Depuis les accusations d’exhibitionnisme portées contre Louis C.K. en 2017 – et les aveux de ce dernier – l’humoriste a quasiment disparu des radars, ou en tout cas des écrans, ses spectacles, ses séries et ses films n’ayant plus vraiment d’autres diffuseurs que son site personnel. Guillaume Orignac nous invite dans un essai stimulant à redécouvrir son œuvre (spectacles, séries, films), à la lumière de ces accusations, non pour les relativiser, mais pour au contraire s’attarder sur ce qui, dans le parcours de l’humoriste et dans sa manière de faire de la comédie, a trait à l’inavouable.
Votre livre prend le contrepied de la réception actuelle de Louis C.K. : au lieu de déduire des révélations de 2017 qu’il ne faut plus le regarder, vous prenez ces actes honteux comme point d’entrée dans son œuvre. Comment vous est venue cette idée ?
Elle m’est apparue au croisement de deux réactions, toutes deux survenues dans le sillage de l’affaire Weinstein. D’abord celle de certains fans de Louis C.K. qui, après les révélations du New York Times, se sont dit déçus par son comportement. Or il m’a semblé qu’il nous avait, d’une certaine manière, lui-même avertis : toute son œuvre fait l’étalage de ses obsessions sexuelles et exhibe ses failles morales. C’était comme si, par conséquent, on n’avait pas voulu entendre ce qu’il disait dans ses spectacles ou ses fictions, qu’on ne l’avait pas vu ou pas cru. Puis, de manière indépendante au problème Louis C.K., Laure Murat a consacré peu après une tribune dans Libération au malaise qu’elle ressentait en revoyant Blow up d’Antonioni. Elle s’attardait notamment sur une séquence de viol maquillée en lutte érotique. Le point le plus intéressant de son texte se rapprochait justement de la déception des fans de Louis C.K. : elle s’étonnait de n’avoir pas vu jusqu’alors qu’il s’agissait d’un viol, et l’expliquait par l’idée que l’esthétisme d’Antonioni cachait précisément le fond scandaleux de la séquence en question.
Dans ces deux cas, la question est au fond la même : on n’a pas vu qui ce qui pourtant aurait dû être visible. Or chez Louis C.K., il me semble que c’est exactement l’inverse qui se joue : tout était représenté, formalisé pour que ce soit l’un des sujets obsédants de l’œuvre. Les questions qu’on pouvait se poser à son endroit se trouvaient déjà dans son travail de stand-upper et de cinéaste. Quand je dis « à son endroit », ce n’est pas de la personne réelle dont je parle, mais plutôt, pour qui a un peu suivi ses spectacles ou ses fictions, du rapport que nous avons tissé avec son personnage. De sorte qu’en ne voulant pas vraiment voir l’œuvre, on se privait justement du moyen de comprendre notre rapport à cette situation inconfortable : admirer l’artiste, tout en étant dérangé par certains de ses comportements. Pour tenir les deux bouts, il m’a semblé qu’il fallait revenir à une écriture spécifique. L’idée, en filigrane, était de répondre à une question sociétale, ou politique, par les outils de l’analyse critique, que je crois toujours opérants et qu’on a trop vite voulu abandonner ces derniers temps.
Pour y parvenir, vous vous attardez sur la figure de Lenny Bruce, humoriste qui s’est fait connaître dans les années 1960 à travers des sketchs corrosifs, pour lesquels il a souvent été accusé d’obscénité et même arrêté par la police. Dans l’un d’entre eux, Lenny Bruce qui se produisait dans un strip club s’est présenté nu sur scène. Quel rapprochement faites-vous entre ce geste et l’œuvre de Louis C.K. ?
Lenny Bruce, c’est la figure centrale du stand-up tel qu’on le connaît actuellement, et pas simplement parce qu’il en est le modernisateur : à la même époque où il se produisait, quelqu’un comme Mort Sahl bousculait lui aussi cet art comique en l’amenant vers le commentaire politique. Mort Sahl se présentait invariablement avec une belle chemise recouverte d’un pull en col v, décontracté et élégant, toujours digne d’être diffusé à la télévision. Lenny était au contraire celui qui suscitait le chaos et le malaise. Son exhibition un soir sur scène pourrait être vue comme une simple pantalonnade, mais si on la replace dans le grand roman du stand-up, qui traverse tout le XXe siècle, alors c’est un acte fondateur. Ce soir-là, il a mis en scène un ressort caché de son art, à savoir l’abjection : la représentation de ce qui est méprisé et caché mais qu’on ne cesse de traîner avec nous, comme notre déchet, l’objet de notre honte. Le geste a eu des conséquences pour sa carrière, et par ricochet, sur la représentation des mœurs. Toute l’œuvre de Louis C.K. s’inscrit dans cette continuité expressive de la honte, et la mise en scène de ce qui est normalement escamoté. Ce qui le distingue toutefois est qu’il va emprunter d’autres chemins que le commentaire satirique.
S’ils jouent tous les deux avec l’abjection, le rapprochement entre Louis C.K. et Lenny Bruce n’a-t-il pas ses limites ? Par l’obscénité, le second pointe publiquement une hypocrisie puritaine, tandis que le premier se contente d’exposer les « failles morales » dont vous avez parlé. Lenny Bruce a été accusé de troubler l’ordre public par ses spectacles, alors que Louis C.K. est accusé pour des actes commis en privé.
À première vue, la distinction que vous faites est incontestable. Raison pour laquelle ce ne sont pas les accusations contre la personne Louis C.K. qui m’intéressent, mais celles qui ont débordé contre son œuvre. Cela s’est vu avec le retrait de ses spectacles et de sa première série, précédé par l’annulation de la sortie de son film. En parallèle, son style de stand-upper a été considéré du jour au lendemain comme réactionnaire, alors qu’on voyait plutôt jusqu’ici en lui une figure progressiste. La réception de son œuvre a été chambardée alors même que ce que montre justement celle-ci, c’est qu’il est en l’occurrence hypocrite de vouloir opposer « la séparation entre l’homme et l’artiste », selon la formule usuelle, puisqu’on a affaire ici à quelqu’un qui a mis en scène ses travers et ses pulsions. Les registres privé et artistique sont parfois chez lui douloureusement indémêlables, parce qu’il l’a voulu ainsi, pour des raisons aussi personnelles que relevant de la tradition : c’est l’une des caractéristiques du stand-up que de mettre en scène une personnalité réelle en insistant sur ses traits les plus déplorables. C’est là que la distinction entre Lenny Bruce et Louis C.K. ne tient plus totalement : dans les faits, Lenny Bruce a lui aussi été attaqué sur son comportement privé, puisque se mêlaient à ses procès pour obscénité d’autres pour toxicomanie, et qu’on voyait en lui un type littéralement « sale ». Inversement, après avoir fustigé les comportements de Louis C.K., on lui a reproché la part de critique sociale présente dans ses productions. Cette confusion était inévitable : à son sommet, le stand-up est un art critique qui relie une subjectivité personnelle à un corps social. On se retrouve ici simplement face à un contexte différent, entre l’Amérique cadenassée des années cinquante et celle, ouverte mais inflammable, de ces dernières années, qui explique la trajectoire inverse entre Lenny Bruce et Louis C.K. Le premier est parti d’une critique sociale pour se présenter en quasi figure sacrificielle de la liberté d’expression, quand le second s’est nourri d’une confession existentielle pour finalement dresser un certain portrait de l’individu occidental.
Cette impossible distinction entre l’homme et le comédien pose aussi la question du rire. Les recours de Louis C.K. à l’ignominie passent souvent, malgré tout, par une mise à distance : dans ses sketchs, il fait travailler l’imagination du spectateur (son fameux « but maybe… »), on passe par des scènes de rêves dans sa série Louie. Quelle mise à distance et donc quel rire sont encore possibles lorsqu’on réalise, comme vous le montrez dans le livre, que tout est aveu, et que la distinction entre le réel et le virtuel n’a plus lieu d’être ?
C’est tout le jeu de l’imaginaire. Quand il substitue la lettre « e » au « s » de son prénom pour nommer le personnage de sa série, C.K. ne cherche pas à se cacher comme un auteur le ferait derrière un roman à clé. Il sait bien que le spectateur va identifier dans son personnage des traits de sa propre personne. Il établit d’emblée un rapport entre lui et le spectateur qui s’apparente à celui que Woody Allen a tissé sur plusieurs films. Le déplacement orthographique permet de donner droit à l’imaginaire, pour construire des scènes fantasmatiques, des hypothèses, dans le jeu enfantin du « et si… ». C’est un moyen de mettre en scène ses pulsions, ses angoisses, et confronter ses opinions à des situations qu’il n’a pas forcément rencontrées dans sa vie réelle. L’imaginaire, c’est la suspension du destin, une mise à l’abri du monde physique, qui permet donc le rire, parce qu’on sait qu’il n’y aura pas de conséquences réelles. Reste que ce rire doit lui-même prendre sa source dans notre expérience vécue pour pouvoir fonctionner.
Mais justement : les accusations contre Louis C.K. n’endommagent-elles pas ce subtil équilibre ? Du moins pour le spectateur d’aujourd’hui, qui sait précisément ce qui s’est passé, et les conséquences pour l’humoriste ?
Elles ne l’endommagent pas, elles lui donnent toute sa gravité. Les demandes pour retirer les œuvres de Louis C.K. des plateformes de diffusion n’ont prouvé qu’une chose : on ne les avait, jusqu’ici, pas prises au sérieux. Or, jouer est une affaire sérieuse, et rire n’est pas drôle, du moins pas au sens de la distraction. Ce qui est drôle, c’est le rire sans enjeu, celui qui a envahi les plateaux télévisés depuis des décennies. Pour rire franchement, c’est à dire salutairement, il faut que ça touche au réel, il faut que ça gratte sa livrée d’âme et de cœur. C’est la leçon de Lenny Bruce et de Richard Pryor. Il faut aussi faire un constat : ce dont Louis C.K. s’est rendu coupable n’avait pas un caractère de gravité métaphysique au point d’effacer irrémédiablement tous les autres aspects de son personnage. Même ses détracteurs lui reconnaissent le droit de remonter sur scène. Simplement, ils attendent des excuses de sa part.
Toute honte bue
Pour décrire cette situation, vous avez recours à la notion de « honte » : passionnante clé de compréhension du stand-up, de la critique sociale et, plus spécifiquement, de l’œuvre de Louis C.K. L’une des caractéristiques de cette notion est son caractère instable. Elle repose sur un échange entre l’humoriste et son public, qui prennent tour à tour le risque d’être humilié devant l’autre. Dans un contexte de prise de conscience et de remise en cause de certaines pratiques, on entend aussi souvent l’idée que cette honte doit « changer de camp ». Quel contour pouvez-vous néanmoins donner à cette idée, en particulier chez l’humoriste ?
Chez Louis C.K., je crois qu’il faut partir de son jeu, tout simplement. Pour le dire vite, sur les scènes de stand-up c’est le débarras, et dans les images des fictions, c’est l’embarras. Le débarras, comme dans le titre de son spectacle de 2007, Shameless, qui peut se traduire par « toute honte bue », quand on n’a plus d’amour-propre. C’est ce moment où il fait étalage de toutes ses idées les plus inconfortables, malséantes, celles qu’on garde pour soi ou que certains réservent à leur analyste. Il fait un spectacle de son inconscient, ouvert comme un chapeau de magicien, mais aussi des mauvaises pensées qui innervent la société et que le surmoi civilisé s’efforce de contrôler. Dans ses fictions, on pourrait dire que c’est l’inverse : il présente un visage presque perpétuellement contrit, embarrassé d’être en inadéquation avec les règles sociales et les exigences du paraître. Cela se traduit chez lui par une forme de grimace récurrente, comme un masque burlesque, mais ce sont les deux versants d’une même idée : l’homme, c’est un étrange animal empêché, et la honte est son blason, si on la conçoit bien comme différente de la culpabilité.
La honte comme envers de la fierté est aussi un sujet de société. Dans la « petite histoire de la honte » que vous retracez dans votre livre, vous faites référence au « La honte ! » d’Adèle Haenel quittant la cérémonie des César en 2020. En 2021, Corinne Masiero s’est dénudée dans un geste de provocation à cette même cérémonie des César. Avez-vous repensé aux pages de votre livre quand vous l’avez vue ?
Non, pas vraiment. Son geste me semble plus relever du happening ou de l’agit-prop, avec une efficacité toute relative, puisque on n’a parlé que de son corps, le lendemain, et pas du message qu’elle voulait adresser. C’est bien différent de ce qu’a fait Adèle Haenel dont la réaction a fait vraiment vaciller la cérémonie. On peut juste en tirer une leçon pratique : quand vous vous montrez nu pour porter un message, le seul message qui est retenu, c’est celui de l’exhibition de votre corps.
Toujours en rapport avec la honte, vous opposez l’art de Louis C.K. à une pratique militante du stand-up, comme celle d’une Hannah Gadsby, fondée sur une « solidarité émotionnelle » avec le public. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette opposition ? En jouant avec l’inavouable, Louis C.K. ne cherche-t-il pas lui aussi cette solidarité, même négative ?
Il cherche une connexion comme n’importe quel artiste sur scène, mais ce qui nourrit ce lien, c’est son propre rabaissement qui va permettre de faire sauter nos barrières de sécurité. Cet autodénigrement ouvre au rire sans lequel personne ne le suivrait dans ces endroits moralement inconfortables. Gadsby, par son parcours personnel, est totalement opposée à cette idée d’autodérision dans laquelle elle voit une forme retorse d’humiliation. Son registre tient plus de l’attaque orientée contre des figures oppressives (dont d’ailleurs Louis C.K.) accompagnée d’une demande d’empathie à son endroit. Par un habile travail de pédagogie politique, elle suscite la compassion du public pour toutes ses souffrances. La différence se tient là : quand Gadsby recherche une solidarité émotionnelle qui est son point d’arrivée, Louis C.K. travaille sur une solidarité existentielle, qui est son point de départ.
Vous évoquiez la différence entre la honte et la culpabilité, distinction qu’on retrouve vers la fin de votre livre. La honte est en quelque sorte autogénératrice : elle précède la culpabilité autant qu’elle en est la conséquence. Condition existentielle que vous rapprochez de l’univers de Kafka. En quoi cette dimension angoissante de la honte permet-elle de décrire la vision des choses de Louis C.K., notamment dans ses films ? Et cette histoire singulière dit-elle aussi quelque chose de l’époque ?
En se mettant lui-même en scène, Louis C.K. a créé une figure burlesque de l’embarras. Un personnage qui ne semble jamais trouver sa place dans le monde. S’il est central dans le récit, il est aussi souvent cadré à la périphérie de l’image, comme s’il en était exclu. Ce conflit entre le besoin viscéral d’appartenir au monde et la difficulté de s’y intégrer reste un motif conventionnel de comédie. C’est d’ailleurs le sujet même du dernier épisode de la série Louie : où est sa place, que ce soit sur scène, dans la société, ou dans l’histoire ? Mais cette dynamique-là ne m’intéresse que si elle se nourrit d’une inquiétude fondamentale. Dans ses premiers films, Louis C.K. pose d’emblée, et de manière naïve – je veux dire comme on parle d’un peintre naïf – l’obsession de son cinéma, qui est la pulsion. Tout ce qui fait qu’une part de nos comportements est déterminée ailleurs que dans notre conscience morale. Cela s’est longtemps traduit esthétiquement par un goût pour le déchet et la souillure, comme dans son film Pootie Tang dont la Paramount ne savait plus quoi faire, puis le travail sur sa série Louie lui a permis d’affiner son expérience de cinéaste. La souillure est devenue un motif abstrait, plus intérieur. Il n’est resté que la honte qui lui est attachée. La honte d’être ce qu’on est, ou de ne pas l’être assez. C’est un tel sentiment océanique, sans limite et sans profondeur, qu’il en devient une sensation. On en a tous fait l’expérience un jour : dans un groupe de connaissances, en promenade, quand on se trouve soi-même exclu de la conversation, derrière, ou devant le groupe, ou obligé de se mettre sur la chaussée si on veut rester côte-à-côte – on ne sait tout simplement plus où se mettre. On ressent une honte sans fondement, ni explication ni cause. On n’a littéralement plus de place dans le monde. C’est ça que filme Louis C.K. : ce non-lieu, qui est une sensation et un sentiment. Et ça, je crois qu’il s’agit d’une angoisse majeure de notre époque. D’où l’instrumentalisation de la honte comme arme politique : pour regagner leur part de dignité, « les corps subalternes », comme écrit Despentes, veulent renverser la honte et qu’elle aille un peu envahir le cœur des puissants, pour ralentir leur rythme cardiaque, leur bavardage et leur assurance. Un jour, Louis C.K. s’est tout simplement retrouvé dans ce camp-là, celui des suborneurs. Mais la honte, chez lui, était déjà là, dans son travail, sa comédie et ses drames. Et la leçon que j’ai voulu en tirer, c’est qu’il faut regarder et écouter les œuvres, avec attention et humilité. Elles ont souvent un temps d’avance sur nous. Il faut savoir leur faire confiance.