En écho à la publication de Rire au temps de la honte – Une histoire de Louis C.K. de Guillaume Orignac, quelques réflexions à propos de l’impact de #Metoo sur la réception de l’œuvre du comédien ainsi que sur notre propre position de spectateur de standup.
Le 9 juillet 2019, Netflix met en ligne Aziz Ansari: Right Now, le nouveau comedy special de Aziz Ansari. Après quelques punchlines en guise d’introduction, le comédien raconte une blague sur un homme qui le reconnaît dans la rue en lui disant qu’il aime sa série diffusée sur Netflix. L’homme lui cite un épisode qu’il a particulièrement aimé et Ansari se rend compte qu’il le confond en fait avec Hasan Minhaj, un autre comédien indo-américain. Ansari le signale à l’homme, qui, gêné, veut prouver qu’il connaît bien celui qui se trouve en face de lui et se met à citer les grosses lignes de son CV : Master of None, « yeah, yeah, that’s me », valide à contrecœur Ansari, Parks and Recreation, « yeah, yeah, that’s me », la fameuse réplique « treat yo’self ! », « yeah, yeah, that’s me », jusqu’aux accusations de sexual misconduct, « no no no, that was Hasan ! ». C’est la seule vanne que s’autorisera Ansari sur le sujet pendant tout son spectacle. Une fois les rires évanouis, il décide alors de momentanément arrêter les blagues et d’évoquer ses sentiments face à la situation. Les yeux brillants, il chuchote presque dans le micro, raconte que ça a été difficile, et que finalement cette affaire lui a permis d’avancer, et même de faire progresser la conscience d’autres personnes qui s’y sont intéressées. Et la tirade terminée, de conclure : « I know this isn’t the most hilarious way to begin a comedy show ».
Le 4 avril 2020, n’ayant plus d’autre diffuseur que lui-même, c’est sur son site personnel que Louis C.K. met en ligne son dernier special, Sincerely Louis C.K.. S’il y aborde succinctement l’affaire de sexual misconduct qui le concerne, il n’est pas question comme pour Aziz Ansari de changer de ton et de faire l’impasse sur la nature des actes en question. Non seulement parce que pour Louis C.K., il n’y a pas de sujet sur lequel on ne peut pas faire de blague, mais surtout parce qu’il n’y a justement jamais eu pour lui de meilleur sujet que celui-là : la honte, et plus précisément, la sienne.
Rire autant de la honte
C’est autour de cette idée-là que se noue la trame la plus intéressante de Rire au temps de la honte – Une histoire de Louis C.K., l’incisif et étonnant essai de Guillaume Orignac, qui ouvre la collection Interférences de la jeune maison d’édition Façonnage. Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire au premier abord, d’un livre sur le stand-up post #MeToo à l’aune de l’affaire Louis C.K., mais plutôt de l’inverse, soit une analyse appliquée de l’œuvre de Louis C.K. et de l’histoire du stand-up qui prend pour point de départ les révélations du New-York Times de novembre 2017 et le retour du comédien sur les planches depuis août 2018. Si le livre cultive bien une dimension pamphlétaire, en brocardant un peu rapidement la cancel culture comme héritière du puritanisme religieux en partenariat avec un capitalisme vicieux (il est vrai qu’il est assez facile pour une plateforme ou une chaîne d’annuler un contrat afin d’afficher son exemplarité morale à bas prix), « l’annulation » de Louis C.K. intéresse davantage l’auteur en tant que révisionnisme d’une œuvre autrefois louée pour son irrévérence et désormais condamnée aux mêmes endroits. Il s’agit donc de l’ausculter.
De la figure matricielle de Lenny Bruce, pionnier du stand-up moderne et dandy de l’abjection, aux blagues les plus retorses de Louis C.K. (dont beaucoup tournent autour de la masturbation), Orignac retrace ainsi l’histoire de l’obscénité sur scène. Dans cette veine historique et parfois philosophique, l’essai prend la forme d’un séduisant petit précis sur le stand-up en tant qu’art de la parole qui stimule et malmène son public. Arrêtons-nous néanmoins sur un point précis, qui pourrait paraître un détail s’il n’illustrait pas parfaitement le caractère tortueux de ce qu’Orignac appelle « le temps de la honte ». Lorsque l’auteur retourne au présent et qu’il oppose l’univocité du regard des adeptes de la cancel culture à l’ambiguïté du rire et la polysémie des blagues, il semble quelque peu oublier que beaucoup de défenseurs de Louis C.K. sont désormais aussi opiniâtres que ses opposants. Quand, dans son dernier spectacle, Louis C.K. annonce qu’il va aborder « le » sujet, son public se met soudain à applaudir et à crier comme dans un concert lorsqu’un artiste entonne les premières notes de son tube le plus célèbre. Si Orignac démontre bien, à partir du cas de Lenny Bruce, qu’un rire peut recouvrir une myriade d’affects, les applaudissements offrent à l’inverse une grille de lecture assez simple. S’ils ont, mêlés aux cris, toujours fait partie intégrante du stand-up (notamment dans une perspective politique, pour montrer son approbation au propos derrière la punchline), la manière dont le public de Louis C.K. s’y adonne pour soutenir le comédien relève du contresens. Notre rapport à la comédie de Louis C.K. est forcément ambigu, voire douloureux (certains épisodes de Louie vont loin dans l’exploration du malaise), et ses confessions ainsi que ses blagues sur sa propre abjection ne réclament habituellement pas notre soutien. Il faut noter ici que Louis C.K., qui a pourtant si souvent moqué son public, s’abstient de tout commentaire sur cette réaction incongrue. Or nous n’avions jamais dû, du moins jusqu’ici, être « pour » ou « contre » le comédien lorsque nous riions devant ses spectacles, ses séries ou ses films. C’est d’ailleurs de ce que raconte précisément Orignac, à travers l’exploration de la honte et de la culpabilité dans son œuvre. Prenons donc cette exploration pour ce qu’elle est : non pas une simple et bête défense du comédien et de ses actes, mais plutôt une invitation à se replonger dans la richesse d’un répertoire.
Le 16 mai 2015, Louis C.K. est invité à présenter le Saturday Night Live, et donc à ouvrir l’émission, comme le veut la tradition, par un monologue. Dans son accoutrement habituel (jean, t-shirt), Louis C.K. raconte qu’il a grandi dans les années 1970, et que même s’il n’est pas raciste, il est selon lui impossible d’avoir traversé cette décennie sans avoir au moins hérité de quelque chose qu’il nomme le « mild racism », un racisme qui serait bénin, non agressif. Il nous donne un exemple : s’il se rend à un moment dans une pizzeria et qu’il y a quatre femmes noires derrière le comptoir, il se dira : « hmm » (avec un air surpris). Un autre exemple : s’il se retrouve un soir dans une station-service et qu’il voit un adolescent avec une capuche de sweatshirt sur la tête avancer vers lui, s’il est blanc il se dira : « oh he’s an athlete ». Si en revanche, l’adolescent est noir et qu’il n’arbore pas un grand sourire sur le visage, Louis deviendra « mildly racist » et pensera : « that’s fine, evrything is fine… nothing’s gonna happen, no of course I’m fine, why did I even think that for a second ? ». Dans un sketch sur son propre racisme (soit quelque chose de honteux et de rarement avoué), Louis C.K. évoque ainsi simplement l’existence du racisme systémique aux États-Unis, fait réfléchir le public à la motivation de son rire, et finalement devient un « allié » de la lutte antiraciste, pour reprendre le vocabulaire militant contemporain. Voilà un humour ambigu, complexe et passionnant. La honte de Louis C.K. est immense, autant en rire.