Après la loi ORE en 2018, le décret « Bienvenue en France » et l’augmentation des frais d’inscription pour une partie des étudiants étrangers hors-UE en 2019, l’année universitaire qui vient de s’achever a vu une nouvelle réforme menacer les principes fondateurs de l’Université française. Le projet de loi LPPR, ou Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche, est un texte qui propose, en principe, une évolution du budget de la recherche jusqu’en 2030. Dans les faits, la LPPR s’accompagne également de plusieurs mesures vivement contestées par la communauté scientifique : des « CDI de mission » (contrats appelés à se terminer à la fin d’un projet de recherche), des tenures tracks (recrutement accru de professeurs assistants temporaires), ou encore le renforcement d’un système de financement de la recherche basé sur des appels à projets et des évaluations prospectives.
Maître de conférence, chercheur en Études cinématographiques à l’Université Paris Sorbonne Nouvelle depuis 2006 et codirecteur du Master Cinéma et Audiovisuel depuis 2019, Antoine Gaudin est en première ligne face à cette nouvelle mesure qui menace le monde, déjà fragile, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Nous avons voulu nous entretenir longuement avec lui pour faire le point sur les conséquences de la LPPR sur son travail, sur les dernières réformes du quinquennat Macron à l’encontre de l’Université, mais aussi sur les formes possibles de contestation.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il serait intéressant de commencer par évoquer les différents statuts que l’on peut trouver dans l’enseignement supérieur : Professeur, Maître de conférences, chargé de cours, BIATSS, etc. Tout ceci n’est pas forcément évident pour qui n’aurait pas un pied à l’université. Comment s’organise et se répartit le travail dans l’enseignement supérieur ?
C’est bien de commencer par là, car le problème avec les réformes de l’Université, c’est que personne, à l’extérieur, ne semble les comprendre. Le fonctionnement des universités n’est pourtant pas si opaque, mais les médias grand public s’en désintéressent, parce qu’ils jugent cela trop compliqué pour leur public, pour lequel ils n’ont pas une grande considération. Pour résumer, derrière le terme générique de « profs », se cache un certain nombre de statuts. Il y a d’abord les titulaires, c’est-à-dire ceux qui occupent un emploi statutaire : Professeurs et Maîtres de conférences. Maître de conférences est le premier grade d’enseignant-chercheur titulaire. On y accède au niveau bac+8, après avoir rédigé et soutenu avec succès une thèse de doctorat de plusieurs centaines de pages, être devenu expert dans un ou plusieurs champs, et avoir obtenu une qualification de la part du CNU (Conseil National des Universités) sur la base d’une production conséquente et régulière d’articles et de conférences scientifiques ; le tout, en donnant plusieurs centaines d’heures de cours sous des contrats précaires et mal payés, et en s’impliquant, souvent à titre gratuit, dans des tâches d’organisation de la recherche, sur un grand nombre d’années pendant et après la thèse.
Cela suffit-il pour être recruté ?
Loin de là. Si l’on a fait tout cela et si on a un talent reconnu, une grosse force de travail, un bon réseau et de la chance, on sera peut-être recruté un jour, à un âge compris entre trente et quarante ans, et parfois même plus tard, sur un des rares postes mis au concours, face à une centaine de candidats d’un niveau comparable. Une fois en poste, on continuera à travailler au moins 50 heures par semaine toute l’année (même hors des périodes de cours), souvent soirs et week-ends compris, pour mener de front activités de recherche, activités d’enseignement et activités administratives – ces dernières étant de plus en plus nombreuses et chronophages au fur et à mesure que la situation des universités se détériore. La fonction de Professeur est assez similaire à celle de Maître de Conférences, c’est simplement le grade au-dessus, avec la différence qu’à ce niveau on dirige des thèses de doctorat. On y accède en moyenne au bout de 10 ou 20 ans de Maîtrise de conférences, après avoir passé un nouveau diplôme, l’HDR (Habilitation à Diriger des Recherches) et un nouveau concours de recrutement.
Ça, c’est pour les titulaires, mais la majeure partie des enseignants-chercheurs de l’Université française sont en réalité des précaires…
En effet, les universités ne pourraient aujourd’hui pas fonctionner sans la vaste cohorte des enseignants non-titulaires : contractuels en CDD (ATER, PRAG, PAST, PRCE), et surtout chargés de cours payés à l’heure, pour la plupart des doctorants ou docteurs bac+8 qui sont engagés au petit bonheur la chance selon les besoins des formations, sans garantie de reconduction d’une année à l’autre ou d’un semestre à l’autre, qui ne bénéficient d’aucun contrat digne de ce nom et d’aucune couverture sociale, qui sont payés en dessous du SMIC horaire si on prend en compte le total de leurs heures de travail, et qui ne touchent leur argent que plusieurs mois après la fin de leurs prestations. Du fait de l’asphyxie budgétaire des universités, la plupart des cours dispensés aux étudiants de Licence le sont ainsi aujourd’hui par des personnes fragilisées socialement, dépensant parfois en billets de train pour rejoindre une université lointaine tout ce qu’elles y gagnent en y donnant cours, obligées de recourir à des petits boulots alimentaires pour survivre, et même pour avoir simplement le droit d’enseigner, car l’Université ne paie pas de charges sociales sur leurs contrats et exige qu’ils soient employés ailleurs. Je connais ainsi des gens qui sont bac+8 et qui, pour avoir le droit d’enseigner à l’Université, sont agents d’entretiens, caissiers, travaillent dans des pressings, etc. Des métiers éminemment utiles et respectables, mais qui ne correspondent pas à leurs compétences et à leurs qualifications. Rappelons qu’en parallèle de cet investissement passionnel, voire sacrificiel, dans l’enseignement, un grand nombre de chargés de cours contribuent gratuitement à la recherche française, en assurant tant bien que mal une production scientifique, par intérêt pour cette activité, mais aussi afin de continuer à exister dans le milieu universitaire, et ainsi nourrir l’espoir de faire un jour parti des rares heureux élus qui décrocheront un poste de Maître de conférences. Du fait de la rareté des postes de MCF mis au concours, ce dernier statut est aujourd’hui vu comme le Graal, c’est-à-dire comme un privilège, alors qu’il devrait simplement être une norme pour les travailleurs de l’Université.
La réalité de l’Université française aujourd’hui, c’est cela : un système d’exploitation généralisé, qui s’étend également à la situation des personnels techniques et administratifs, les BIATSS, dont les missions sont tout aussi essentielles au bon fonctionnement logistique des établissements. Eux aussi sont en sous-effectif et en surcharge quasiment partout. Faute de budget suffisant pour des CDI pérennes, ils sont le plus souvent recrutés sur des postes temporaires et sous-payés. Cela les empêche de s’inscrire dans la durée sur lesdits postes, ce qui entraîne un important turn-over, avec tout le gâchis de compétences et tous les dysfonctionnements qui accompagnent chaque transition, et qui, évidemment, impactent négativement les étudiants. À tous les niveaux de ce système, on retrouve donc surcharge, pénurie, sous-rémunération et souffrance au travail. Même les plus « privilégiés » en apparence, les Maîtres de conférences et les Professeurs, en pâtissent. Le nombre de postes de MCF mis au concours a chuté de 40 % ces quinze dernières années, alors que le nombre d’étudiants accueillis par l’Université ne cesse d’augmenter. Leur rémunération est de 40 % inférieure à la moyenne des pays de l’OCDE, ce qui veut dire que la France est, parmi les pays développés, un de ceux qui traitent le plus mal ses enseignants-chercheurs. Comme ces derniers sont les seuls à pouvoir occuper certaines fonctions d’encadrement administratif, qu’ils sont de moins en moins nombreux pour les assurer, et que lesdites tâches sont de plus en plus chronophages tout en étant assorties de décharges horaires absolument ridicules, les enseignants-chercheurs titulaires se retrouvent souvent dans l’impossibilité matérielle de remplir à bien toutes leurs missions, notamment celles pour lesquelles ils sont recrutés, à savoir l’accompagnement pédagogique des étudiants et la production de recherche.
Justement, la spécificité des enseignants du supérieur, par rapport à ceux du primaire et du secondaire, c’est d’être aussi des chercheurs. Quelle est la situation du côté de la recherche française ?
Il faut en effet rappeler que les universités ne sont pas seulement des lieux d’enseignement, mais également des lieux de recherche, les deux activités se nourrissant mutuellement. C’est pourquoi nos cours, notamment, changent continuellement, car ils sont en permanence nourris ou réactualisés d’éléments nouveaux issus de nos activités de chercheurs. Cette relation d’enrichissement mutuel entre l’enseignement et la recherche est au cœur du principe de l’Université, elle définit sa fonction première dans une société développée. Or aujourd’hui, quel que soit notre statut, la recherche est devenue un luxe, une activité pour laquelle il faut apprendre à « voler du temps », sur la charge pédagogico-administrative devenue de plus en plus lourde, ou bien, le plus souvent, sur la vie privée et les congés. Beaucoup de collègues n’arrivent même plus à assurer convenablement leur veille scientifique, c’est-à-dire le fait de lire les publications qui paraissent dans un champ donné dont ils sont experts, alors qu’il s’agit de l’activité de base d’un chercheur pour rester à niveau dans son champ. La recherche est également devenue une activité plus difficile à exercer parce qu’elle coûte souvent de l’argent – par exemple quand il s’agit de mener une expérience, d’utiliser du matériel coûteux, d’organiser ou de se rendre à des colloques scientifiques dans d’autres villes ou d’autres pays, etc. Or les financements récurrents ont fondu comme neige au soleil, l’État français étant très loin de tenir ses engagements internationaux de 1 % du PIB alloués à la recherche publique. Cela n’empêche pas les gouvernements successifs de clamer l’importance que la recherche aurait pour eux. Il est vrai que ces déclarations ne leur coûtent pas cher, puisqu’elles ne sont jamais suivies des actes. Au contraire, la recherche n’a jamais été aussi abandonnée par les pouvoirs publics. Les seuls laboratoires qui parviennent aujourd’hui à faire convenablement de la recherche sont ceux qui ont obtenu des financements supplémentaires en passant par des appels à projet, qui sont des procédures très coûteuses en temps, et très sélectives : moins de 20 % des projets présentés à l’ANR, l’Agence Nationale de la Recherche, débouchent sur un financement. Cela veut dire qu’une partie importante des chercheurs français, au lieu d’effectuer leurs recherches et d’en faire profiter la société, passent leurs temps à chercher… de l’argent, et à n’en pas trouver – donc, tout s’arrête là.
Au-delà de sa sélectivité, le financement de la recherche par les appels à projets est également critiqué pour ses effets sur la recherche elle-même…
En effet, cette concentration des ressources sur les quelques laboratoires ayant triomphé dans les appels à projets est à l’origine de plusieurs problèmes. D’abord, une logique de concurrence entre les labos qui, au lieu de coopérer pour avancer ensemble sur un sujet, se font la guerre pour devenir les « meilleurs » et obtenir les subsides. Ensuite, une logique d’opportunisme, puisque la prime va souvent aux projets « dans l’air du temps », au détriment de la recherche fondamentale au long cours. Enfin une intensification du népotisme, puisque dans l’examen des projets et la sélection de ceux qui auront le droit de se développer, les relations interpersonnelles et la réputation des différentes équipes prennent souvent le pas sur l’expertise objective. Tout cela est complètement contraire à ce qu’il faudrait pour le développement d’une recherche française forte et innovante. Or, en ne se basant que sur les financements récurrents, un laboratoire ne peut plus fournir à ses chercheurs les moyens nécessaires pour assurer convenablement leurs missions et produire leurs résultats.
Je prends brièvement mon exemple personnel, pour que ce soit plus parlant. Pour un des derniers colloques internationaux auxquels je me suis rendu, en tant que spécialiste du domaine traité, j’ai dû financer en partie mon voyage et, sur place, dormir sur le canapé d’une amie, car mon labo m’avait déjà payé un autre déplacement international la même année, j’avais donc épuisé mon « crédit ». Mon prochain livre, sur mon autre champ de spécialité, si je veux le publier chez un éditeur universitaire, il va falloir que j’y aille de ma poche à hauteur de 1000 ou 2000 euros, parce que mon labo n’a pas les ressources pour m’aider. Du coup, il est possible que j’y renonce, et que je passe par un éditeur commercial, qui va sans doute m’imposer certaines contraintes de vulgarisation, allant dans le sens de l’atténuation d’une recherche avancée par définition moins accessible au grand public. Dans les deux cas, on parle de champs dans lesquels mon expertise est attestée, ce que je me permets de préciser pour dire que je n’y débarque pas de façon intempestive, au petit bonheur la chance. Quand je vais à l’étranger pour un colloque, c’est pour faire connaître mes travaux et connaître ceux des chercheurs venus d’autres pays, ce qui m’est essentiel ; ce n’est pas pour faire du tourisme, comme si c’était un luxe ou un privilège dont il ne faudrait pas abuser. Dans quel autre métier doit-on ainsi assumer soi-même, sur son argent personnel, ses frais de mission et de fonctionnement ? Difficile, dans ces conditions, pour un chercheur français, de « rayonner » internationalement, comme nos dirigeants ne cessent pourtant de nous enjoindre à le faire.
Cette situation de pénurie des ressources résulte directement des différentes réformes ayant eu lieu ces quinze dernières années. Et après, nos gouvernants s’étonnent que la recherche française soit en décrochage au niveau international, alors qu’ils ont créé et maintenu toutes les conditions pour qu’elle le soit. Le plus absurde, c’est lorsqu’ils proposent, comme aujourd’hui, d’y remédier en appliquant les mêmes recettes qui ont conduit à ce décrochage. Comme s’ils pensaient qu’en intensifiant leurs logiques managériales nocives, cela finira un jour, magiquement, par fonctionner. C’est ce qui se passe actuellement avec le projet de loi LPPR.
Cette réforme arrive donc à un moment où l’Université publique ne semble pas dans un très bon état.
Elle se trouve dans un état catastrophique. Il s’agit d’un service public sinistré, où les conditions de vie et de travail se sont considérablement dégradées : classes de TD surchargées dans lesquelles les étudiants s’entassent, parfois sans y trouver assez de chaises, et au mépris des consignes de sécurité incendie, faute de locaux et de recrutements d’enseignants suffisants (les classes à 50 étudiants dans des salles où il est en théorie interdit d’être à plus de 40 sont aujourd’hui notre lot quotidien) ; matériel de cours défectueux et impossible à remplacer, faute de budget suffisant (en cinéma-audiovisuel, si le vidéoprojecteur de la salle donne une image verdâtre au premier cours, on sait qu’on l’aura tout le semestre, sauf si l’on amène en cours son propre matériel de projection) ; nombreux dysfonctionnements techniques, pédagogiques et administratifs, dont les étudiants se plaignent quotidiennement, et dont ils nous rendent responsables, alors qu’ils sont directement dus au sous-effectif et au sous-équipement ; insalubrité et pénurie dans les lieux de vie, faute de recrutements suffisants de personnel qualifié pour les maintenir (par exemple, des toilettes sans papier et sans savon, même en plein Covid) ; etc.
Pourquoi cette dégradation en particulier sur les quinze dernières années ? Quelle était l’inspiration des précédentes réformes ?
Depuis une quinzaine d’années, l’Université a connu une épuisante avalanche de réformes (lois LRU / Pécresse, Fioraso, ORE / Parcoursup, etc.), qui ont lessivé les personnels, lesquels ont dû à chaque fois réadapter toutes leurs procédures, et qui sont toutes allées dans le même sens : celui d’un new public management d’inspiration néolibérale, qui entend assécher les budgets des services publics, et leur imposer les critères de fonctionnement d’une entreprise privée : « flexibilité », c’est-à-dire précarisation maximale des salariés ; concurrence, c’est-à-dire que les financements normaux ou les conditions de travail normales ne sont plus qu’un privilège accordé aux « meilleurs » (ou jugés comme tels) ; et « rentabilité » économique, c’est-à-dire principe des économies de bout-de-ficelle à tous les étages érigé en loi générale de fonctionnement. Car lorsqu’on dit que l’idée, c’est d’aller de plus en plus vers la logique de fonctionnement d’une entreprise privée, il faudrait ajouter, pour être plus exact : d’une entreprise « privée » de moyens. Car les budgets des établissements ont gravement chuté, en conséquence directe de ces réformes, notamment celles de la fin des années 2000, qui ont instauré « l’autonomie » des Universités.
En quoi consistait cette « autonomie » des Universités ?
Cette question permet de souligner un autre point commun entre toutes les récentes réformes que je viens d’évoquer. C’est le fait qu’elles ont systématiquement été accompagnées d’une novlangue ronflante qui dissimulait aux non-avertis leur caractère punitif. Qui ne voudrait pas être autonome ? Mais le mot-magique « autonomie » signifiait en fait : asphyxie budgétaire, désengagement continu de l’État, universités livrées pieds et poings liés, sans moyens, à une logique de marché. D’où le gel des postes mis au concours et des rémunérations, d’où le sous-encadrement humain et matériel érigé en principe de fonctionnement, par des établissements qui ont quasiment tous des comptes dans le rouge. Aujourd’hui, en France, les universités ne cherchent plus à assurer un bon niveau de service public, elles cherchent seulement à éviter la faillite en faisant des économies par tous les moyens.
On arriverait donc à un point de confrontation aigu entre les principes fondamentaux des services publics et l’agenda d’un pouvoir néolibéral.
À défaut de pouvoir complètement détruire un service public, l’idéologie néolibérale commande en effet de toujours atteindre le point le plus dégradé où il « fonctionne quand même à peu près », c’est-à-dire où il ne coule pas complètement, avec le moins de budget possible. Le but n’est donc plus d’assurer une bonne mission de service public, mais de faire faire des économies à un État qui, lui, peut ainsi distribuer ses faveurs aux grandes fortunes et aux grandes entreprises du pays. Ces dernières sont de leur côté fantasmées comme des modèles de développement harmonieux et efficace, dont les principes devraient valoir dans tous les secteurs, et comme les garants de la prospérité nationale, selon la fameuse théorie du « ruissellement », qui promet que l’enrichissement des plus riches bénéficiera in fine à tous. Évidemment, cette théorie ne fonctionne pas du tout, puisqu’elle n’a eu qu’un seul effet visible sur les quarante dernières années, celui de renforcer les inégalités sociales. Les milliardaires français ont vu leurs revenus et leurs patrimoines exploser, tandis que de l’autre côté de l’échelle sociale, le sentiment de précarité et d’insécurité a augmenté pour une large partie des Français.
Mais cela va au-delà des privilèges toujours plus grands accordés à une petite catégorie de possédants au détriment de l’ensemble de la population. Dans les attaques continues dont ils sont l’objet, ce qui est perdu, c’est la nature même de ce que sont les services publics, c’est-à-dire des biens communs, une richesse collective, dont tout le monde devrait pouvoir profiter dans une société. L’erreur fondamentale du discours des néolibéraux sur le caractère coûteux des services publics, c’est d’occulter tout ce que ces derniers peuvent faire gagner au pays, dès lors qu’ils sont dignement financés et fonctionnent correctement. Et cela, non seulement en vertu d’idéaux humanistes de partage, de solidarité, de lien social, de savoir et de connaissance, dont on sait que les dirigeants néolibéraux n’ont que faire. Non, même au niveau économique, on peut y gagner, car une population sécurisée, ayant accès quasi-gratuitement à des biens publics fondamentaux qui fournissent des prestations satisfaisantes en termes de santé, d’éducation, c’est aussi une population qui a plus de latitude pour consommer et pour investir, et donc pour faire tourner l’économie. Mais pour s’en rendre compte, il faudrait sortir du paradigme néolibéral érigé en incarnation de la raison et de la « nécessité », et se rendre compte, collectivement, que d’autres solutions sont possibles pour arbitrer les dépenses et les recettes d’un État et pour réguler le fonctionnement du marché capitaliste – dans la perspective keynésienne que je viens de décrire à gros traits, par exemple.
Tu parlais à l’instant d’une « novlangue » enrobant les réformes anti-sociales, j’imagine que le récent décret « Bienvenue en France », une des dernières réformes tombées ces dernières années, en constitue un exemple saillant.
Je n’en vois pas de plus révélateur, à vrai dire. À partir du moment où vous avez au pouvoir des gens qui nomment « Bienvenue en France » une mesure ouvertement xénophobe, une mesure qui multiplie par quinze (!) les frais d’inscription pour les étudiants étrangers hors Union Européenne, sans que cette hausse, délirante, ne soit assortie d’aucun avantage par rapport à leurs camarades étudiants français ou européens (ce qui constitue d’ailleurs un cas de discrimination de l’accès à un service public basée sur l’origine géographique), à partir du moment où vous avez au pouvoir des gens qui tordent le langage pour lui faire signifier tout simplement l’inverse ce qui est, vous n’êtes pas simplement face à la pratique de l’enrobage flatteur constituant le support traditionnel de la communication politique. À ce niveau-là, vous avez basculé dans un au-delà de la raison, que l’on appelle parfois post-vérité, que des responsables politiques de haut rang devraient s’interdire d’utiliser, et que des médias critiques et indépendants devraient dénoncer, étant donné le danger qu’il représente pour la démocratie.
Abordons à présent frontalement la question de la LPPR (Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche). Pourrais-tu nous en dire un peu plus sur cette réforme en cours ? En quoi consiste-t-elle précisément ?
Il s’agit d’abord d’une attaque en règle contre l’enseignement universitaire. Le projet prévoit la suppression d’un quart environ des postes de Maître de conférences titulaire, déjà beaucoup trop rares, pour y substituer de nouveaux contrats précaires à durée déterminée : « CDI (sic) de mission » et tenure tracks. « À l’américaine », puisque les dirigeants français ont une certaine propension à importer ce qui se fait de pire dans les autres pays : au moment même où nous allons l’adopter, le système des tenure tracks est ainsi dénoncé massivement dans les pays qui l’ont expérimenté avant nous. Certes, certains de ces contrats précaires présenteront des caractéristiques qui peuvent passer pour des avantages pour leurs bénéficiaires – comme le fait de pouvoir être recruté sans qualification par le CNU (Conseil National des Universités) et de pouvoir diriger des recherches de thèses sans passer par l’habilitation qui l’autorise –, mais ils iront alors, sur ces points, à l’encontre des fondements de la vie universitaire, et notamment du principe des procédures d’évaluation et de recrutement par les pairs. Il s’agit donc d’une attaque énorme contre le statut des enseignants-chercheurs, qui est leur protection et la garantie de leur indépendance. Mais surtout, ce qui va découler de ces nouveaux contrats temporaires venant se substituer aux postes permanents, c’est une nouvelle augmentation de la proportion déjà proéminente des précaires, aux situations sociales souvent alarmantes, parmi les enseignants et les chercheurs. Cela va dans le sens d’une contractualisation toujours plus grande à l’intérieur de la fonction publique, signe d’une politique globale d’importation des méthodes de management du privé. Pour les personnes compétentes en attente de poste, l’âge moyen d’une éventuelle titularisation passerait de 35 ans à 42 ou 43 ans. Sans parler de tous ceux qui sortiront du système sans poste à cet âge-là… Quant aux titulaires, étant toujours moins nombreux, ils seront encore plus accablés par les heures supplémentaires d’enseignement et par les incontournables tâches d’encadrement administratif qui deviennent déjà, pour certains d’entre eux, l’essentiel de leur métier, au détriment de leurs missions d’enseignement et de recherche.
Justement, il y a aussi un volet recherche dans la LPPR. Qu’en est-il de ce côté ?
En effet, la LPPR est également une attaque en règle contre la recherche, par le fait qu’elle prévoit l’intensification de la logique du financement sur projets. Au lieu de garantir à toutes les équipes de recherche un financement régulier leur permettant de mener leurs projets et de produire des résultats, l’idée est de développer encore plus le système dans lequel on n’obtient un financement qu’après y avoir candidaté, dans un processus coûteux en temps et en énergie, où la plupart des projets sont rejetés. Encore plus qu’avant, les recherches seront évaluées et financièrement récompensées, non sur leurs résultats effectifs, mais sur leurs promesses de résultats. Encore plus qu’avant, les chercheurs passeront une grande partie de leur temps et de leur énergie à monter des projets qui, finalement, ne seront pas financés, et ne donneront donc lieu à aucun résultat. Encore plus qu’avant, à cause du développement des postes précaires, on va priver les chercheurs du temps long nécessaire à une recherche de qualité. Encore plus qu’avant, on privilégiera les projets que l’on estime immédiatement « rentables » à court-terme, dans des directions industrielles que l’État va en partie fixer lui-même, au détriment de la recherche fondamentale menée de façon indépendante par les chercheurs. Pourtant, l’histoire de nos sociétés nous a montré que la recherche fondamentale était celle qui aboutissait aux travaux les plus solides, aux découvertes les plus significatives, et in fine à la contribution la plus importante à la richesse économique et culturelle d’une nation. Bref, le projet LPPR va à l’encontre des principes de base de la recherche, qui se développe par collégialité et non par concurrence, sur le temps long et non dans la courte-vue, de façon indépendante et non pilotée par des intérêts extérieurs.
Rappelons que l’on aurait sans doute beaucoup mieux maîtrisé l’émergence du virus Covid si les laboratoires qui travaillaient dessus avant l’épidémie avaient pu poursuivre leurs travaux, jugés « non-rentables » à l’époque, au lieu de les interrompre faute de crédits. Ce seul exemple devrait, dans le contexte actuel, suffire à mettre en lumière l’absurdité de cette idéologie de la rentabilité à court terme, fondée sur la course au profit et sur la précarité matérielle et intellectuelle érigées en principes. La recherche n’est pas une compétition sportive « darwinienne » dans laquelle il faut s’éliminer les uns les autres. La recherche, c’est une aventure collective, qui se nourrit avant tout de coopération : si un labo A progresse sur tel sujet de recherche, c’est à partir des travaux d’un labo B, qui lui-même a amélioré ses résultats grâce aux contre-études d’un labo C, etc. Ainsi, à la fin, tout le monde y gagne : les labos, et au-delà, l’ensemble de la société, bénéficient de ces travaux. À l’inverse, une mise en concurrence des labos pour obtenir les moyens de travailler, cela revient à ne permettre qu’à un seul des trois labos, A, B ou C, d’avancer significativement, et tout seul, sans l’apport de ce qu’auraient pu produire les deux autres qui restent à quai. Cela permet de souligner que les chercheurs ne sont pas opposés, par principe, à la concurrence et à l’évaluation. Ces dernières font partie du métier, mais il faut savoir où les placer. La concurrence, ce doit être de l’émulation entre labos qui ont des moyens comparables et suffisants, et qui vont chercher à s’illustrer en produisant les meilleurs travaux possibles, afin de compter dans leurs champs respectifs. On pourrait parler d’une compétition symbolique, ou de prestige, prenant en compte les travaux finis. Mais une « concurrence » pour obtenir les moyens de fonctionner normalement sur la base d’esquisses des travaux futurs est délétère et éminemment improductive. Nous ne sommes pas non plus, par principe, contre l’évaluation : un chercheur passe sa vie professionnelle à être évalué par ses pairs, avec un impact direct sur le déroulement de sa carrière. Mais l’évaluation-sanction avant travaux pour décider quelles recherches vont avoir le droit ou non d’exister, cela ne doit jamais devenir la base d’un système de financement.
Ajoutons que la logique du financement sur projets, qui consiste à évaluer les recherches avant qu’elles ne se fassent sur la base de leurs « promesses » de résultats rapides, établies sur des « priorités » qui sont souvent fixées par l’ingérence du politique et de l’industriel, fait peser un certain risque sur les libertés académiques. L’idée de renforcer l’intervention stratégique de l’État dans ce domaine, et d’augmenter la recherche sur fonds privés vont dans ce sens, et promettent une concentration sur la recherche appliquée, ce qui fait peser une lourde menace sur l’ensemble des sciences humaines et sociales en particulier, dont les productions n’ont pas vocation à fournir des débouchés immédiatement rentables pour l’industrie.
Recherche, enseignement… Ce que l’on comprend de ces explications, c’est que la LPPR ne semble pas être promulguée pour le bien de l’Université ?
Si les promoteurs de cette réforme prétendent faire le bien de l’Université, c’est soit de la stupidité, soit de la malhonnêteté. Cela traduit dans tous les cas une absence d’écoute envers ce que leur disent aujourd’hui la quasi-totalité des gens qui y travaillent, et une absence de considération pour le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui sont très préoccupantes de la part de responsables politiques. Pourtant, ces derniers feraient mieux d’écouter les acteurs de terrain, car ce qu’ils veulent imposer par la LPPR ne va tout simplement pas fonctionner : les étudiants seront encore moins bien accueillis et encadrés, tandis que la recherche française va encore plus décrocher. La bêtise de nos dirigeants néolibéraux, ici, éclate au grand jour, car même si l’on s’accordait sur la vision réactionnaire qu’ils ont de l’Université-entreprise, les mesures qu’ils entendent imposer sans concertation aboutiront automatiquement à un échec, y compris sur leurs propres critères de « réussite », comme le redressement de la production quantitative de la recherche française, ou l’attractivité de la France pour les chercheurs et les étudiants étrangers. En somme, ils sont « contre-performants » non seulement du point de vue d’une vision humaniste et digne de l’Université, mais également sur leurs propres critères, strictement « économistes », de réussite et d’efficacité.
N’y a‑t-il pas certains aspects positifs, comme le plan d’investissement annoncé par le gouvernement en accompagnement de la LPPR ?
En réalité, « l’investissement massif » dont on entend parler est dérisoire, bien en-dessous des engagements européens de la France, et de loin inférieur au minimum vital qui permettrait d’assurer un fonctionnement digne au service public de l’Université. Si on prend en compte l’inflation, on peut même dire que cette réforme ne s’accompagne en fait d’aucune amélioration au niveau budgétaire. Au niveau des moyens, ce sera au mieux le statu quo, au pire une nouvelle régression. Il en va de même des promesses de revalorisation salariale pour les titulaires. D’une part, parce que les revalorisations indiciaires, c’est-à-dire intégrées au traitement de base, ne doivent s’appliquer qu’aux débuts de carrière, ce qui a été jugé anticonstitutionnel par le Conseil d’Etat. D’autre part, parce que les revalorisations, lorsqu’elles ne se présentent que sous forme de primes, comme cela est prévu, nourrissent la course à la surcharge et au surmenage, que nous ne cessons de dénoncer, au détriment de la qualité de vie et de travail des personnels. De toute façon, l’enveloppe budgétaire annoncée pour ces « revalorisations » est inférieure à 100 millions, alors qu’il faudrait 2 milliards pour simplement remettre la France au niveau de la moyenne des pays de l’OCDE… Donc, je crois qu’il faut vraiment relativiser cet effet d’annonce, d’autant plus qu’il n’est, pour l’essentiel, qu’une promesse n’ayant aucun aspect contraignant sur les prochains budgets de l’État, ce qui signifie qu’on n’en verra probablement jamais la couleur.
Au-delà de son contenu, la LPPR crée actuellement la controverse à cause de sa procédure d’adoption. Peux-tu nous en dire un peu plus à ce sujet ? Pouvait-on s’attendre à ce que le projet de loi revienne aussi vite, juste après le déconfinement et alors que les les universités sont encore fermées au public ?
Pendant les trois premiers mois de 2020 s’est mise en place une contestation massive de la LPPR, au niveau des enseignants/chercheurs, des personnels et des étudiants, couplée à la contestation de la réforme des retraites, puisque les deux projets relevaient de la même visée idéologique et impactaient aussi violemment qu’injustement toute la communauté. Durant ces trois mois, le mécontentement de la part du monde universitaire a pu prendre d’innombrables formes : manifestations, assemblées générales, tribunes, pétitions, motions, interventions médiatiques, vidéos explicatives, etc. Ce mouvement, qui battait son plein, a été bien sûr interrompu par la pandémie de Covid-19 et par le confinement général de la population. Par esprit de solidarité, les enseignants-chercheurs se sont alors concentrés sur le fonctionnement à distance des cours, des évaluations, des activités de recherche et d’administration. Ils ont notamment renoncé aux actions les plus offensives qu’ils préparaient pour lutter contre la LPPR, comme la rétention des notes du semestre et la démission des fonctions administratives qu’ils assurent quasi-bénévolement, auxquelles ils s’étaient résolus de recourir à cause de la surdité totale du ministère. Et alors que le semestre se boucle, que tout le monde est épuisé par une gestion à distance de la fin d’année très coûteuse en énergie, alors que les notes du semestre viennent d’être enregistrées, nous privant d’un de nos principaux moyens d’action, voici que le gouvernement ressort du chapeau sa LPPR, assortie d’un calendrier d’adoption à marche forcée au moment des vacances d’été, alors même que les principaux concernés, les enseignants et les étudiants, sont toujours privés du droit de se réunir sur leurs lieux d’activité afin de coordonner leur mouvement de contestation.
Dans ce processus, tout est arraché par la violence. D’abord, l’étude d’impact fournie en précipitation par le ministère a été grossièrement manipulée afin de promouvoir le projet de loi. Ensuite, lors de la réunion du CNESER qui devait examiner le texte de loi avant son passage en Conseil des ministres, le ministère a imposé une séance marathon de vingt heures, au bout de laquelle le texte a été voté de justesse, en l’absence d’un grand nombre de responsables syndicaux qui avaient dû quitter l’assemblée pour attraper leurs trains de retour. Le ministère a misé sur un douteux système de procurations afin d’avoir quand même le quorum permettant le vote, et a refusé une nouvelle séance qui aurait permis d’étudier l’intégralité des amendements, dont un tiers seulement a pu être examiné avant que l’ensemble du texte ne soit voté en faisant fi des réserves exprimées sur plusieurs de ses aspects-clés. Bref, cela s’appelle un passage en force, comme au temps de la réforme qui a installé Parcoursup, et qui s’est faite en toute illégalité, les différentes étapes étant mises en place avant même le vote de la loi au Parlement, de sorte qu’il était ensuite impossible de revenir en arrière. Bref, nos dirigeants n’hésitent pas à recourir à tous les moyens, même les plus irréguliers, pour arracher l’adoption de cette loi de programmation de la recherche, à un moment où la pandémie n’est pas terminée et où les Français ont bien d’autres chats à fouetter.
Peux-tu nous donner des nouvelles du front ? Comment s’organise actuellement la contestation contre cette réforme, avec l’impossibilité de se réunir ? Que va-t-il se passer à la rentrée, avec le risque que les universités demeurent encore fermées à l’automne à cause d’un éventuel regain de la pandémie de Covid-19 ?
L’accablement et la colère sont à leur comble aujourd’hui dans la communauté universitaire. Les derniers sceptiques, qui avaient encore l’illusion que l’actuel gouvernement pouvait œuvrer pour le bien de cette dernière, comprennent désormais que nous avons en lui, non un allié, mais un adversaire, et que la LPPR n’est pas une réforme pour l’Université, mais une réforme contre elle. La confiance est donc totalement rompue. Sur le fond de la réforme, à part une infime minorité de ravis de la crèche qui, par naïveté, prennent pour argent comptant les déclarations mensongères de la ministre Mme Vidal, ou qui s’imaginent qu’ils pourraient tirer les marrons du feu dans le nouveau système, tout le monde est d’accord pour dire qu’il s’agit d’une catastrophe. Actuellement, les débats chez les enseignants-chercheurs ne portent pas sur le fait de savoir si oui ou non la LPPR est une bonne chose, mais bien plutôt sur les modalités de la mobilisation contre elle. Et c’est là que se situe l’enjeu pour la rentrée, car si tout le monde est d’accord pour dire que la LPPR est un désastre, tout le monde n’est pas prêt à aller dans le sens d’une mobilisation musclée contre elle. Cela, malgré le constat que toutes les formes de mobilisation douces employées durant l’hiver n’ont eu absolument aucun résultat, du fait de l’absence totale de considération et de concertation avec laquelle le gouvernement fonce, tête baissée, dans son projet absurde et contraire à l’intérêt général. Or, face à un pouvoir irresponsable qui ne comprend rien, n’apprend rien, n’écoute pas et ne négocie pas, la mobilisation musclée devient le dernier recours.
Comment expliquer ces hésitations par rapport aux formes plus offensives de mobilisation ? De quoi s’agirait-il, d’ailleurs ?
Si l’épidémie ne reprend pas et qu’un nouveau confinement n’est pas à l’ordre du jour, il faudrait d’abord refuser en bloc la rentrée autrement qu’en présentiel. Les cours donnés par écran interposé sont un pis-aller insupportable et inefficace, qui impacte très durement les enseignants comme les étudiants, il n’est pas normal d’y avoir recours alors que toutes les autres activités sociales reprennent. On peut supposer que le gouvernement souhaite couper l’herbe sous le pied du mouvement de contestation universitaire : lorsque tout le monde est cantonné chez soi, c’est tout de même bien plus facile d’atteindre cet objectif. Mais si on considère que tout rouvre, jusqu’aux transports urbains et aux boîtes de nuit, le « traitement de faveur » reçu par l’Université n’est plus tenable politiquement.
Dans tous les cas, il s’agirait de dire : pas de retrait, pas de rentrée. Et d’interrompre toutes les activités de l’Université, tous les cours notamment, mais également nos charges administratives et nos activités de recherche, tant que nous n’aurons pas obtenu l’ouverture d’un dialogue digne de ce nom avec nos responsables politiques. Avec l’idée d’aller vers des facs mortes et un semestre blanc, sans délivrance de notes, si le gouvernement s’obstine dans sa voie autoritaire et butée. Ce serait évidemment une décision difficile à prendre, car nous aimons tous notre métier, et la prise en charge des étudiants est notre première préoccupation. Nous nous mettrions alors dans une situation où nous souffririons nous-mêmes considérablement. Hélas, les signaux envoyés par le pouvoir sont assez clairs : ce dernier n’est plus dans la rationalité, mais dans l’idéologie. Nous avons épuisé toutes les ressources du dialogue argumenté et sommes désormais contraints, acculés, à durcir le ton. Provoquer collectivement une perturbation majeure de notre service public, qui impacte provisoirement ses missions et ses usagers, sera sans doute le seul moyen d’être entendus, convenablement couverts par les médias, et d’avoir une chance d’éviter, pour les prochaines années, la nouvelle dégradation générale des universités qui suivra automatiquement la LPPR si elle est adoptée. Car on peut considérer que c’est cela, agir politiquement en tant que citoyens responsables : instaurer un rapport de force en relation avec l’attaque subie, afin de préserver les intérêts fondamentaux d’un service public ou d’une société. Être un citoyen responsable, c’est prendre la responsabilité de devenir le contre-pouvoir quand tous les autres ont lâché. Ce n’est pas laisser un pouvoir politique autoritaire et en roue libre faire n’importe quoi sous prétexte qu’il a été élu.
Pour résister, la mobilisation devra donc être musclée et largement partagée. Mais cela n’est pas gagné, car chez les enseignants-chercheurs, beaucoup de personnes ont des résistances mentales vis-à-vis de cela : certains ont en horreur l’idée même de mobilisation ou de perturbation temporaire du service, d’autres pensent que ce n’est pas leur rôle d’intervenir politiquement pour aller contre un gouvernement élu, etc. Quelle Université veut-on, et jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour la défendre ? Est-il plus important d’assurer « normalement » le semestre, ou bien d’envoyer un message clair de résistance face à la nouvelle avanie qui se profile et qui nous impactera des années durant ? Les prochains mois nous le diront.
On comprend bien l’impact qu’aurait la LPPR sur les conditions de travail des enseignants et des personnels administratifs, ainsi que sur la recherche. Et on comprend aussi que les étudiants étrangers hors-UE vont être priés de passer à la caisse à cause de « Bienvenue en France ! ». Mais les étudiants français pourraient se dire que tout cela les concerne assez peu. Quel sera l’impact de la LPPR pour eux spécifiquement ?
Si la LPPR va en effet impacter au premier chef les travailleurs de l’Université, les étudiants en seront les victimes indirectes immédiates. Ils bénéficieront d’un encadrement encore plus dégradé, opéré par des enseignants surchargés, pour la plupart précaires, c’est-à-dire empêchés de s’inscrire dans la durée. Le turn-over toujours plus important des enseignants et des personnels administratifs entraînera un facteur supplémentaire affectant la cohérence et la continuité dans les offres de formation. Les étudiants en difficulté seront encore plus largués qu’avant, car il sera encore moins possible pour les enseignants de les accompagner convenablement durant leurs parcours. Quant à l’avenir, les universités seront tellement exsangues au niveau budgétaire que cela ouvre la voie à plusieurs évolutions. Faisons ici un peu d’anticipation. La première évolution possible serait la diminution des effectifs étudiants, qui permettrait aux universités de fonctionner malgré la pénurie de personnels. On en a déjà un peu pris le chemin avec la loi ORE de 2018, aussi nommée Parcoursup, qui a instauré le principe de la sélection à l’entrée de l’Université. Avec la fin d’un accès de droit à l’Université pour tous les bacheliers, on laisse un certain nombre de jeunes gens sur le carreau, en les empêchant d’accéder à un niveau d’études dans lequel ils auraient pu éventuellement se révéler. L’autre solution, pour pouvoir continuer à accueillir l’essentiel d’une classe d’âge chaque année, ce serait l’augmentation du coût des études, c’est-à-dire des frais d’inscription, afin de permettre aux universités devenues « autonomes » d’opérer les recrutements indispensables à un fonctionnement à peu près normal. On sait d’ailleurs, grâce aux MacronLeaks, que c’est globalement cela, le projet à terme, et que la multiplication par quinze des frais d’inscription des étudiants étrangers n’est qu’une façon d’amener ce qui sera sans doute la prochaine grande réforme de l’Université, si jamais la LPPR passe, c’est-à-dire la même hausse des frais d’inscription pour l’ensemble des étudiants. La plupart devront donc souscrire des emprunts bancaires pour faire face au coût de leurs études, ce qui signifie qu’ils passeront plusieurs années, au début de leur vie professionnelle, à rembourser un crédit.
Bref, l’enseignement supérieur va sans doute à terme se transformer complètement en marché, et les étudiants en entrepreneurs d’eux-mêmes, dans un univers concurrentiel qui les forcera à rationaliser leurs parcours (adieu l’idée de se réorienter, de chercher sa voie, de se cultiver avant tout), afin d’être immédiatement « employables » dans la grande machine économique, et donc de ne pas trop pâtir de leur dette à rembourser. L’idée de l’Université, non seulement comme espace d’apprentissage et d’insertion professionnelle, mais surtout comme espace pour former des citoyens conscients, critiques et émancipés, prendrait alors un nouveau plomb dans l’aile. Quand bien même ce très probable scénario-catastrophe serait finalement abandonné au profit d’une plus grande sélection à l’entrée des facs, ou bien au profit d’une dégradation continue des conditions d’accueil et d’accompagnement, la LPPR nous fait foncer tête baissée vers une nouvelle remise en cause de l’accès à tous à des études gratuites de qualité. Si j’étais étudiant, je m’en inquiéterais et je refuserais cette perspective qui, associée aux réformes des retraites et de l’assurance-chômage, notamment, prépare un avenir bien sombre, où l’autonomie vis-à-vis des mécanismes tout-puissants du marché sera fortement réduite. Ce monde que nos dirigeants politiques sont en train de mettre en place pour eux, il faut que les étudiants disent maintenant, nettement et massivement, s’ils l’acceptent ou le refusent. Après, ce sera trop tard, car hélas on ne revient quasiment jamais sur des réformes de régression sociale une fois qu’elles ont été adoptées.
Pour revenir sur la mission de formation des esprits qu’assure l’Université, très récemment, Emmanuel Macron jugeait les chercheurs coupables d’avoir « cassé la République en deux » à partir du moment où ils se sont mis à souligner les inégalités et les systèmes de domination qui sévissent dans nos sociétés. Des disciplines telles que la sociologie et les cultural studies sont pointées du doigt comme étant coupables des problèmes qu’elles soulèvent dans leurs recherches. Serait-il donc aussi question d’affaiblir les champs universitaires dont les recherches ne flatteraient pas l’unité et l’orgueil de la « République » ?
Cette déclaration lunaire n’est peut-être qu’une petite phrase échappée au détour d’une interview. Mais elle est inquiétante par ce qu’elle révèle : d’une part de la méconnaissance totale du sujet abordé, c’est-à-dire de la réalité des fractures sociales et culturelles et de leur traitement par les enseignants-chercheurs spécialisés sur ces questions, d’autre part de la vision d’une Université qui serait dépendante du pouvoir politique et qui devrait œuvrer à consolider l’illusoire contrat social instauré par un gouvernement en place. Par ailleurs, l’idée que des chercheurs engagés en cultural studies auraient fait main basse sur l’Université française est un fantasme, surtout quand on compare avec d’autres pays. Le fait que certains de ces chercheurs produisent une recherche militante, ce qui leur est souvent reproché, n’est un problème en soi que si ladite recherche témoigne d’un irrespect des procédures intellectuelles et scientifiques qui assurent la viabilité du discours. On rappelle au passage à ceux qui trouveraient étrange le concept de recherche militante qu’il n’existe de toute façon pas de recherche totalement neutre et objective : le simple fait d’étudier un phénomène implique des choix, d’instruments de mesure, de méthodes, de corpus, de problématique, d’hypothèses, qui sont toujours des choix qui engagent et portent une position dans l’espace public. Enfin, contrairement au fantasme exprimé par notre président, les productions des enseignants-chercheurs qu’il met en cause sont loin d’être des dogmes intangibles que l’Université se serait mise à transmettre massivement et unilatéralement à ses publics. Ce sont au contraire des productions nouvelles qui posent des problèmes, qui sont discutées sur de nombreux points, parfois même contestées aux niveaux intellectuel et théorique, comme c’est l’usage au sein de cet espace critique de recherche et de confrontation d’idées qu’on appelle l’Université. Le fait que certains sujets, comme l’impact social de la couleur de peau, soit davantage étudiés qu’auparavant, devrait plutôt interpeller M. Macron sur sa gestion de la population multiculturelle qu’il administre, car si ces sujets n’étaient pas vécus comme de vrais enjeux sociaux et politiques aujourd’hui, la modeste vogue universitaire qui ambitionne de les examiner d’un point de vue critique et engagé n’existerait même pas. Dans tous les cas, il semble surestimer grandement leur impact, en reprenant une rhétorique paranoïaque que l’on a plutôt tendance à retrouver à l’extrême-droite du spectre politique.
Côté étudiant, quand on envisage de s’orienter vers les métiers de l’enseignement et de la recherche, la perspective peut sembler décourageante. On a l’impression que ces différentes réformes ne servent qu’à transformer notre parcours en terrain miné. Qu’aurais-tu envie de dire actuellement à celles et ceux attiré(e)s par ces métiers ?
Lorsque je suis face à un bon étudiant de Master qui est motivé pour poursuivre en thèse et viser le métier d’enseignant-chercheur, je commence par lui dire que je le comprends, car cela reste, malgré tout, un magnifique métier-passion, globalement encore autonome et libre, à l’accomplissement duquel on éprouve régulièrement de grandes joies, tout en ayant le sentiment, à mon avis assez juste, d’accomplir des missions d’une utilité sociale et culturelle indiscutable – à condition de ne pas ménager son énergie et de ne pas compter ses heures pour cela, évidemment. Ensuite, je lui parle de l’extrême difficulté du parcours, des sacrifices immenses auxquels il faut être prêt à consentir tout du long (y compris une fois en poste), de l’absence totale de garantie d’avoir un jour un poste, de la rémunération, très incertaine avant la titularisation, et qui, une fois cette dernière acquise, compensera très mal le niveau d’excellence atteint et l’importance des responsabilités occupées.
En général, ce discours, qu’il serait malhonnête et même un peu criminel de ne pas tenir à quelqu’un de 25 ans avant qu’il ne s’engage pour un parcours d’une dizaine d’années avant une éventuelle titularisation, en décourage environ un sur deux. Il faut pourtant le tenir, afin de ne pas envoyer des gens au casse-pipe. Aujourd’hui, il y a facilement plus de 100 candidats sur chaque poste de Maître de conférences mis au concours, et parmi eux une trentaine d’excellents dossiers, de gens qui devraient déjà être en poste étant donné tout ce qu’ils ont déjà apporté à l’enseignement et à la recherche. Un type de trajectoire est désormais devenu la norme plutôt que l’exception : être recruté, quand on a la chance de l’être, sept ou huit ans après la fin de thèse, à l’âge de 40 ans après avoir sorti deux livres personnels, plusieurs autres en codirection, publié une trentaine d’articles scientifiques et organisé une demi-douzaine de colloques ou de journées d’études, parfois même après avoir assuré illégalement, à cause de sous-effectif, des missions dévolues aux titulaires comme la direction de mémoires de Master ou la responsabilité administrative d’une année de Licence. Et on évoque encore ici des personnes qui ont la chance d’obtenir un poste ! Le destin de celles, beaucoup plus nombreuses, qui n’y parviennent jamais (alors qu’elles avaient toutes les compétences pour), est encore plus tragique, et constitue un gâchis d’intelligence collective, qui serre le cœur quand on l’observe concrètement, et qui constitue une perte très dommageable de compétences de haut niveau pour notre pays.
Quel serait ton souhait pour le futur de l’Université ?
Idéalement, peut-être même illusoirement, on pourrait souhaiter avoir affaire à un personnel politique capable de gouverner, c’est-à-dire capable, non pas d’imposer brutalement, mais de prendre le temps de convaincre, et si cela ne marche pas, de prendre la mesure d’une contestation, d’écouter et de négocier, de lâcher du lest s’il le faut. Gouverner, ce n’est pas : « on est élus, on fait ce qu’on veut. » L’élection au suffrage universel n’est pas un blanc-seing. Gouverner, c’est aussi être capable de contrebalancer, d’équilibrer entre le bien collectif et les intérêts privés, et de ne pas systématiquement sacrifier le premier au profit des seconds. C’est respecter les règles fondamentales de la démocratie, ne pas recourir aux méthodes les plus violentes permises par une Constitution de nature monarchique pour balayer d’un revers de main tous les contre-pouvoirs. Quant à l’Université, il faudrait que les gouvernements français des années 2000 comprennent qu’elle n’est pas leur joujou. Il s’agit d’une institution millénaire et d’un bien public inaliénable. C’est à son service que nous sommes, et pas à celui de quelques politiciens de passage. Et c’est pour cela que nous allons tenter, collectivement, d’envoyer un grand « Non » à ce gouvernement irresponsable, qui, par son aveuglement idéologique, ses discours hypocrites et ses méthodes brutales, est en train de faire un mal considérable, non seulement à l’Université publique, mais également à notre pays et à notre démocratie.