« Le petit écran est une cage où les films tournent en rond. Le cinéma penche alors d’un seul côté, celui de la distraction et non de la transfiguration, le film n’est qu’une suite d’images qui bougent et de sons qui vibrent pour distraire. » Au moment de rendre compte de l’édition en ligne du festival Cinéma du réel 2021, ces mots que Jean-Louis Comolli a écrit dans Une certaine tendance du cinéma documentaire nous reviennent en tête. La question de l’impact de ces séances domestiques sur l’expérience de visionnage des films présentés au Réel est cruciale : aucun des cinéastes présentés n’a prévu de nous distraire… Sans doute notre regard est plus dispersé, moins patient, et beaucoup plus imprégné du contexte (heure et humeur) que lorsqu’il est plongé dans l’obscurité d’une salle. Mais la solitude (qu’on pourrait nommer liberté) d’un salon ou d’une chambre s’avère être une autre passerelle pour entrer dans les films. Nous tournons en rond, mais est-ce le cas des films ? À l’évidence non, tant les œuvres présentées au cours de cette édition virtuelle se confrontent tout aussi intensément à nos désirs et notre sensibilité, certes affectés par l’atmosphère monacale qui pèse sur l’expérience de visionnage.
Plaisirs solitaires
Dans les soirées silencieuses d’un Paris confiné, certains films résonnent particulièrement. C’est le cas de Nightvision, premier film réussi de la plasticienne Clara Claus, qui raconte sa réclusion solitaire dans la maison d’un vieux photographe new-yorkais dont elle fut l’assistante. Dans un home movie jouant avec les codes de la série B et du thriller paranoïaque, la jeune cinéaste raconte l’oppression croissante que provoque le regard des hommes : celui d’un photographe voyeur (célèbre pour immortaliser des inconnus sans leur demander l’autorisation), celui viril, dur et net de Mohamed Ali dont elle imprime des portraits en grand format, et enfin celui, surtout, de ce mystérieux voisin qui l’observe à sa fenêtre chaque nuit et dont une caméra de surveillance ne dévoile qu’une image floue et anonyme. Le film est hanté par cette présence fantomatique dont les motivations resteront toujours inconnues. L’incapacité de la narratrice à rendre compte de ce regard, et donc à se confronter à son oppresseur, résonne comme une résignation à ne pouvoir interroger les frustrations masculines et ses manifestations les plus pathétiques.
Odoriko de Yoichiro Okutani
Le regard de l’homme sur la femme est aussi le sujet du tendre et magnifique Odoriko, de Yoichiro Okutani. Filmant les coulisses d’un théâtre de striptease japonais, le cinéaste explore la thématique de la pudeur par l’entremise des cadres dans le cadre, des corps dissimulés par les costumes ou des visages filmés indirectement par miroirs interposés. Une retenue que seules ces femmes, strip-teaseuses de tous âges, sont en mesure de rompre, en imposant brusquement leur nudité. Héritières d’une tradition qui les honore, membres d’une sororité qui les protège, ces femmes ne semblent jamais soumises au regard de l’homme. Et quand elles s’exposent à lui, c’est seulement sur scène, dans des spectacles un peu kitchs, au cours desquels l’homme est réduit à l’état de silhouette dans la pénombre, voyeur misérable et impuissant.
Plus tard dans la nuit, on a pu s’ouvrir au travail poétique d’Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz. Avec leur long-métrage Saxifrages, quatre nuits blanches, les artistes français filment des silhouettes et des visages noctambules dans une petite ville traversée par une rivière, aux rues baignées par la lumière jaune des lampadaires et seulement animées par un bar lugubre. Les protagonistes, des acteurs filmés dans des cadres serrés, se meuvent dans l’espace comme des ombres, déclamant des textes de poètes célèbres au rythme d’une musique aussi lancinante que planante. Le film est ponctué de quelques instants de grâce – comme ce marin sans visage qui continue à parler seul, sans se soucier de son interlocutrice sortie du cadre ou ce travesti qui s’insurge dans un bar, mais que la fumée et l’ivresse rend inaudible. En visant l’abstraction, Saxifrages… parvient à retranscrire la beauté d’une nuit triste.
Alors que la lassitude survient à l’écoute des derniers discours gouvernementaux, et des énièmes restrictions imposées, le facétieux court-métrage de John Smith, Citadel, dévoile toute sa puissance cathartique. Catherine Bizern, la directrice du festival, expliquait dans une émission de radio que si le comité de sélection avait reçu beaucoup de films évoquant le confinement, très peu s’étaient avérés convaincants. Celui-ci suffit à nous combler par la concision de son propos, l’esprit astucieux et l’humour du cinéaste britannique, qui le font frapper fort au point exact où convergent nos frustrations. Par le montage des mêmes plans fixes où diffèrent seulement la météo et la lumière, il transforme la « City », filmée du haut de sa chambre londonienne lors du premier lockdown, en véritable forteresse noire dominant la ville paralysée. Reclus docilement dans leur appartement à l’ombre de la citadelle, les Londoniens se plient aux discours de Boris Johnson, teintés de froide compassion et de vraies injonctions à faire tourner l’économie, qui résonnent d’une voix distante (évoquant celle des haut-parleurs dans Le Roi et l’Oiseau). Mais les premiers frémissements contestataires – des lumières qui clignotent dans la nuit – annoncent que l’ordre établi peut être renversé. En donnant à voir ses rêveries de science-fiction, adossées sur les seules images du paysage de sa fenêtre, John Smith impose ainsi la forme du conte comme la seule à pouvoir décrire pertinemment ce que nous vivons.
Les choses qu’on dit, les choses qu’on filme
Que le palmarès couronne le premier film du new-yorkais Ephraim Asili, The Inheritance, résonne comme un signal fort encourageant les films qui interrogent les limites du récit documentaire, jouant des multiples points de friction entre la réalité et la fiction. Le festival a ainsi mis en valeur des cinéastes aux propositions narratives particulièrement complexes et souvent enthousiasmantes, repoussant les limites de ce qui est racontable et donc filmable en documentaire.
Rock Bottom Riser de Fern Silva
Deux films, d’abord, nous semble symboliser cette ambition, en prenant l’allure de véritables tours de force, pour des résultats toutefois inégaux. Feast, du néerlandais Tim Leyendekker, est un film à sketchs qui multiplie les modes narratifs pour raconter le même fait divers sordide (l’affaire du sang contaminé au VIH de Groningen). Chaque partie porte un discours (le judiciaire, le moral, le scientifique) dont la mise en scène s’applique parallèlement à souligner toute l’artificialité. Si le film cherche à démontrer que c’est dans l’absence de vérité que s’épanouit le juste regard sur un événement irréductible à quelques avis tranchés, sa forme mosaïque et ludique, parfois grossière, et ce jeu de dénigrement constant de ce qui est dit, finit par éparpiller notre attention. Rock Bottom Riser, du cinéaste hawaïen Fern Silva, procède du même enfouissement de son récit par ce qui est montré à l’écran – cette fois sous la forme d’un déferlement de lave en fusion, de constellation d’étoiles dans le ciel, de ronds de fumée, d’une nature aux couleurs paradisiaques traversé par des esprits invisibles, d’un soleil rougeoyant et d’une immense vague bleue surfée avec grâce par l’homme hawaïen. Le cinéaste mêle à ce somptueux montage un discours sur les tensions qui animent l’île entre traditions ancestrales et asservissement à la culture étasunienne dominante, à travers la voix off d’intervenants sans visages, une chanson de Simon and Garfunkel ou encore les explications d’astrophysiciens. Comme dans les films de Patricio Guzmán, la terre, la mer, le feu et l’espace sont autant de miroirs où contempler les soubresauts de l’histoire et la complexité de la société hawaïenne. Le propos, cependant confus, se perd bien vite dans ce flux continu d’images captivantes, dynamitées par la puissante composition du musicien expérimental Sergei Tcherepnin.
Auréolé du Grand Prix, The Inheritance était probablement le film qui présentait le dispositif le plus sophistiqué. Ephraim Asili, également animateur de radio et DJ, évoque dans ce premier long-métrage la mémoire des groupes d’activistes afro-américains des années 1970, le MOVE et le Black Art Movement, tout en témoignant de sa propre expérience dans un groupe d’activistes dans les années 2000. Le cinéaste souligne ainsi les correspondances entre les époques et met en scène la transmission de la colère, des mots et de l’engagement. En découle un déroutant mélange des genres fusionnant dans un décor étriqué – l’intérieur d’une maison aux couleurs dignes d’un film d’Almodovar. Alors qu’un fil narratif fictionnel, évoquant une sitcom, raconte l’installation de jeunes activistes dans la maison et la pénible constitution d’une communauté militante, l’histoire et la mémoire de leurs prédécesseurs surgissent à travers divers éléments : la lecture de textes et de poèmes d’époque, des images d’archives, et l’intervention de témoins réels au sein du décor fictif, interagissant directement avec les acteurs. Le film fourmille d’idées dans sa mise en scène de la parole et des mots, mais lasse un peu par son maniérisme et son fétichisme (l’ouverture de la malle à trésor, la déférence surjouée envers les ouvrages de référence et les vinyles), qui donnent parfois l’impression de remplissage.
L’idée que l’âme des morts habite des objets, motif récurrent dans le cinéma documentaire, est reprise avec brio par Martin Verdet, réalisateur de L’état des lieux sera dressé à onze heures en présence de la femme du poète. Pour ressusciter la présence du poète Franck Venaille, décédé il y a trois ans, et accompagner sa femme Micha dans son processus de deuil, le cinéaste filme le bureau vidé, les archives, les photos, et fait entendre le son de la voix du disparu, grâce à des enregistrements sur cassettes. Dans la chambre exiguë abandonnée par le défunt, le cinéaste manipule les traces matérielles, multiplie les provocations envers le calme mortuaire de la pièce (on fait rebondir des balles sur le mur, on se jette contre), et fait ressurgir le fantôme du poète de la plus belle des manières : à travers des curieux collages et juxtapositions d’images, le profil hitchcockien et rassurant de Franck Venaille vient remplir l’espace vide. « Mon cheval Franck, tu es là, si je veux. Et je te vois, je crois », dans le dernier salut bouleversant de l’épouse à son défunt mari s’affirme la victoire de la présence sur l’invisible.
Dear Hacker de Alice Lenay
Cette tension entre visible et invisible est aussi ce qui anime l’un des plus réjouissants films de la compétition française, Dear Hacker d’Alice Lenay. La néo-cinéaste et chercheuse plasticienne adapte son travail universitaire explorant comment nos échanges sociaux en visio-conférence bouleversent notre rapport à l’autre. Elle se prête ainsi au périlleux exercice de l’autofiction, en inventant un élément perturbateur (sa webcam clignotant, elle soupçonne la présence d’un hacker) pour donner un élan à son récit-enquête composé uniquement d’entretiens par webcams interposées entre la réalisatrice et divers protagonistes : un technophobe, un hacker, des chercheuses qui jouent avec les limites techniques du matériel pour produire des images… Au-delà des pistes de réflexions fascinantes que le film ouvre sur le statut de ces échanges virtuels, la cinéaste nous bouleverse en insufflant à ce flux de données une dimension profondément optimiste. Le sourire gêné du hacker qui ne cesse de cacher son visage, la tendresse qui le lie avec cette cinéaste fantasque qui ne cesse de rire d’elle-même, jusqu’à l’agacement apparent du technophobe, de moins en moins sympathique : il y a tant d’humanité dans cette virtualité !