêts économiques sur la santé publique, le centre névralgique du pouvoir s’était déplacé vers la City.
Citadel (2020)
On trouve aussi ce contraste dans Home Suite lorsque, après une heure passée à détailler l’intérieur de votre maison délabrée, vous sortez dans la rue pour découvrir que le quartier tout entier est en phase de démolition.
Absolument, on découvre tardivement le contexte général. Si j’ai aussi traité de ce sujet dans Blight (1994 – 96), tout ce segment est pourtant arrivé par hasard. Home Suite s’est fait en trois parties et le jour du tournage de la dernière, je suis tombé sur les bus des policiers venus encadrer la démolition. Les rues étaient totalement bloquées, je n’avais aucune idée de comment j’allais moi-même pouvoir déménager mes affaires. On entend dans ma voix que je suis un peu sous le choc. Beaucoup d’éléments dans mes films sont le fruit d’heureux accidents tel que celui-ci. C’est en partie le cas de Citadel, pendant le tournage duquel j’ai observé par hasard l’extinction progressive des lumières de l’une des tours d’affaires. Toutes les fenêtres ne s’éteignaient pas en même temps, plutôt en cascade. J’ai patienté jusqu’au lendemain pour pouvoir les filmer et j’ai ensuite manipulé un peu l’image pour que ces lumières mouvantes suivent les modulations de la voix de Boris Johnson. Cela a donné au film une dimension supplémentaire dont il avait besoin. C’est la part plus « documentaire » de mon approche : je crois que si vous patientez suffisamment longtemps, des phénomènes se présentent et dictent la direction que va prendre le film. Quand j’ai reçu la pellicule développée de The Girl Chewing Gum, j’étais d’abord très déçu de voir qu’un mouvement de zoom vers une horloge était extrêmement saccadé. J’étais certain que ça m’horripilerait à chaque fois que je reverrai le film. Puis je me suis dit, puisque tout le principe est d’ajouter aux images la voix-off d’un réalisateur qui fait mine de diriger tout ce qui se déroule : je peux simplement commenter en demandant à ce que l’image s’agrandisse de façon saccadée ! Et le zoom correspondait alors parfaitement à la description. C’est devenu un de mes moments préférés du film. Ça me rappelle une belle critique qui était parue à l’époque, et qui disait quelque chose comme : « The Girl Chewing Gum démontre que, même avec des ressources limitées, un cinéaste peut toujours contrôler le monde ».
Home Suite (1993 – 94)