Absente du grand écran depuis 1992, l’actrice Brigitte Fossey a accepté de nous accorder un entretien exceptionnel à l’occasion de la reprise en salles de Jeux interdits.
Lors de sa sortie en 1952, Jeux interdits rencontra un succès phénoménal en France mais également à l’étranger (Oscar, BAFTA, Venise) : a posteriori, comment vous expliquez-vous cet engouement exceptionnel pour un film français ?
Je pense que c’est à la fois dû au génie de René Clément, de Jean Aurenche, le scénariste, et François Boyer, l’auteur du roman dont est inspiré le film. Mais d’autres facteurs rentrent en ligne de compte, notamment le fait que le film se passe pendant la guerre. Les spectateurs de l’époque étaient encore imprégnés des événements, avaient connu l’exode et se sont donc identifiés à ces deux enfants. L’intelligence du film est d’avoir su trouver le bon équilibre entre le drame et les scènes de la vie de tous les jours qui sont souvent drôles. Cette famille de paysans, par exemple, ne sait rien de la guerre : seul leur fils a été blessé par un cheval qui a entendu une bombe. Cette fillette qu’ils accueillent amène donc la guerre chez eux : cela ne les empêche pas pour autant de poursuivre leur quotidien, de détester cordialement leurs voisins et d’entretenir des petites rivalités.
Vous n’aviez que cinq ans lorsque vous avez commencé le tournage : comment s’est passée votre rencontre avec René Clément et votre découverte des plateaux ?
Ma rencontre avec René Clément a découlé d’un pari entre ma tante, convaincue qu’il allait me prendre malgré mon jeune âge, et ma mère, persuadée du contraire. Le réalisateur cherchait effectivement une fille plus âgée pour le rôle mais sa femme, qui avait un fort accent russe, est intervenue pour me faire passer un test. Alors que j’étais au beau milieu d’une centaine de filles âgées de neuf et onze ans, René Clément m’a demandé de jouer en riant, en pleurant. Comme on jouait énormément à la maison avec mes parents, je n’ai eu aucun problème à faire ce qu’il me demandait.
En 1996, une polémique eut lieu lorsque Victoire Thivisol, alors âgée d’à peine quatre ans, remporta la Coupe Volvi pour la meilleure interprétation féminine dans Ponette de Jacques Doillon. Certains estimaient que la jeune actrice ne pouvait pas avoir conscience du rôle qu’elle jouait. Qu’en pensez-vous ?
Il me semble que la conscience que les enfants ont du jeu est beaucoup plus pénétrante que leur conscience du réel. Si vous demandez à un enfant de faire comme si ses parents étaient morts, il va y croire. Par contre, s’il voit vraiment ses parents morts, il ne va pas penser que c’est possible. Comme les enfants ont énormément d’imagination, vous pouvez leur faire croire n’importe quoi par le biais du jeu d’acteur. Je pense que l’actrice qui jouait dans Ponette a employé cette conscience du jeu et j’ai vu sa performance. J’étais absolument sidérée qu’on puisse faire ça à trois ans et demi.
Diriez-vous que vous aviez déjà un regard réflexif sur les scènes que vous étiez en train de tourner dans Jeux interdits ?
J’étais déjà plus mûre car j’avais deux ans de plus que l’actrice de Ponette. J’allais à l’école depuis trois ans, je savais lire et écrire. Et puis j’avais déjà une opinion sur la façon de jouer mon rôle : je me souviens que lorsque ma mère me faisait répéter les scènes, je n’aimais pas sa manière de les jouer, ses intonations. Sur le tournage, j’affirmais mon désaccord avec René Clément : par exemple, au début du film, quand je retrouvais mon chien après la chute de la voiture dans le ravin, on me demandait de pleurer alors que j’étais ravie de retrouver cet animal. Aidée par le chien qui m’a mordu, j’ai réussi à pleurer et j’ai répondu aux exigences du réalisateur.
Comment avez-vous vécu le fait de vous voir à l’écran en étant si jeune ?
Quand j’ai vu les rushes, j’étais tellement enchantée que le lendemain, je n’arrivais plus à me concentrer. Le réalisateur m’a donc privée de les voir, ce dont j’étais finalement contente car à la place j’allais jouer dans le jardin de l’hôtel. Je faisais du modelage, des sculptures, je me racontais des choses invraisemblables. Le soir, quand je rentrais pleine de boue, ma mère était heureuse que j’aie réussi à me défouler après le tournage. Elle était formidable.
Comment s’est construite votre cinéphile en marge des plateaux que vous fréquentiez enfant et a-t-elle influencé vos choix de films ?
Mes parents étaient cinéphiles et m’ont emmenée très tôt au cinéma. Je me souviens que j’allais voir les films de Charlie Chaplin, qui était mon préféré, Alfred Hitchcock, Jerry Lewis, Jacques Tati, Marcel Carné, Luis Buñuel. J’adorais aussi les comédies musicales avec Leslie Caron et Gene Kelly, pour qui j’ai tourné lorsque j’avais neuf ans. Puis, à partir de dix-sept ans, j’ai fréquenté assidûment la Cinémathèque.
René Clément fit partie de ces réalisateurs que la Nouvelle Vague mit de côté : comment comprenez-vous cette rupture esthétique voulue par une nouvelle génération durant les années 1960 ?
Ce que je trouve intéressant, c’est que les réalisateurs les plus honnêtes de la Nouvelle Vague considéraient Plein soleil comme l’un des premiers films de ce mouvement. D’autres l’ont en revanche boudé. Mais je crois qu’il est nécessaire de « tuer le père » car René Clément était l’un des plus proches de la Nouvelle Vague. Cependant, je me souviens l’avoir croisé à cette époque lors d’une projection au cinéma Le Marais : il était extrêmement blessé car il ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait, pourquoi on le rejetait, alors qu’il était très ouvert aux autres réalisateurs. Mais c’est ainsi, c’est l’histoire du cinéma.
Votre parcours d’actrice ne vous a fait croiser le chemin de la Nouvelle Vague qu’à une seule reprise dans L’Homme qui aimait les femmes de François Truffaut : comment vous situiez-vous par rapport à ce mouvement ?
À l’époque, j’avais vu les premiers films de François Truffaut et je ne les comprenais pas. Je trouvais son cinéma à la fois plan-plan et trop bourgeois. Dans L’Homme qui aimait les femmes, j’avais du mal avec le fait qu’on veuille m’habiller de manière aussi classique alors que j’étais plutôt hippie et gauchiste. Maintenant, quand je revois le film, je sais que Truffaut avait raison car le film n’est pas du tout démodé grâce à ses choix. Puis je me souviens qu’il avait passé trois mois sur le montage, qu’il avait parfois interverti le sens des scènes. Grâce à lui, j’ai énormément appris sur le cinéma et la direction d’acteurs. Il était extrêmement précis, jusque dans les gestes, ce qui m’agaçait car je souhaitais apporter ma part de créativité. Mais je finissais toujours pas lui obéir car j’avais beaucoup d’admiration pour lui. Puis il avait un charme fou, il était d’une gentillesse extraordinaire avec toute l’équipe. On ressentait chez lui une vraie jubilation à tourner. Puis nous sommes devenus très copains, nous sommes allés présenter le film à New York et San Francisco. C’est là-bas que j’ai obtenu l’opportunité de tourner avec Robert Altman et Paul Newman.
Au cours des années 1970 et 1980, vous avez alterné films d’auteurs (Enrico, Jacquot, Sautet, Truffaut, etc.) et succès populaires (La Boum, La Boum 2) : était-ce une volonté de votre part de jouer sur les deux tableaux ?
À chaque fois, il s’agissait de rencontres avec les metteurs en scène qui me faisaient lire les scénarios : si j’avais un coup de foudre, j’y allais. J’ai vécu une succession d’élans et cela m’était complètement égal qu’il s’agisse d’un premier film, d’un film d’art et essai ou bien d’une limousine, c’est-à-dire les films à gros budgets. Et un artiste doit savoir aussi faire le grand écart. Un acteur est comme un navigateur qui doit y aller par tous les temps et ne pas avoir peur de prendre plusieurs directions. C’est la même chose au théâtre et à la télévision.
Votre dernière apparition dans un long-métrage de cinéma remonte à 1992. Vous avez ensuite essentiellement tourné pour la télévision et joué au théâtre. Pourquoi avez-vous choisi de vous détourner du septième art ?
Je n’ai pas tourné le dos au cinéma. Mon agent est beaucoup plus dirigé vers le théâtre que vers le cinéma. Puis j’ai fait le choix de rester sur Paris pour être près des miens, ce qui est parfaitement compatible avec les répétitions par exemple. Ma vraie vocation reste le théâtre mais si on vient me chercher dans le cadre d’un beau projet de film, j’irais.
Quels seraient les réalisateurs contemporains qui vous donneraient envie de retourner pour le cinéma ?
Il y en a beaucoup : Michel Gondry, Mathieu Amalric, etc. Mais je ne pense pas que ce soit à moi de les appeler. Quand ils auront besoin de moi, ils viendront me chercher. Mais je crois que j’aimerais beaucoup tourner un premier film en prenant des risques : on ne peut pas connaître le résultat à l’avance, tout le monde joue au poker.
Aujourd’hui, l’héritage de Jeux interdits, vous diriez que c’est quoi ?
Quand on a eu la chance de participer à un film comme celui-là, on ne peut plus choisir n’importe quel projet. J’ai du coup appris à lire un scénario très jeune. Et ce film m’a permis d’avoir un contact affectif avec des spectateurs issus de générations très différentes. On s’accompagne mutuellement à travers le temps. C’est un privilège pour moi d’avoir ce sentiment d’éternel même si je me fous complètement du temps qui passe. Ce qui m’importe, c’est de chérir et d’agir. Et être acteur, justement, c’est agir.